Repenser l’autogestion : la transition basée sur les commun(e)s

Par Jonathan Durand Folco

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Si le mot autogestion n’est plus sur toutes les lèvres aujourd’hui, comparativement aux années 1970 où il représentait l’alternative privilégiée face à la double impasse du capitalisme et du socialisme d’État, l’idéal autogestionnaire demeure toujours vivant même s’il est moins apparent. Il emprunte des formes inédites à travers le mouvement altermondialiste, la recrudescence des modes organisationnels libertaires, l’écologie politique radicale (écologie sociale, décroissance) et le « mouvement des places » (Indignados, Occupy). Toute une série d’expérimentations collectives, d’innovations sociales et de projets locaux alternatifs évoque une même communauté de pensée ; les principes d’égalité, de coopération, de partage, de participation, d’autogouvernement et de respect des écosystèmes sont ancrés dans des formes de vie qui répondent à des besoins concrets immédiats (se loger, se nourrir, résister) tout en préfigurant un autre type de société.

Or, malgré une présence significative des pratiques autogestionnaires au sein de ces divers mouvements et projets emballants, la formulation théorique d’un projet de société postcapitaliste, égalitaire, écologique, démocratique et décentralisé reste sous-développée. Bien que les luttes sociales et les initiatives citoyennes n’ont pas à attendre la formulation définitive du « grand récit révolutionnaire » pour expérimenter de nouvelles façons de vivre, de produire, d’échanger et de consommer, la reconstruction théorique d’un projet révolutionnaire digne de ce nom demeure une tâche essentielle de notre temps. Cela est d’autant plus nécessaire que nous faisons face à ce que Antonio Gramsci appelle une « crise organique », c’est-à-dire une crise totale de longue durée qui déborde la sphère économique pour embrasser les institutions politiques, la culture et la morale ; les crises financière, démocratique et écologique participent d’une même crise de civilisation.

En l’absence d’une alternative globale permettant de présenter une vision large, claire et attrayante d’un nouveau système, les activistes et les mouvements sociaux seront condamnés à marteler le slogan « un autre monde est possible » sans savoir à quoi il ressemble ni comment s’y rendre. Dans un contexte de dérive sécuritaire des démocraties libérales, de crise de l’État-providence, de persistance de l’idéologie néolibérale et de montée de la xénophobie, ce cocktail explosif est propice à la résurgence des populismes autoritaires et de l’extrême droite. Gramsci notait ainsi que « la crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».[1]

Un nouveau paradigme

Face à cette situation, il est impératif de reconstruire l’imaginaire émancipateur afin de stimuler les énergies utopiques et donner un sens aux luttes d’aujourd’hui. La théorie critique ne doit pas seulement servir à déconstruire les rapports de domination en termes de sexe, de genre et de race, ni à forger une nième critique sophistiquée du capitalisme, bien que tout cela soit essentiel pour éviter de reproduire inconsciemment des systèmes d’oppression et des injustices structurelles dans le nouveau modèle. Disons plus simplement que le pôle « déconstructif » et négatif de la théorie critique doit être lié à une dimension positive et constructive, une philosophie de l’émancipation apte à guider l’action sociale et politique. Comme le souligne Marx dans une lettre de 1843, la théorie critique est « la clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations »[2].

Dans cette perspective, comment reconstruire un projet de transformation sociale faisant écho aux subjectivités, modes d’organisation, enjeux et conditions pratiques des mouvements et luttes d’aujourd’hui ? De prime abord, il faut reconnaître que l’idéal socialiste et les symboles de la gauche ne mobilisent plus les masses comme autrefois. La théorie révolutionnaire élaborée par Marx et les divers socialistes de son époque est restée marquée par l’essor de la société industrielle, l’émergence de classe ouvrière comme acteur historique majeur, le progrès technique et le développement des forces productives comme indices d’une nouvelle société en germe au sein des contradictions du capitalisme. Bien que nous puissions retenir une foule d’intuitions, de concepts et de méthodes d’analyse élaborés par Marx, il n’en demeure pas moins que le projet socialiste dans sa forme traditionnelle a définitivement du plomb dans l’aile. Ses trois principales prémisses – le primat de la sphère de production, la planification économique comme alternative à la propriété privée, et la conquête du pouvoir d’État comme clé de voûte de la stratégie révolutionnaire – ne mordent plus sur le présent. Il ne suffit pas ici d’opter pour une social-démocratie 2.0. à demi-teinte, ou bien de miser sur le mythe de l’abolition de l’État par la grève sociale. Pour paraphraser Marx, quitte à retourner sa sentence contre propre système, « la révolution au [XXIe] siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet »[3].

Ce que la gauche a cruellement besoin, c’est un changement de paradigme. La critique du néolibéralisme et des vieilles formes de socialisme ne suffit plus. Comme le souligne le philosophe des sciences Thomas Kuhn, l’ancien paradigme n’est pas rejeté magiquement dès qu’il est réfuté, mais lorsqu’il est remplacé. Un nouveau paradigme révolutionnaire doit représenter une alternative désirable, viable et réalisable, articulé dans un projet politique crédible et inspirant. Il doit reposer sur une théorie de portée générale qui soit à la fois intuitive et systématique, et s’exprimer de manière claire par un discours fédérateur et mobilisateur. Quels seraient les grands piliers de ce chantier théorique ? De manière condensée, il s’agit de remplacer la triade travail-planification-État par les trois principes milieux-communs-communes. Après avoir esquissé les grandes lignes de ce programme de recherche, nous verrons en quoi il permet de repenser manière originale la question écologique, sociale et nationale dans l’esprit des fondateurs de la revue Possibles, qui cherchaient à articuler indépendance et autogestion « au-delà du simplisme des groupes marxistes-léninistes et des outrances des nationalistes traditionnels », en essayant « de baliser les voies d’un Québec souverain, socialiste et créateur »[4].

Au-delà du travail

Premièrement, il faut noter que la perspective socialiste est essentiellement basée sur l’antagonisme entre le Capital et le Travail, ou ce que Marx appelle plus précisément la contradiction entre les rapports de production (propriété privée, salariat) et les forces de production : travail vivant, moyens de production, etc. La révolution industrielle a effectivement mis de l’avant le rôle clé du mouvement ouvrier, l’importance fondamentale de la sphère économique, et du lieu de travail comme terrain d’exploitation et de résistance. Les différentes tendances du socialisme (communistes, conseillistes, anarchistes, coopérativistes, syndicalistes révolutionnaires et autogestionnaires) ont toutes milité ardemment en faveur de l’émancipation du travail, c’est-à-dire du contrôle des travailleurs sur les moyens de production, que ce soit par la planification, les conseils ouvriers, les syndicats ou les coopératives. S’il y a des divergences importantes quant aux modalités du « contrôle ouvrier » de la production, il n’en demeure pas moins que la sphère de la « reproduction sociale » a été largement négligée.

Or, les nouveaux mouvements sociaux des années 1970 ont contribué à soulever et repolitiser différents enjeux qui débordent de la sphère étroite du travail salarié pour inclure la sphère intime (travail domestique non-payé, rapports sociaux de sexe et de genre), la communauté, la consommation, la ville et l’environnement. Nous mettons donc de l’avant l’importance première des « milieux de vie », de la « vie quotidienne », des espaces urbains et ruraux comme foyers de luttes sociales, de résistances et d’expérimentations. Pourquoi ce déplacement conceptuel est-il nécessaire ? D’une part, les transformations du système économique à l’heure de la mondialisation, de la révolution numérique et du postfordisme amènent un déclin de la classe ouvrière, une flexibilisation du travail et une série de reconfigurations qui font disparaître la centralité de l’usine ou du « lieu de travail » comme espace premier de l’oppression et de la lutte de classes. L’exploitation persiste toujours (les dépressions et les burn-out témoignent des méfaits de l’idéologie de la performance et des conditions de travail stressantes), mais l’idée d’un ensemble de travailleurs ayant l’intérêt objectif et la capacité subjective de s’organiser en tant que classe pour faire la révolution prolétarienne représente une idée désuète pour définir les tâches historiques d’une transformation sociale au XXIe siècle.

D’autre part, le théoricien James O’ Connor a mis en évidence une seconde contradiction du capitalisme qui oppose les rapports de production capitalistes aux « conditions de production »[5]. Celles-ci n’incluent pas seulement l’environnement et les ressources naturelles comme l’eau, la terre, l’énergie et l’atmosphère, mais le système d’éducation, les infrastructures de transport, les espaces publics et d’autres services qui ne sont pas directement produits par le capital. Ces conditions de production sont essentielles pour le processus d’accumulation du capital, mais les externalités négatives (pollution, surexploitation), marchandisations et privatisations engendrées par les impératifs de croissance et de rentabilité menacent directement ces conditions d’existence. Les changements climatiques et la crise écologique représentent sans doute l’expression la plus criante de cette seconde contradiction.

Si nous regardons de plus près les luttes sociales des dernières années (mouvement étudiant, Idle no more, luttes contre les gaz de schiste et les projets d’oléoducs), ces différentes formes de résistance sont toutes liées à la défense des services publics, des territoires et des milieux de vie. Le terrain premier de la lutte des classes n’est pas d’abord la sphère productive, mais les lieux où les gens vivent, habitent, étudient et se rencontrent. Le terme « milieux » désigne l’ensemble de ces espaces, à la fois matériels et sociaux, physiques et culturels, où les gens tissent des liens avec les autres et leur environnement pour reproduire leurs conditions d’existence et la vie commune d’une société. Le concept de milieu, beaucoup plus général que celui de « travail » (qu’il peut inclure par ailleurs, comme dans l’expression milieu de travail), regroupe l’ensemble des activités sociales (productives ou improductives, scientifiques, artistiques, politiques et relationnelles) qui peuvent être l’objet d’une marchandisation ou d’une réappropriation collective.

Cette notion permet d’aborder un ensemble d’enjeux sociaux de première importance – accaparement des terres, privatisation de l’espace public, profilage racial, brutalité policière, sécurité alimentaire, logement, mobilité, justice environnementale – qui peuvent être interprétés à l’aune de cette catégorie. C’est pourquoi nous dirons que l’objet de l’émancipation n’est pas seulement le travail (bien que celui-ci demeure un enjeu fondamental), mais la réappropriation démocratique des milieux de vie, c’est-à-dire la possibilité de prendre part aux décisions collectives sur l’ensemble des enjeux qui affectent nos conditions d’existence. L’autogestion des milieux de travail ne représente alors qu’une modalité particulière de ce principe plus général.

La richesse des communs

Évidemment, le dépassement du capitalisme ne saurait se réaliser par un simple appel à la démocratisation intégrale des milieux de vie. Que pourrait être le principe ou l’institution qui pourrait incarner cet idéal ? Selon Pierre Dardot et Christian Laval, « la revendication du commun a d’abord été portée à l’existence par les luttes sociales et culturelles contre l’ordre capitaliste et l’État entrepreneurial. Terme central de l’alternative au néolibéralisme, le « commun » est devenu le principe effectif des combats et des mouvements qui, depuis deux décennies, ont résisté à la dynamique du capital et ont donné lieu à des formes d’action et de discours originales. Loin d’être une pure invention conceptuelle, il est la formule des mouvements et courants de pensée qui entendent s’opposer à la tendance majeure de notre époque : l’extension de l’appropriation privée à toutes les sphères de la société, de la culture et du vivant »[6].

En effet, le concept de commun est devenu l’un des principaux mots d’ordre des mouvements altermondialistes, écologistes et anticapitalistes, qui se battent notamment contre une « seconde vague d’enclosures » des terres, des semences, des idées et du web. Le commun a donc une profonde actualité historique, car il est au cœur des contradictions et des luttes en cours. De plus, il y a toute une littérature scientifique, académique et militante sur les communs qui a été propulsée par les travaux de la récipiendaire du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom suite à son ouvrage Governing the Commons[7]. Celle-ci a analysé des biens communs ou « common-pool resources », c’est-à-dire des biens non exclusifs, mais rivaux, comme des zones de pêches et systèmes d’irrigation, qui pouvaient être administrées de manière équitable, efficace et durable par une communauté de participants, sans passer la propriété privée ou l’État. Les communs ont une très longue histoire et peuvent prendre de multiples formes en fonction des contextes locaux, règles, normes, coutumes et usages permettant de gérer collectivement des ressources partagées.

Ainsi, le commun ne désigne pas tant une idée abstraite comme le Bien commun (lequel est plutôt synonyme de justice ou d’intérêt général), ni des choses comme l’air, les océans ou l’éducation qui seraient déjà « en soi » des biens communs. Le commun n’est pas déjà là ; il doit être institué. C’est une institution qui prend vie par une mise en commun (commoning) et qui est préservée à travers le temps par des pratiques continues de coopération. Le commun réunit ainsi trois éléments : 1) un bien ou une ressource partagée ; 2) une communauté de participants liés par des droits d’usage et des obligations ; 3) un ensemble de règles et de normes sociales définies collectivement pour gérer le commun.

Le commun, comme alternative globale à la propriété privée (économie de marché capitaliste) et à la propriété étatique (promue par la social-démocratie ou le communisme d’État), est donc très proche de la « troisième voie » autogestionnaire. Au niveau des pratiques de participation démocratique des individus à une même tâche, la similarité est frappante. Comme le notent Dardot et Laval, « le terme de « commun » est particulièrement apte à désigner le principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité. […] Nous parlerons ici d’agir communs pour désigner le fait que des hommes s’engagent ensemble dans une même tâche et produisent, en agissant ainsi, des normes morales et juridiques qui règlent leur action. Au sens strict, le principe politique du commun s’énoncera dans ces termes : il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité et à une même tâche »[8].

Or, le principe du commun est une notion beaucoup plus large et inclusive que l’autogestion qui se limite souvent aux lieux de travail et aux usines récupérées par les travailleurs, à l’instar de Lip en France et Tricofil au Québec dans les années 1970. Par contraste, le commun « conduit plutôt à introduire partout, de la façon la plus profonde et la plus systématique, la forme institutionnelle de l’autogouvernement, que l’on prendra soin de distinguer de ce qui s’est appelé dans l’histoire du XXe siècle autogestion, laquelle, si l’on se veut fidèle à ce que signifie le terme de gestion, se limite à la dimension de l’organisation et ne concerne que l’administration des choses. »[9] Le commun est en effet un principe général qui peut se décliner sous une variété de formes avec une plasticité étonnante : communs de subsistance (terres communales, forêts, rivières), communs immatériels (logiciels libres, Creative Commons, Wikipédia), communs indigènes (savoir-faire traditionnels), communs civiques et sociaux (monnaies complémentaires, systèmes d’échanges locaux), communs globaux (Antarctique), etc.

Les communs présentent de nombreux et indéniables avantages : ils sont à la fois écologiques et démocratiques, ils peuvent être étudiés scientifiquement tout en présentant une forte valeur affective et préfigurative (réunissant ainsi les qualités du socialisme scientifique et « utopique » d’autrefois), ils sont polyvalents et modulables (favorisant le pluralisme institutionnel et non une approche mur-à-mur), tout en présentant une alternative structurelle au capitalisme en esquissant les contours d’un nouveau système économique. En effet, les communs peuvent constituer une base robuste pour la production, la distribution et la consommation de biens et services dans une foule de secteurs : primaire (ressources naturelles, agriculture), secondaire (industries distribuées), tertiaire (services collaboratifs), quaternaire (culture, soins, éducation, santé). Les communs peuvent bouleverser autant la forme de l’infrastructure (rapports de propriété, forces productives), que la superstructure (institutions politiques et juridiques, culture, idées et valeurs). Michel Bauwens a d’ailleurs commencé à théoriser une transition basée sur les communs et la logique pair-à-pair (P2P) afin de socialiser l’économie collaborative et jeter les bases d’une société postcapitaliste[10]. Enfin, il semble absolument nécessaire de développer plus amplement les implications politiques du commun afin de reconstruire un projet révolutionnaire solide, cohérent, pratique et stimulant. Comme le soulignent encore une fois Dardot et Laval :

« La politique du commun renoue incontestablement avec certains aspects du socialisme associationniste du XIXe siècle ou du communisme des conseils au XXe siècle. Mais elle ne peut plus se penser dans les cadres artisanaux de l’association ni dans le contexte industriel des conseils ouvriers. Elle concerne toutes les sphères sociales, pas seulement les activités politiques, au sens parlementaire et partiaire du terme, et pas non plus les seules activités économiques. […] Une telle politique du commun n’est pas réservée uniquement à de petites unités de travail et de vie séparées les unes des autres. Elle doit traverser tous les niveaux de l’espace social, depuis le local jusqu’au mondial en passant par le national. »[11]

La résurgence de la Commune

Or, une politique concrète du commun doit toujours partir de quelque part. À l’heure où les mouvements sociaux et luttes populaires sont embêtés par la fameuse question de l’État (faut-il le contester de l’extérieur, l’investir, le réformer, le renverser ou l’abolir ?), est-il possible de repenser la forme même des institutions politiques et d’identifier le terrain privilégié du commun ? Dardot et Laval formulent une intuition supplémentaire quant à l’institution qui pourrait remplacer l’État : « si Commune est le nom de l’autogouvernement politique local et « communs » le nom des objets de nature très diverse pris en charge par l’activité collective des individus, « commun » est proprement le nom du principe qui anime cette activité et qui préside en même temps à la construction de cette forme d’autogouvernement »[12]. Bien que les auteurs appellent à une double fédération des communs socioéconomiques et des communes au niveau politico-territorial, ils ne développent pas davantage cette proposition sur le plan pratique.

À notre sens, une transition sociale, économique et écologique basée sur les communs serait incomplète sans la construction d’un nouveau système politique entièrement neuf, démocratique et décentralisé. La conquête du pouvoir d’État, voie privilégiée tant par la gauche parlementaire que par les marxistes révolutionnaires, doit ainsi laisser place au municipalisme, qui fait de la municipalité ou de la commune le cœur d’une transformation de la vie sociale, économique et politique. Évidemment, le peuple ne peut pas se contenter de prendre tel quel la machine municipale pour la faire fonctionner à son propre compte, d’autant plus que celle-ci demeure une simple créature de l’État. Il s’agit plutôt d’instituer de nouvelles communautés politiques, à l’instar de la Cité athénienne, des communes médiévales, de la Commune de Paris, des town meetings de la Nouvelle-Angleterre ou encore des communes démocratiques du Rojava misent en place récemment par le mouvement kurde.

L’idée est de construire un véritable pouvoir citoyen par la participation directe, inclusive et active des citoyens et citoyennes aux affaires publiques, afin de favoriser l’appropriation collective des institutions, l’autogouvernement et la souveraineté populaire. Comme le rappelle Alexis de Tocqueville : « c’est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. »[13]

Si ce retour à la Commune peut sembler une idée sortie de nulle part à première vue, elle prend aujourd’hui un sens tout à fait inédit. David Harvey note à ce titre que les marxistes ont trop souvent mis l’accent sur le lieu de travail comme espace de « production » de la valeur, alors que le volume II du Capital met en évidence le rôle tout aussi central de la « réalisation » de la valeur, que ce soit par la circulation financière ou la consommation, laquelle se concentrent aujourd’hui dans les grandes villes[14]. Encore une fois, cela ne veut pas dire que l’exploitation disparaît magiquement, mais qu’il faut porter une attention particulière à la ville comme lieu central de l’accumulation capitaliste, de contradictions et de luttes sociales prenant des formes variées : droit au logement, protection des espaces verts, occupations, luttes contre les grands événements sportifs ou les expulsions, etc. Dans un contexte d’inégalités sociales extrêmes, le simple fait de vouloir détruire le parc Gezi dans le quartier Taksim à Istanbul ou d’augmenter le tarif des billets de bus de 5¢ à Porto Alegre au Brésil en 2013 a déclenché de véritables insurrections, telle une allumette dans une poudrière. La question urbaine devient donc un foyer central de la contestation sociale.

Parallèlement à ces divers mouvements sociaux et urbains, le municipalisme représente une importante tradition politique qui revient aujourd’hui en avant-plan, que ce soit dans sa variante libertaire (Murray Bookchin), socialiste (Paul Brousse, Benoit Malon), territorialiste (Alberto Magnaghi) ou indépendantiste (Candidatures d’unité populaire en Catalogne). L’exemple le plus étonnant est sans doute le communalisme kurde, le leader du Parti des travailleurs kurdes (PKK) Abdullah Öcalan ayant repris les idées de Bookchin pour repenser la lutte de libération nationale à travers le confédéralisme démocratique. Face à ce foisonnement, est-il possible d’imaginer la construction d’un mouvement municipaliste proprement québécois ?

Réactiver le deuxième front

C’est ici que la Commune permet d’éclairer à nouveaux frais la question nationale. À l’heure d’une crise du « modèle québécois », de l’État-providence ou des structures étatiques en général, quelle alternative institutionnelle pouvons-nous opposer aux forces des firmes multinationales, des traités de libre-échange et du marché ? La souveraineté de l’État-nation est-elle toujours une réponse appropriée aux défis du XXIe siècle ? La stagnation de l’option souverainiste et de la gauche politique s’explique sans doute par le faible attrait que représente l’État comme lieu de l’émancipation collective, et de la difficulté à mener de grandes réformes « par le haut ». Pourquoi alors ne pas investir massivement l’échelle municipale, laquelle est particulièrement propice à l’expérimentation démocratique, que ce soit par le biais de budgets participatifs, d’assemblées de quartier, de jurys citoyens, de référendums d’initiative populaire ou le tirage au sort ?

Dans cette perspective, il est nécessaire de réactiver l’esprit du « deuxième front » initié par Marcel Pépin en 1968, lequel visait à élargir les revendications syndicales pour permettre aux travailleurs et travailleuses de se réapproprier le pouvoir dans leurs milieux de vie. Ce deuxième front prit la forme de comités d’action politique à la jonction des syndicats, du mouvement étudiant et des groupes populaires (comités citoyens, groupes de consommateurs) qui mirent sur pied une foule d’initiatives : comptoirs alimentaires, associations coopératives d’économie familiale, cliniques communautaires, Carrefour des jeunes travailleurs, Maisons de chômeurs, cliniques de services juridiques, garderies collectives, coopératives d’habitation, etc. Comme le notent Paul Bélanger et Benoît Lévesque dans une brève histoire du mouvement populaire et communautaire, « au lieu de faire appel à l’État pour obtenir des services, les comités citoyens cherchent à résoudre eux-mêmes des problèmes qui concernent l’ensemble du quartier »[15].

Il est intéressant de noter que cette phase « contestataire » des luttes populaires a été marquée par l’esprit autogestionnaire et la création de véritables communs, qui ont ensuite été pris en charge par l’État sous la forme de CLSC, CPE et de partenariats, ce qui a conduit à un double processus d’institutionnalisation et de bureaucratisation. Par ailleurs, le « deuxième front » a également accouché du Front d’action politique (FRAP), le premier et seul véritable parti de gauche municipale au Québec, lequel s’est présenté contre le maire Jean Drapeau aux élections municipales de 1970 avant d’être écrasé tragiquement durant la crise d’octobre. Cette tentative avortée dans l’histoire politique du Québec ne pourrait-elle pas être réactivée sous une nouvelle forme adaptée aux enjeux de notre temps ? Pourquoi ne pas recréer un « front municipal », un réseau de « villes rebelles », une confédération de municipalités libres contre le processus de centralisation du pouvoir du gouvernement qui a récemment démantelé un ensemble d’institutions de développement local et régional ?

Une stratégie consisterait à mettre en place un « réseau d’action municipale », lequel ne serait pas un parti, mais plutôt un mouvement politique, une plateforme citoyenne, créative et collaborative. Loin de se limiter à une seule ville, une plateforme web participative permettrait de mettre en réseau une foule d’assemblées citoyennes, d’échanger des initiatives, enjeux, revendications et expériences entre de multiples municipalités, permettant ainsi de dépasser le clivage stérile entre Montréal et « les régions ». De plus, il serait possible d’envisager une stratégie novatrice pour les élections municipales. L’objectif n’est pas de créer un parti avec un programme politique détaillé, unique et centralisé, mais plutôt d’appuyer des candidatures citoyennes et populaires partageant les principes de participation citoyenne directe, de démocratisation des institutions, de décentralisation des pouvoirs, de solidarité intermunicipale, d’égalité sociale et de transition écologique basée sur les communs. Des candidatures indépendantes dans les petites municipalités, ou encore de nouveaux partis progressistes avec des plateformes locales élaborées par et pour les citoyens et citoyennes pourraient ainsi créer une brèche dans le système politique municipal.

Vers une République communale

Une transition basée sur les commun(e)s doit-elle se limiter à l’échelle locale et municipale, ou peut-elle monter en généralité pour éventuellement remplacer l’État ? Une hypothèse consiste à utiliser la stratégie de l’assemblée constituante afin de fonder de nouvelles communautés politiques inédites. Il ne s’agit pas ici de confirmer le statut politique du Québec en tant que province au sein de la fédération canadienne, ni même de revendiquer la création d’un nouvel État-nation souverain. Au contraire, il s’agit plutôt d’instituer les Communes par l’élaboration collective, démocratique et participative de constitutions communales, permettant de définir les valeurs, droits, pouvoirs, responsabilités et institutions de chaque collectivité territoriale. Si la municipalité dans sa forme actuelle est souvent perçue comme un simple organe administratif, responsable de la réfection des routes et de la collecte des ordures, elle doit être transformée en un véritable autogouvernement local.

Face à la fausse alternative entre la gestion naïve de l’appareil étatique du courant social-démocrate et le refus complet du pouvoir institutionnel de la mouvance anarchiste, la perspective municipaliste propose de créer de nouvelles institutions politiques contre l’État. Comme le note le communard Arthur Arnould : « [Après janvier 1871] Paris n’avait plus de gouvernement. Les hommes de l’Hôtel de Ville étaient pris à Bordeaux ; l’armée était peu estimée et sans armes ; les généraux universellement méprisés. Aucune police dans les rues. […] Nous n’avions qu’un pouvoir anonyme, représenté par M. Tout le monde. […] Paris avait donc appris le mépris absolu des deux seules formes de gouvernementales qui eussent été jusqu’alors en présence dans notre pays : – La monarchie et la République oligarchique ou bourgeoise. […] C’est que la Commune de Paris fut plus et autre chose qu’un soulèvement. Elle fut l’avènement d’un principe, l’affirmation d’une politique. En un mot, elle ne fut pas seulement une révolution de plus, elle fut une révolution nouvelle, portant dans les plis de son drapeau tout un programme général et caractéristique. Et son drapeau était celui de la République universelle. »[16]

L’expression énigmatique de « République universelle » peut faire sourciller à première vue, car elle indique un changement de paradigme. Il ne s’agit pas d’une négation abstraite de l’État réellement existant, mais du dépassement positif de la monarchie constitutionnelle et de la République oligarchique par l’incarnation concrète de l’idéal républicain qui vise l’instauration d’une souveraineté populaire et du pouvoir citoyen dans toutes les sphères de la société. La Commune n’est donc pas le contraire de la République, mais la vraie République contre l’État. Marx épouse cette perspective dans son analyse de la Commune de Paris : « L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République. »[17]

Néanmoins, il ne faut pas conclure pour autant qu’une République sociale et internationaliste implique le rejet expéditif de la nation, la Commune permettant de faire la synthèse du local et du global sans médiation. Comme le souligne encore Marx, cette expérimentation collective n’était pas destinée à rester localisée sur un territoire restreint, le « municipalisme dans une seule ville » étant une idée absurde. Bien au contraire, la Commune est « une forme politique tout à fait susceptible d’expansion ». Il s’agit évidemment de spéculation, mais il est intéressant d’imaginer ce qu’aurait pu devenir la Commune de Paris si elle n’avait pas été écrasée de façon aussi précoce avant d’avoir exprimé son plein potentiel. « Dans une brève esquisse d’organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne […]. L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire. »[18]

La perspective municipaliste n’a de sens qu’à travers l’horizon du « peuple constitué en communes », à travers la création d’une République sociale sans précédent, une Commune des communes. C’est pourquoi la transition basée sur les commun(e)s – qui ne vise pas à conquérir le pouvoir d’État, mais à amorcer une transformation radicale « par le bas » – représente non pas la négation, mais la résolution optimale de la question nationale. L’objectif de se doter d’un « État complet » a été le leurre dans lequel s’est fourvoyé le mouvement souverainiste et la gauche depuis ses débuts, cet appareil séparé et supérieur à la nation n’étant qu’une fausse unité empêchant celle-ci de se gouverner. Alors que l’État-nation se contente d’une souveraineté nationale formelle qui laisse le peuple à la marge des lieux de décision, la Commune rend possible une véritable souveraineté populaire qui permet à l’ensemble des gens d’exercer leur liberté. Telle est à notre sens la reformulation du slogan « socialisme et indépendance » et de l’idéal autogestionnaire dans les conditions historiques du Québec au XXIe siècle. La planification économique, l’État souverain et les récupérations d’usines doivent laisser place à la multiplication des communs et l’institution de communes dans une perspective de réappropriation démocratique des milieux de vie.

Notes

[1] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, §34, Gallimard, Paris, p.283

[2] Karl Marx, Lettre à Ruge, septembre 1843, in Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance. Tome I, 1835-1848, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 300.

[3] Karl Marx, 18 brumaire de Louis Bonaparte,

[4] Gabriel Gagnon, Au cœur des possibles, Écosociété, Montréal, 1995, p. 9.

[5] James O’ Connor, Natural Causes: Essays in Ecological Marxism, Guilford Press, 1998

[6] Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p. 16.

[7] Elinor Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Indiana University, 1990.

[8] Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, op. cit., p. 23.

[9] Ibid., p. 459.

[10] Michel Bauwens, Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Les liens qui libèrent, Paris, 2015.

[11] Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, op. cit., p. 460.

[12] Ibid., p. 19-20.

[13] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Tome 1, Gallimard, Paris, 1986, p.112-113

[14] David Harvey, « Consolidating Power », Roar Magazine, no. 0, 2015, p. 272

[15] Paul R. Bélanger, Benoît Lévesque, « Le mouvement populaire
et communautaire:
de la revendication au partenariat (1963-1992) », Les Classiques des Sciences Sociales, Chicoutimi, 1992.

[16] Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La Fabrique, Paris, 2015, p. 28-29.

[17] Karl Marx, La Guerre civile en France, Les Classiques des sciences sociales, 1871, p. 47.

[18] Ibid., p. 49

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