Par Caroline Tremblay
Le cinéma québécois, tel qu’on le connaît, est assez jeune. Son essor date de la Révolution tranquille, notamment grâce à des films comme Les Raquetteurs de Michel Brault et Gilles Groulx et Mon oncle Antoine de Claude Jutra. Il a depuis connu des périodes de forte croissance, notamment dans les années 1990, tant au niveau du nombre de films produits au Québec, de leur part de marché, que du nombre de spectateurs en salle (1). Depuis quelques années toutefois, et malgré un rayonnement enviable sur la scène internationale, le cinéma d’ici est en perte de vitesse. Les productions destinées au grand public peinent à attirer les foules, alors que le nombre de projets se multiplie et que produire un film coûte de plus en plus cher. Par conséquent, pour intégrer ce qui est devenu une industrie compétitive, les cinéastes d’aujourd’hui n’ont d’autre choix que de se soumettre aux règles du marché. Et pour ceux qui refusent le compromis, le parcours s’annonce jalonné d’obstacle, mais leur permettra, à terme, de faire leur propre cinéma.
Quelques notions clés
L’aboutissement d’un projet de film, qu’il soit régulier ou indépendant, suit généralement trois étapes : le développement, la production et la diffusion. Le développement concerne la recherche et la rédaction du scénario, la construction du budget et les demandes de financement. Quant à la production, elle commence par la préproduction, qui couvre toutes les étapes précédant le tournage, de l’embauche des techniciens et acteurs à la location des lieux de tournage et de l’équipement. Vient ensuite la production, soit le tournage lui-même, puis la postproduction, qui inclut le montage, de même que le traitement de l’image et du son. Quant à la diffusion, elle regroupe la distribution et la promotion du film, mais également, dans certains cas, sa soumission dans différents festivals internationaux.
L’étape de la production est la plus complexe d’entre toutes, car elle exige de se conformer aux exigences administratives des organismes de financement, aux règles fiscales concernant la production cinématographique et aux conventions des différents syndicats du milieu. Ces lourdes contraintes administratives sont d’ailleurs fort dissuasives pour qui veut intégrer le domaine sans expertise préalable. C’est pourquoi, ne disposant ni des ressources ni des compétences administratives nécessaires pour s’aventurer dans ce milieu exigeant, de nombreux diplômés qui sortent chaque année des universités québécoises intègrent des équipes professionnelles ou abandonnent le milieu.
En outre, pour accéder aux voies de production normales, ce qui signifie transiger avec les grands organismes gouvernementaux, il faut le plus souvent passer par l’intermédiaire d’une boîte de production privée, qui prend en charge la gestion autant financière que logistique du projet. Toutefois, nombreuses sont celles qui hésitent à soutenir la relève, les premiers longs métrages étant considérés trop risqués, et les courts métrages, trop peu rentables. Par ailleurs, les boîtes de production traditionnelles disposent de certains droits sur les œuvres qu’elles produisent, réduisant la marge de manœuvre du cinéaste. À cet égard, ce qui différencie un film indépendant d’un film régulier ne fait pas l’unanimité, mais concerne généralement le contrôle créatif complet de l’œuvre, qui demeure entre les mains de son créateur.
Le nerf de la guerre
Les films québécois, qu’ils soient indépendants ou non, sont rarement financés par un investisseur privé, mais plutôt par Téléfilm Canada et/ou la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC), dont l’investissement peut atteindre plusieurs millions de dollars. Les deux organismes offraient auparavant un programme voué exclusivement au cinéma indépendant, permettant de financer de façon plus modeste des productions non destinées au grand public, mais ces derniers ont été respectivement abolis en 2010 et en 2015. Conséquemment, tous les projets soumis au financement sont désormais jugés selon une grille unique, en fonction du montant de financement demandé. Plus marginalement, le Conseil des Arts du Canada (CAC) et le Conseil des Arts et des Lettres du Québec (CALQ) octroient diverses bourses liées à la création cinématographique, et pouvant aller jusqu’à quelques dizaines de milliers de dollars. L’Office national du film du Canada (ONF) propose également quelques programmes, en production et en coproduction, principalement au niveau du documentaire. Quant aux gouvernements québécois et canadien, ils offrent des crédits d’impôt applicables sur les dépenses en production cinématographique, permettant ainsi d’accroître le budget de production.
Les sommes nécessaires à la production d’un film sont d’ailleurs variables et dépendent de nombreux facteurs, dont les lieux de tournage et le nombre de parties prenantes impliquées. Sur le plan salarial, il y a les cachets liés à la scénarisation, la réalisation et la production, mais également ceux de la direction artistique, de la direction photo, etc. Quant aux acteurs et aux techniciens, ils sont respectivement représentés par l’Union des artistes (UDA), et par l’Alliance québécoise des techniciens de l’image et du son (AQTIS), qui encadrent les conditions de travail de leurs membres et imposent des grilles tarifaires variant en fonction du budget de la production. Viennent ensuite les coûts liés à la technique et à la logistique, aux décors et costumes, en passant par les lieux de tournage et les repas sur le plateau. Droits divers, assurances et frais de financement intérimaire complètent un montage financier d’une étonnante complexité.
Quant aux revenus possibles, ils sont majoritairement tirés des entrées en salles et des ventes du film sous forme électronique, télévisuelle ou en DVD. Ces sommes font l’objet d’une structure de récupération des investissements, dont les termes variables sont négociés selon le projet, mais présentent certains éléments fixes. Ainsi, généralement, la salle de cinéma encaissera la moitié des revenus en salle. Vient ensuite le distributeur, qui se verra rembourser l’ensemble des frais encourus pour la promotion et la diffusion du film, en plus d’encaisser jusqu’à 40 % des revenus restants. Vient enfin la rémunération différée alors que le producteur, Téléfilm Canada et la SODEC, recevront un pourcentage des sommes restantes. Toutefois, comme les revenus générés par les productions cinématographiques québécoises sont souvent minimes, les dernières instances reçoivent rarement leur dû.
Le cinéma québécois s’avère donc très peu rentable pour la plupart des parties prenantes impliquées, à l’instar de nombre de cinémas nationaux, à l’exception d’industries telle que Hollywood. Les questions relatives à son financement et à ses orientations font d’ailleurs ponctuellement la une, révélant le malaise que suscite sa dépendance à l’État, alors que l’austérité budgétaire fait des ravages dans de nombreux programmes sociaux. Et si les enveloppes dédiées au cinéma n’ont pas drastiquement diminué dans les dernières années, certains voient les réorganisations et réorientations gouvernementales comme une volonté de démocratiser l’art, de privilégier la demande plutôt que l’offre, de viser avant tout le développement des publics, au détriment de la création artistique. S’ajoutent les changements apportés par le numérique et les nouvelles plateformes de diffusion, qui modifient durablement la façon de faire du cinéma au Québec. Par exemple, en 2010, ce sont des investisseurs américains qui ont rééquipé les salles de cinéma québécoises, en échange de redevances hebdomadaires de quelques centaines de dollars pour chaque film présenté. Ce faisant, il devient de moins en moins rentable de projeter des films locaux et indépendants, dont les revenus sont parfois inférieurs à la redevance exigée. Ce problème s’ajoute à celui de la distribution, qui fait l’objet d’un monopole quasi exclusif depuis quelques années, limitant le poids des petits distributeurs face aux superproductions américaines.
Faire autrement
À défaut de bénéficier d’un soutien gouvernemental, le cinéaste indépendant dispose de quelques moyens afin d’arriver à faire son cinéma. Outre les concours et résidences d’artistes, il existe de rares mécènes, mais également des fonds privés, notamment le fonds Harold Greenberg, pouvant investir plusieurs millions de dollars dans une production, moyennant une présence dans la structure de récupération. D’autres avenues sont également possibles, comme la commandite ou encore le sociofinancement, mais la rentabilité de ces initiatives est fort variable, notamment en fonction du réseau personnel du cinéaste, de la visibilité des autres artistes impliqués, et des contreparties offertes aux commanditaires et donateurs.
Au niveau de la main-d’œuvre, il est également possible de payer acteurs et techniciens en différé, ce qui signifie que selon le budget du film, jusqu’à 60 % de leur rémunération peut être versé dans un second temps, conditionnellement aux revenus générés par la production. Considérant la structure de récupération actuelle toutefois, rares sont ceux qui reçoivent effectivement ces sommes. Il s’agit donc davantage d’une concession salariale, motivée par l’amour de l’art pour certains, et le besoin de travailler pour d’autres. Il est également possible, pour le cinéaste indépendant, à la fois scénariste, réalisateur et producteur de son œuvre, d’y investir ses propres économies, de ne pas se verser de cachet, ou encore d’élargir son spectre de tâches, de façon à restreindre les dépenses de main d’œuvre. Il lui sera néanmoins de plus en plus difficile de se concentrer sur l’aspect créatif de son film.
Les innovations technologiques viennent toutefois à son secours, le passage de la pellicule au numérique rendant l’exercice à la fois moins couteux et plus flexible. Pourtant, s’il est désormais possible de faire un long métrage avec un téléphone ou une caméra bon marché, cette méthode présente de nombreux défis. Selon Martin Laroche, jeune cinéaste indépendant, si les nouvelles technologies ont grandement amélioré la qualité d’image du matériel à moindre prix, elles ne permettent pas une grande variété de plans et sont moins performantes sous certains éclairages, alors que la question du stockage et de la maniabilité des données numériques s’avère elle aussi problématique. Il est donc possible de faire un film sans matériel de pointe, certes, mais pas sans compromis. Il importe également de distinguer le but du cinéaste. Souhaite-t-il faire passer un contenu, un message, pour lequel la qualité d’image n’est pas primordiale, ou est-il engagé dans une recherche esthétique rendant impensable d’y renoncer? Mais dans les deux cas, pour un artiste ayant passé de nombreuses heures à imaginer son œuvre, à créer son scénario et en visualiser le résultat, un artiste pour qui le cinéma est un métier, le compromis peut s’avérer difficile.
Faire ensemble
Existe-t-il donc une façon de faire son propre cinéma, de produire un film à moindre coût, sans de trop lourds compromis? C’est le défi que tentent de relever quelques organismes québécois, qui regroupent certains acteurs du milieu afin de fournir différentes formes de soutien, permettant aux cinéastes de trouver leur place, quelle qu’elle soit, entre la création indépendante et les infrastructures traditionnelles. C’est le cas de Main Film, centre d’artistes fondé en 1982, dont la mission est de faciliter, stimuler et promouvoir la création cinématographique indépendante d’ici, par la formation, des programmes de production, mais également des infrastructures et du matériel. Une mission qui rejoint celle de Spira, coopérative basée à Québec et issue de la fusion, en 2015, entre Vidéo Femme et SpiraFilms. À ces s’organismes s’ajoutent PRIM, centre de production vidéo, qui propose des services semblables, et la Coop Vidéo, fondée en 1977, qui se donne comme mandat de favoriser l’émergence d’œuvres vidéographiques et cinématographiques riches et porteuses de sens, en veillant à ce que le contrôle artistique demeure entre les mains des auteurs. Au niveau de la diffusion, le centre d’artistes Vidéographe, fondé en 1971, a comme mission la distribution, la diffusion et la juste rétribution des droits aux artistes, le rayonnement de la discipline des arts médiatiques, de même que la formation.
Un autre centre d’artistes se distingue par son mandat très pointu de prise en charge d’une partie des exigences des organismes de financement et des syndicats du milieu, libérant les cinéastes du poids administratif afin qu’ils puissent se concentrer sur la production de leurs films, les Films de l’Autre. « Nous sommes le seul centre d’artistes où on trouve des réalisateurs qui produisent eux-mêmes leur propre film », souligne d’ailleurs Annick Nantel, directrice administrative de l’organisme. Les autres activités des Films de l’Autre sont réparties entre la formation, la consultation, la création d’outils de production et des activités de représentation et de lobbying. Fondé en 1988 par les cinéastes Benoît Pilon, Manon Briand et Jeanne Crépeau, il regroupe des cinéastes à la fois réalisateurs et producteurs de leurs œuvres, qui cherchent à faire du cinéma de manière indépendante, démocratique et libre (2). En outre, la fraternité est au cœur des relations entre ses membres, qui, en produisant leurs films, apprennent des autres, aux autres, avec les autres. En près de trente ans, l’organisme a permis la production de plus de soixante films, écrits, réalisés et produits par ses membres, qui sont à présent une quarantaine. L’originalité des Films de l’Autre réside également dans son double statut : centre d’artiste et boîte de production, lui permettant à la fois de soutenir, défendre et promouvoir le cinéma indépendant auprès des différentes instances du milieu, et de rencontrer les exigences gouvernementales quant à la production cinématographique. Membre du Conseil québécois des arts médiatiques (CQAM), de l’Alliance des arts médiatiques indépendants (IMAA) et du Mouvement pour les arts et les lettres (MAL), l’organisme veille d’ailleurs sur les intérêts de ses membres et du cinéma indépendant en général.
Parce que le cinéma québécois indépendant ne fait pas l’unanimité. Parce qu’il est méconnu, et que cette situation ne semble pas près de changer, comme en fait foi la véhémence avec laquelle il est parfois critiqué. Contrairement à ce qu’avançait le chroniqueur de La Presse Hugo Dumas, le 3 février dernier, le cinéma indépendant apporte davantage au spectateur que de « ressortir d’une salle de cinéma avec des idées suicidaires en noir et blanc et en gros plan » (3). Il permet une variété, une pluralité de voix et de signatures. Par ses expérimentations, il nourrit le cinéma grand public, en plus de faire vivre la culture d’ici et ses artisans. Il est témoin d’une réalité qui ne se montre que trop rarement dans les productions régulières, il est un moyen de critiquer, de contester, de créer un monde nouveau. Un monde de plus en plus difficile à arrimer aux exigences de rentabilité d’un système qui le dépasse.
Que faire alors? L’État doit-il continuer à soutenir le cinéma national ou doit-il le laisser entre les mains du marché, au risque de dénaturer la création locale? Une question porteuse de controverse, dans un contexte où les considérations sociales et culturelles ploient sous les impératifs économiques. Une chose certaine, selon Martin Laroche, il y aura toujours des films, même si le gouvernement cesse de financer l’industrie. À ce titre, c’est peut-être justement cette industrie qui pose problème. Les artistes souhaitent vivre de leur art, certes, mais chaque intermédiaire veut aussi sa part du gâteau. Faudrait-il donc réorganiser le système afin d’assurer une juste rémunération aux artisans d’ici? La production artistique devrait-elle être entièrement prise en charge par l’État afin d’en éviter la marchandisation? Autant de questions dont les réponses nécessitent davantage que des débats idéologiques ou partisans, mais une profonde réflexion visant à établir nos priorités collectives, tant au niveau culturel que pour l’ensemble des orientations de notre société.
Caroline Tremblay est candidate à la maîtrise en gestion de l’innovation sociale à HEC Montréal.
(1) Groupe de travail sur les enjeux du cinéma québécois (2013). De l’Œuvre à son public, Rapport du Groupe de travail sur les enjeux du cinéma québécois (novembre), Montréal, La Société de Développement des Entreprises Culturelles, 167 p.
(2) Samuel Flageul (2005). « Les Films de l’Autre : la vigie du cinéma indépendant », Ciné-Bulles, vol. 23, n°3, p. 44-46.
(3) Dumas, Hugo (2016). « Le mirage des Jutra », La Presse, 3 février 2016