Spécial 40e anniversaire: 40 ans : déjà!

Par Dominique Caouette en collaboration avec Gabriel Gagnon, Nadine Jammal et Maud Emmanuelle Labesse

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Accepter de collaborer à une action commune, suppose, d’entrée de jeu, que l’on reconnaisse qu’il existe entre les participants suffisamment d’orientations partagées pour que cette action ait quelques chances de réussir : espérer que d’autres personnes acceptent de prendre part à cette action, à divers titres, suppose que l’on essaie de leur faire partager ces points de vue. C’est le défi que pose la publication d’une nouvelle revue… (Marcel Rioux, Possibles, Vol.1, no 1, automne 1976)

C’est avec ces mots que s’amorçait il y a exactement 40 ans l’aventure de la revue Possibles. Fondée par la rencontre de sociologues (Gabriel Gagnon et Marcel Rioux) et de poètes (Roland Giguère, Gérald Godin, Gilles Hénault et Gaston Miron), Possibles se voulait et se veut toujours une revue d’idées et de création littéraire. Mais surtout, elle est animée depuis maintenant quatre décennies par le même projet, soit celui « de rêver et construire une société québécoise solidaire, créative et émancipée »[1].

Évidemment tout comme la société québécoise et son imaginaire collectif ont évolué, Possibles s’est transformée à travers le temps. J’y reviendrai. Par contre, sa démarche engagée reste la même. Comme l’écrivait Marcel Rioux dans le numéro fondateur « la recherche des possibles passe par l’étude des pratiques novatrices et par celles qui contribuent à déstructurer la société capitaliste… » (pp.6-7). Ce numéro anniversaire poursuit ce projet à travers de multiples regards réflexifs, critiques, engagés et poétiques sur les utopies concrètes et pratiques émancipatoires qui définissent notre époque. Il n’est guère difficile de saisir la pertinence de cette démarche dès que l’on s’interroge et regarde tout autour. Que ce soit les inégalités sociales, les processus d’exclusion, les migrations forcées, la privatisation des ‘communs’ (patrimoine collectif), les changements climatiques, la xénophobie, l’intolérance ou le populisme réducteur, l’urgence d’imaginer des nouvelles utopies qui puissent s’exprimer et se vivre au quotidien est bien réelle. 

Tout comme cela se fait depuis 40 ans, le présent numéro est le fruit d’un processus collectif organisé autour de sessions de ‘remue-méninge’. Durant celles-ci, les membres du Comité éditorial se donnent le temps de réfléchir et dialoguer ensemble. Ces échanges souvent riches, animés et parfois discordants sont précieux, car c’est durant ces sessions qu’un numéro prend forme : les thématiques retenues se précisent, les auteurs.es sont pressentis.es et un ou des responsables du numéro se portent volontaires pour mener le bateau. Cette manière de procéder permet que le numéro en création soit le résultat d’une réflexion partagée et collective. Par la suite, il s’agit alors de solliciter les textes et travailler avec les auteurs.es. Une fois, les textes finalisés, ceux-ci sont alors remis à l’équipe de production. Celle-ci est responsable de la révision des textes, la mise en page et puis de l’impression papier et en ligne. En parallèle, les responsables des sections Poésie et Documents effectuent un exercice semblable.

Jusqu’à présent, l’ensemble des démarches repose essentiellement sur l’engagement volontaire des membres du comité de rédaction et des collaborateurs-trices. Ce niveau d’engagement est vivifiant. C’est aussi la preuve tangible qu’il existe toujours cette même ‘folie’ dont parlait Andrée Fortin au moment de la parution du numéro marquant le cinquième anniversaire : « [C]inq ans à faire une revue, c’est un peu fou. Et si nous continuons, ce n’est pas seulement parce que nous aimons cela, c’est que nous croyons avoir quelque chose à dire, c’est que, malgré tout, nous croyons avoir quelque efficacité et pouvoir faire quelque chose pour l’avènement de l’autogestion et de l’indépendance au Québec » (Vol. 6, no.1,  1981, pp.14-15). Quarante ans à produire une revue autogérée reste toujours aussi « fou » mais tout autant passionnant. C’est sans doute ce qui décrit le mieux l’aventure – une certaine passion de débattre, de réfléchir et d’agir collectivement au plus près des idéaux d’autogestion.

40 ans : ça change!

Passer à travers les numéros des quarante dernières années, c’est un peu comme lire le Québec à travers le prisme de la militance et de ses mouvements sociaux. Déjà, dès le second volume, on parle des enjeux de santé au Québec, de la crise écologique et  du mouvement environnemental, la sociobiologie, de l’autogestion, et bien entendu de la ‘question nationale’ et de l’indépendance, thèmes récurrents de la première décennie. Les années 1980 apportent plusieurs interrogations nouvelles et qui restent elles aussi tout à fait contemporaines, le virage technologique, le syndicalisme, l’amour, la démocratie, et le féminisme. Les années 1990 sont celles des  questionnements qui nous préoccupent encore quotidiennement : l’État providence ou solidaire, la gauche, la modernité, l’art engagé, les pratiques culturelles, les liens entre les générations, et le casse-tête entre ethnies, nations et sociétés. Les années 2000 seront celles d’un double mouvement, celui de la volonté de sortir de la pensée unique, reflet du discours néolibéral dominant, et celui de résister et d’imaginer un autre monde, s’inscrivant ainsi dans ce que l’on nomme aujourd’hui l’altermondialisme. Les numéros des années les plus récentes sont marqués par une ouverture plus prononcée envers les enjeux internationaux, sans y délaisser le Québec, ceux-ci reflètent les liens multiples, les interconnexions et l’enchevêtrement des économies, des sociétés et des cultures qui nous définissent aujourd’hui.

Au-delà des continuités et de l’avènement des nouveaux éclairages sur des questions qui perdurent (l’identité, l’écologie, l’autogestion, la culture, l’art, le militantisme, l’éducation, le savoir et le pouvoir, l’économie et les ressources, les peuples autochtones, le féminisme et les genres), de nouveaux défis et projets marquent la dernière décennie, soit ceux de maintenir une revue sans financement externe (voir le texte de Gabriel Gagnon) et celui de vouloir rendre la revue accessible au plus grand nombre. Et donc, dès 2009, le Comité de rédaction accepte que la revue Possibles devienne à la fois une revue en ligne et accessible à tous et toutes gratuitement via une plateforme web (www.redtac.org/possibles) et à la fois une revue papier, mais sans abonnement et avec de petits tirages. Grâce à un accord avec la Libraire de l’Université de Montréal, il est possible de commander en ligne ces numéros imprimés, mais aussi de simplement passer en chercher un exemplaire [2]. Aujourd’hui, la Revue est largement lue en ligne si on se fie au nombre de visites et d’utilisateurs. Au cours des douze derniers mois, 8163 usagers ont effectué 9624 visites (soit en moyenne 26 visites par jour) pour lire les articles et télécharger les numéros en ligne, et ce à partir d’un peu partout dans le monde, mais surtout de la Francophonie.

Autre changement important, le Comité de rédaction regroupe plusieurs générations. Lors des réunions du Comité, quand les membres de la première heure, entre autres Gabriel Gagnon, un des fondateurs de la Revue et André Thibault s’assoient avec nos nouveaux membres, ce sont trois générations qui se rencontrent, discutent et débattent des contenus et des thèmes de la revue. Nous avons aussi changé radicalement le ratio homme-femme : deux tiers des membres du Comité sont des femmes. Notre défi actuel est que le Comité puisse mieux refléter un Québec enrichi par différentes diasporas et une variété de vagues migratoires.

Ces changements et notre fonctionnement autogéré fondé sur l’engagement restent toujours des chantiers. Nous les construisons et apprenons sur le tas, mais l’objectif reste le même : « ouvrir un espace de réflexion sur les processus de transformations sociales, un espace fécond de critique et de création » en accord avec les principes qui sont au cœur Possibles, soit être « une revue démocratique et pluraliste pour l’égalité des sexes et pour un monde plus juste et plus équitable pour tous, pour le respect de l’environnement et la recherche de pratiques émancipatoires pour les hommes et pour les femmes » (Politique éditoriale).

40 ans d’utopies concrètes et de pratiques émancipatoires

Au moment de concevoir ce numéro anniversaire, le Comité de rédaction s’est mis d’accord que le numéro devait permettre une réflexion sur les origines et le chemin parcouru (Section I : Les fondateurs) mais aussi offrir un regard tourné vers l’avant, vers les 40 prochaines années. Rapidement, l’idée de s’interroger sur les utopies concrètes et les pratiques émancipatoires et de les examiner nous a rassemblés. Comme l’explique Grégoire Autin, « [I]l existe des lieux où des militants et des militantes décident de mettre en pratique leurs idéaux sans attendre un changement de grande ampleur, des espaces où sont expérimentées de nouvelles manières de s’organiser et de vivre, des formes ‘alternatives’ de relations sociales. » (extrait tiré de son article). Ce sont ces lieux que nous avons voulu explorer, et ce, de deux manières. Tout d’abord de manière réflexive : Comment conceptualiser ces utopies? Comment se libérer des modes de pensée dominants liés à l’Entreprise-monde? Peut-on explorer d’autres modes d’organisations sociales, tels la simplicité volontaire, la dotation universelle d’économie, la décroissance, l’esprit du don, ou l’autonomie citoyenne? (Section II). Puis, nous avons choisi la voie de l’action, c’est-à-dire la présentation de pratiques émancipatoires dans une variété de lieux et de milieux. Sans prétention à l’exhaustivité, nous avons cherché de nouvelles formes d’utopies qui se concrétisent au quotidien (Section III). Cette exploration nous amène à nous interroger entre autres sur les pratiques et les variantes de l’économie anarchiste et de l’autogestion au 21e siècle, mais aussi sur l’autosuffisance énergétique, la science ouverte, la souveraineté alimentaire, l’économie solidaire et coopérative, la formation universitaire, la production cinématographie indépendante, le développement communautaire en contexte cosmopolite, et le rôle de l’écrivain comme vecteur de liberté. Enfin, une dernière section nous ramène aux questionnements fondateurs de la Revue : sortir du capitalisme (néo-) libéral, transiter et explorer différentes formes d’écosocialisme, décoloniser notre imaginaire et politiser nos possibles. Dans son article, le philosophe Thomas De Koninck résume bien le pari que nous faisons : « la toute première condition préalable, pour un réveil efficace en présence des fléaux politiques, sociaux et culturels qui marquent notre temps, demeure l’indignation ». Celle-ci découle de l’étonnement et mène à l’action.

Fidèle aux engagements créatifs de la Revue, chaque section est entrecoupée et enrichie par des œuvres littéraires qui évoquent et ouvrent de nouvelles fenêtres d’où jaillissent des éclats de lumière porteurs de compréhensions multiples. Ce numéro regroupe des poètes de la première heure (Hélène Dorion, Marie Ugay et Suzanne Jacob) et d’autres auteurs.es, certains des habitués.es et d’autres qui sont le fruit de nouvelles collaborations (André Thibault, Louba-Christina Michel, Honoré Jean, Roseline Lambert, et Gilles Matte).

40 ans de remerciements!

Bien sûr, il est impossible de remercier tous ceux et celles qui ont permis à Possibles de s’inscrire dans la durée. Il faut à tout le moins souligner celles et ceux qui ont permis la transition vers un format en ligne et papier au cours des six dernières années : François Fortin qui depuis Iqaluit au Nunavut est responsable de la conception des couvertures de la Revue depuis 2010; Hoai-Ai Tran et Farid Moussaoui Benakli qui ont aidé à la coordination entre 2011 et 2013; Claire Lengaigne, stagiaire bénévole qui a lancé notre page Facebook et organisé de nombreux lancements; Marie Nicole L’Heureux qui sans être officiellement membre du Comité de rédaction nous accompagne depuis des années; Ève-Marie Langevin responsable de la section Poésie/Création, secondée par Anatoly Orlovski; Gabriel Gagnon, responsable de la section Documents; l’équipe responsable de la révision linguistique, Christine Archambault et Maud Emmanuelle Labesse, cœur de l’équipe et appuyées au cours des années par différents membres du Comité de rédaction et rejoins récemment par Alex Chartrand, Jany Lavoie et Yves Rochon. Enfin, il importe de souligner le rôle central de Maïka Sondarjee qui depuis 2011, numéro après numéro, inlassablement, s’occupe de la conception graphique et la mise en page.

À tous ceux et celles qui ont collaboré à faire de Possibles, cette revue d’idées qui persiste et signe, un grand merci et un joyeux anniversaire!!!

Notes

[1] https://redtac.org/possibles/a-propos/politique-editoriale-de-possibles/

[2] http://www.librairie.umontreal.ca/Products.aspx?keys=revue+possibles

Dominique Caouette, Gabriel Gagnon, Nadine Jammal et Maud Emmanuelle Labesse sont responsables du numéro et membres du Comité de rédaction.

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