Par Alain Paquette
C’est en 2007 que nous, êtres humains, sommes devenus une espèce majoritairement urbaine. Évidemment cette statistique est très variable sur la planète alors que par exemple, ici, au Canada, c’est plus de 80 % des gens qui vivent en ville, et ils étaient déjà majoritaires dans les années 20 (Statistique Canada, Recensement de la population de 2011). Cependant, ce n’est que récemment qu’on a commencé à se questionner sur le rôle des infrastructures végétales vertes dans la production de services écosystémiques en ville, créant au passage deux nouveaux termes à la mode. En parallèle, les deux dernières décennies ont aussi vu se développer une nouvelle science à partir de la préoccupation mondiale pour la perte de diversité : à quoi sert la biodiversité, ou plus précisément, comment affecte-t-elle le fonctionnement des écosystèmes ? On nomme ce champ de recherche « Biodiversité et fonctionnement des écosystèmes ».
Nous savons par exemple que la perte de diversité des arbres en forêt se traduit partout dans le monde par une perte de productivité significative (Liang et al. 2016). Les peuplements forestiers (une surface de forêt relativement homogène) moins diversifiés, qui ont moins d’espèces d’arbres localement, produisent moins de biomasse, et donc, de bois. Cela pourrait, en outre, amplifier l’effet des changements climatiques par un mécanisme de rétroaction, puisque moins de biomasse produite égale moins de carbone fixé dans cette biomasse. Mais l’effet ne se limite pas qu’à la biomasse ; plusieurs autres biens et services sont affectés, comme la chasse (Gamfeldt et al. 2013). On a même réussi à quantifier ces pertes de productivité en argent, avec des effets prévisibles sur les populations vulnérables qui dépendent des forêts (Liang et al. 2016).
Or, alors même que nous commençons à comprendre à quel point notre bien-être, nos vies mêmes, sont liées à l’importance et à la santé des écosystèmes urbains (voir plus loin), il n’existe à ce jour pratiquement aucun programme de recherche et aucune donnée quant à l’effet de la diversité des infrastructures végétales vertes sur leur résilience et sur leur capacité à fournir des services, ceux-là mêmes dont nous dépendons si fortement. La résilience est une propriété importante de ces infrastructures, face aux changements globaux que nous vivons (changements climatiques bien-sûr, mais aussi urbanisation, insectes, maladies exotiques, etc.) C’est la capacité d’un système d’absorber ces changements et de maintenir ou de récupérer ses fonctions principales par la suite. Le concept de résilience pour la forêt et les arbres est relativement nouveau, particulièrement en milieu urbain, mais est de plus en plus utilisé dans d’autres domaines, notamment en économie, en sciences sociales et en médecine. Nous devons incorporer une plus grande résilience de nos forêts urbaines dans nos critères de plantations afin d’augmenter la qualité de ces dernières, leur rendement en services, mais surtout la probabilité qu’elles seront encore là quand nous en auront encore plus besoin, et qu’elles pourront continuer à rendre des services face aux changements globaux.
Les arbres en ville
Les arbres en ville ont de nombreux effets positifs sur notre qualité de vie. En plus de nous protéger du soleil et d’embellir notre milieu, ils améliorent la qualité de l’air et réduisent le nombre d’hospitalisations et décès prématurés reliés au smog, diminuent l’effet des îlots de chaleur sur la santé, protègent et améliorent la structure des sols et la qualité de l’eau, diminuent l’érosion et protègent les infrastructures urbaines lors de grandes pluies en retenant l’eau. Ils emmagasinent le carbone, minimisant ainsi les changements climatiques, et enfin, ils participent au maintien et à l’augmentation de la biodiversité. Des économistes de la Banque TD viennent par exemple d’évaluer ces « services écologiques » pour Montréal à près de 25 M$ au total annuellement, soit environ 4 $ par arbre, ou 1,88 $ par dollar investi (Alexander et DePratto 2014).
Il ne faut cependant pas nier qu’ils peuvent avoir aussi des effets négatifs, qui sont heureusement de plus en plus reconnus, et regroupés sous l’appellation des services écosystémiques [1], comme par exemple les allergies au pollen ou le colmatage des collecteurs d’eau de pluie par les feuilles. Ces effets sont connus, et il est possible et souhaitable d’en tenir compte dans les aménagements.
Le milieu urbain est généralement reconnu comme étant plus difficile pour les arbres. Ce qui pousse bien en forêt ne sera pas nécessairement adapté aux conditions particulières de la ville, et vice-versa. Cependant, la ville comme la forêt est aussi très diversifiée quant aux conditions de croissance pour les arbres. Certains milieux, comme les parcs, sont évidemment plus faciles que d’autres, par exemple, les trottoirs. De plus, il existe au sein même des villes un gradient d’urbanisation avec des conditions plus difficiles au centre qu’en périphérie pour un même type d’emplacement.
Les changements climatiques (CC) et globaux menacent de plus en plus les infrastructures vertes de nos villes, particulièrement les arbres (Ordóñez et Duinker 2015). Les arbres en ville sont de plus en plus touchés par l’augmentation des stress environnementaux et l’occurrence des insectes et maladies exotiques. Or, ces arbres fournissent directement et indirectement, par le fonctionnement de l’écosystème urbain, de nombreux services écologiques dont nous tirons de nombreux bénéfices pour assurer notre survie et bien-être. Ces services risquent d’être considérablement réduits face aux menaces grandissantes liées aux CC, pensons notamment à la régulation du climat local (p. ex. îlots de chaleur) et à ses effets sur la santé, le contrôle des eaux de ruissellement, la prévention des événements extrêmes ou aux bénéfices d’ordre esthétique ou récréatif.
La forêt urbaine dont nous dépendons sera-t-elle encore là demain ? Nous vivons des temps de grands changements. Les arbres urbains, déjà éprouvés par de multiples stress, seront davantage affectés par les changements mondiaux, l’étalement urbain ou des insectes et maladies exotiques. Pourtant, il existe une étroite relation entre la santé humaine et la forêt urbaine. Actuellement, la grande région de Montréal voit naître de nombreux projets de plantation (Plan d’action canopée, « 375 000 arbres », Alliance forêt urbaine, le remplacement des frênes…) Cependant, ces efforts doivent être guidés pour optimiser leur contribution à la résilience de la forêt urbaine de demain, et il est impératif de ne pas reproduire les erreurs du passé, comme le remplacement des ormes touchés par la maladie hollandaise par des frênes, victimes à leur tour de l’agrile (Figure 1).
Sous une apparente grande diversité, les forêts urbaines sont en fait très homogènes, et sensibles aux mêmes risques
Il y a plus de 300 espèces présentes dans les inventaires d’arbres en ville au Québec, alors que « seulement » une cinquantaine y poussent naturellement. Malheureusement, la vaste majorité sont rares, et seulement quelques espèces sont utilisées de façon répétitive et composent à elles seules l’essentiel des arbres en ville. À Montréal, par exemple, les érables (érable de Norvège en tête) et les frênes représentent à eux seuls plus de 60 % des arbres municipaux. Et il en va de même ailleurs au Québec, et dans les grandes villes du Nord-Est de l’Amérique.
Par un simple effet de filtre (disponibilité des arbres, acceptabilité par les citoyens, facilité de production et bonne adaptation au milieu urbain, etc.), les espèces les plus utilisées en ville se ressemblent beaucoup quant à leurs caractéristiques, ou traits fonctionnels (un autre terme récent, pour définir autrement la biodiversité). La conséquence est une forêt moins résiliente, avec des espèces se ressemblant (au-delà de leur identité botanique), et donc sensibles aux mêmes stress. Les conifères, par exemple, ne sont pas nombreux (< 5% du couvert). Or, ils apportent beaucoup de diversité et de résilience dans un environnement dominé par les feuillus, et sont beaucoup plus présents en forêt naturelle pour le même climat.
La diversité, seule arme connue pour augmenter la résilience. Mais quelle diversité ?
Historiquement, la plantation d’arbres en ville était basée sur des critères de disponibilité, d’esthétisme, d’acceptabilité, et de tolérance envers des stress particuliers (sel, compaction, pollution). Ces éléments sont toujours importants, bien-sûr, mais nous devons aussi préparer la forêt urbaine aux changements à venir de façon à ce qu’elle puisse continuer à fournir les services dont nous avons besoin.
Une caractéristique des forêts résilientes et performantes en livraison de services est leur grande diversité. Afin d’augmenter la biodiversité en ville, il ne faut pas seulement augmenter le nombre d’espèces, mais également la diversité des caractéristiques biologiques (ou traits fonctionnels) de ces espèces afin d’atteindre une réelle diversité garante d’une plus grande résilience. Il nous faut planter des espèces d’arbres tolérantes aux vents violents, à la sécheresse, aux inondations, aux froids intenses, aux redoux soudains en hiver, aux insectes et maladies exotiques, etc. Puisqu’aucune espèce ne peut résister à tous ces stress, il faut minimiser notre exposition au risque en multipliant la diversité fonctionnelle de notre forêt urbaine. Exactement comme pour les placements financiers en vue de la retraite. On appelle cela l’effet portefeuille.
Lorsque nous pensons à la diversité, nous l’estimons souvent en termes de nombre d’espèces. Toutefois, les espèces ont développé toutes sortes de caractéristiques biologiques bien particulières leur permettant de croître dans des conditions diverses, en compagnie d’autres espèces avec lesquelles elles doivent partager les ressources ou se faire concurrence (Figure 2).
Un deuxième élément important de la diversification se trouve au niveau de la multiplicité des interactions entre les organismes vivants, et notamment avec d’autres groupes comme les champignons et les insectes. L’arbre en forêt se retrouve rarement seul, et bénéficie en fait presque toujours de symbiose, de facilitation et de complémentarité, des mécanismes que l’on commence à mieux comprendre et qui permettent à l’arbre de mieux vivre en communautés diversifiées plutôt qu’en solitaire. Il nous faut essayer de créer le plus possible des aménagements urbains qui reproduisent la complexité d’interactions fortes dans lesquelles nos arbres ont évolué naturellement. On sait par exemple que plus un milieu est diversifié en espèces ayant des attributs biologiques différents et des interactions fortes, plus ces espèces pourront faire une utilisation optimale des ressources et plus elles pourront résister aux nombreux stress qui les menacent.
Mais comment traduire ces idées dans des outils performants qui soient utiles pour les praticiens ?
Groupes fonctionnels
Une approche fonctionnelle permet d’aller au-delà du simple nombre d’espèces et de mesurer la diversité des caractéristiques biologiques (c’est-à-dire, fonctionnelles, structurales, morphologiques et horticoles). Cette diversité fonctionnelle est importante, car les traits fonctionnels sont directement liés aux services que les arbres fournissent et à leurs réponses aux stress. Ces caractéristiques déterminent les interactions des espèces entre elles et avec l’environnement. Ces traits sont par exemple le port, la vitesse de croissance, le feuillage, etc. Cette approche permet de mieux quantifier ce qui paraît comme une évidence, par exemple que deux érables semblables (argenté et rouge) formeront une communauté moins diversifiée qu’un érable et une épinette (Figure 2).
Mais la mesure directe de la diversité fonctionnelle demande la connaissance des valeurs quantitatives des traits des arbres, et des analyses statistiques spécifiques. Cependant, il y a des façons plus simples d’obtenir un portrait fiable de la diversité fonctionnelle. Pour les besoins opérationnels, nous proposons une approche qui a fait ses preuves, celle des groupes fonctionnels. Il s’agit d’abord de constituer des groupes homogènes d’espèces basés sur leurs traits fonctionnels à l’aide de techniques de groupement. En d’autres termes, on regroupe les espèces qui se ressemblent du point de vue strict de leurs traits, et non de leur appartenance botanique (Tableau 1).
Les arbres utilisés abondamment en ville sont généralement semblables du point de vue fonctionnel, même s’ils appartiennent à des familles éloignées. Ainsi, cette approche permettra de révéler la grande sensibilité (et faible résilience) des forêts urbaines dominées par des espèces semblables comme l’érable de Norvège, l’érable argenté et les frênes.
L’objectif est aussi opérationnel et vise à optimiser la gestion quotidienne des arbres, dans le but d’atteindre des objectifs souhaités de biodiversité, de résilience et de rendement en services écosystémiques. Le but étant d’obtenir, à terme, une forêt en meilleure santé et mieux outillée pour absorber et récupérer à la suite de stress prévus par les changements globaux. Se doter d’une vision à long terme permet aussi d’éviter les pièges d’une gestion de réaction en temps de crise comme la présente, et de mieux communiquer ses intentions aux citoyens de même qu’aux fournisseurs (les pépinières).
Aux fins d’aider les décideurs et praticiens à utiliser une approche fonctionnelle pour améliorer la résilience de leur forêt urbaine, un guide a été produit en collaboration avec le Jour de la Terre Québec et la Chaire CRSNG – Hydro-Québec sur le contrôle de la croissance de l’arbre. [http://www.arbresurbains.uqam.ca/fr/guidereboisement/guide.php]
Le professeur Alain Paquette est un spécialiste de l’écologie et de la biodiversité des arbres. Il enseigne au Département des sciences biologiques de l’Université-du-Québec-à-Montréal. Il siège également au comité de direction du GFBi (Global Forest Biodiversity Initiative) et est coordonnateur scientifique à l’IDENT (International Diversity Experiment Network with Trees).
La communauté du haut est composée d’espèces semblables (p.ex. : différentes espèces d’épinettes), dans laquelle les arbres se font compétition pour le même espace et les mêmes ressources. La vigueur des arbres étant moindre, ils sont aussi plus sensibles au stress.
Celle du bas (p.ex. érable et épinette) est plus diversifiée et possède donc une plus grande capacité d’utilisation de l’espace et des ressources. Une telle communauté est aussi susceptible de mieux réagir à un stress. |
Tableau 1. Exemple de groupes fonctionnels avec les espèces utilisées en milieu urbain.[2]
Références
Alexander C, DePratto B. 2014. La valeur des forêts urbaines au Canada. Services économiques TD.
Gamfeldt L, Snall T, Bagchi R, Jonsson M, Gustafsson L, Kjellander P, Ruiz-Jaen MC, Froberg M, Stendahl J, Philipson CD, Mikusinski G, Andersson E, Westerlund B, Andren H, Moberg F, Moen J, Bengtsson J. 2013. Higher levels of multiple ecosystem services are found in forests with more tree species. Nat Commun 4: 1340.
Liang J, Crowther TW, Picard N, Wiser S, Zhou M, Alberti G, Schulze E-D, McGuire AD, Bozzato F, Pretzsch H, de-Miguel S, Paquette A, Hérault B, Scherer-Lorenzen M, Barrett CB, Glick HB, Hengeveld GM, Nabuurs G-J, Pfautsch S, Viana H, Vibrans AC, Ammer C, Schall P, Verbyla D, Tchebakova N, Fischer M, Watson JV, Chen HYH, Lei X, Schelhaas M-J, Lu H, Gianelle D, Parfenova EI, Salas C, Lee E, Lee B, Kim HS, Bruelheide H, Coomes DA, Piotto D, Sunderland T, Schmid B, Gourlet-Fleury S, Sonké B, Tavani R, Zhu J, Brandl S, Vayreda J, Kitahara F, Searle EB, Neldner VJ, Ngugi MR, Baraloto C, Frizzera L, Bałazy R, Oleksyn J, Zawiła-Niedźwiecki T, Bouriaud O, Bussotti F, Finér L, Jaroszewicz B, Jucker T, Valladares F, Jagodzinski AM, Peri PL, Gonmadje C, Marthy W, O’Brien T, Martin EH, Marshall AR, Rovero F, Bitariho R, Niklaus PA, Alvarez-Loayza P, Chamuya N, Valencia R, Mortier F, Wortel V, Engone-Obiang NL, Ferreira LV, Odeke DE, Vasquez RM, Lewis SL, Reich PB. 2016. Positive biodiversity-productivity relationship predominant in global forests. Science 354.
Ordóñez C, Duinker PN. 2015. Climate change vulnerability assessment of the urban forest in three Canadian cities. Climatic Change: 1-13.
[1]Le terme « desservice » n’est pas employé beaucoup mais nous apparaît plus correct que l’alternative « disservice » ou « dis-service » qui est un anglicisme employé à la suite du concept des services écosystémiques. Il peut être défini comme « les fonctions d’un écosystème qui sont, ou sont perçues comme, négatives pour le bien-être humain » (Wikipédia).
[2]À titre d’illustration de l’approche seulement.