Par Céline Hequet
Beaucoup d’entre nous sont préoccupés par les dérives du capitalisme, que ce soit la destruction de l’environnement, l’exploitation de la main-d’œuvre des pays pauvres, les pratiques dangereuses en termes de santé publique ou l’évitement fiscal des grandes multinationales. Les raisons de s’inquiéter ne manquent pas. Et lorsqu’une entreprise spécifique est pointée du doigt pour des pratiques spécialement scandaleuses, on juge que quiconque à la moindre « conscience » devrait en boycotter les produits, pour se tourner plutôt vers le bio, l’équitable, le local, le LEED, l’alouette (ce que nous appellerons ici l’ « activisme du consommateur »). Et on espère aller au paradis. Pendant ce temps, les certifications se démultiplient et le marché « éthique » a le vent dans les voiles.
Mais cette tomate bio est-elle vraiment bio? Les employées d’American Apparel sont-elles bien traitées? Amazon a-t-elle vraiment commencé à payer ses impôts, là où ses bénéfices sont réalisés (Filion, 2015)? Il n’est pas évident de décider pour qui « voter » parmi la myriade de candidats qui se présentent à nous, sur les tablettes du commerçant! Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’activisme du consommateur est chronophage. Mais est-il utile?
En effet, y a-t-il une chose telle que de « bons » et de « mauvais » capitalistes ? Ou y en a-t-il seulement des « moins pires », comme on dit en bon québécois ? Et si tel est le cas, où se trouve la limite entre une exploitation acceptable – de la nature, des travailleurs, des risques sanitaires ou des disparités fiscales entre pays – et une exploitation « sauvage » ? Ou bien l’appellation « capitalisme sauvage » est-elle un pléonasme ?
Il faudra reconnaitre que même si nous nous mettions tous à consommer bio-équitable-local-sans-parabène, s’il n’y a pas de limites au nombre de jeans que l’on peut s’acheter dans une année, on repousse au mieux la crise écologique de quelques décennies. Sous un capitalisme « vert », on aura besoin de toujours plus de coton cultivé sans pesticide et l’on intensifiera, tôt ou tard, la pression sur les écosystèmes. Même si l’on pouvait imaginer une économie complètement dématérialisée et constituée à 100% de services, rendus par des gens qui travaillent 24h par jour, il faudrait nécessairement augmenter toujours plus la population humaine pour répondre aux exigences du capital et faire croitre le PIB chaque année.
Le capitalisme peut certes s’adapter à certaines lubies du consommateur consciencieux. Le contenu qualitatif de la production lui est indifférent même si, bien souvent, on a construit des modes et même, de modes de vie pour favoriser des marchés particulièrement lucratifs, comme celui voiture et du pétrole qui l’alimente. Ce à quoi ce mode de production ne peut s’adapter, cependant, c’est un changement quantitatif. Sous le capitalisme, c’est grossis ou meurs!
Puisque ce sont des particuliers qui sont responsables des investissements dans l’économie, plutôt que l’État, il faut bien qu’ils aient un incitatif à risquer leur pécule. Ils ne le font certainement pas par charité ou par devoir envers la nation. Cet incitatif, c’est la perspective de profit. Ce profit peut ensuite être investi à nouveau dans le but de faire encore plus de profit. En d’autres termes, c’est la cupidité érigée en système.
Sans perspective de croissance, donc, c’est le retrait de tous les investissements et l’effondrement de l’économie capitaliste. Croire que l’activisme du consommateur peut s’étendre à la décision individuelle d’acheter moins revient à croire que le marché est mené par la demande. Nous aimerions au contraire exposer ici qu’il est mené par l’offre, et ce, grâce à la publicité, au crédit et à l’obsolescence programmée. Producteurs et consommateurs ne se battent donc pas à armes égales.
La nécessité d’une lutte collective pour ébranler ces trois piliers de la croissance apparait alors plus clairement. Car il ne s’agit pas d’une question de bonne volonté de la part des individus. On ne peut plus ignorer la publicité tellement elle est omniprésente, dans la rue, dans le métro, dans les magazines et même dans les films, grâce au placement de produits. De la même façon, renoncer au crédit relève aujourd’hui de l’héroïsme, alors que l’État se désengage de la couverture sociale et que les individus se tournent vers l’endettement pour faire face à des évènements de la vie tels que le chômage ou la maladie (Montgomery, 2013). De plus, les salaires stagnent alors que les couts de certains biens et services, notamment les maisons (Peterson et Zheng, 2011) et les études universitaires (Fortier et Tremblay-Pepin, 2014), ont littéralement explosé. Finalement, face à l’obsolescence programmée, nous sommes littéralement désarmés. À notre époque, une idée telle qu’un appareil électronique durable constitue tout simplement un oxymore. Et le choix de s’en passer n’est plus un choix individuel, car toute l’organisation sociale tourne désormais autour de l’ordinateur et du téléphone intelligent.
Lorsque l’on dit que la lutte pour la décroissance, qui est une lutte fondamentalement anticapitaliste, devra donc nécessairement être collective, cela veut dire qu’elle ne pourra pas être faite par le consommateur, mais bien par le citoyen. Pour le philosophe Mark Sagoff, les choix du citoyen sont non seulement différents, mais aussi éthiquement supérieurs à ceux du consommateur :
As a citizen, I am concerned with the public interest, rather than my own interest ; with the good of the community rather than simply the well-being of my family […]. As a consumer […] I concern myself with personal or self-regarding wants and interests ; I pursue the goals I have as an individual. I put aside the community-regarding values that I take seriously as a Citizen, and I look out for Number One instead (Blamey, Common, & Quiggin, 1995).
L’auteur pense que des gestes politiques tels que le vote sont issus des motivations publiques plutôt que privées. Les préférences du consommateur reflètent les conceptions de la vie bonne que les individus cherchent pour eux-mêmes, tandis que les préférences des citoyens reflètent les conceptions de la société bonne (Sagoff, 1998). De plus, la participation à une communauté politique implique un engagement moral que n’implique pas le marché. Les gens qui votent contre une résolution se sentent tout de même liés à elle, puisqu’ils ont participé au processus par lequel elle a été adoptée (Blamey et al., 1995).
La façon dont l’économie orthodoxe ou mainstream modélise actuellement les préférences du consommateur repose sur la prémisse que celui-ci est fondamentalement utilitariste. Selon ce modèle, pour chaque choix de la vie et notamment le choix d’acheter une tomate bio, les individus se demandent si les avantages (polluer moins ou protéger sa santé par exemple) pèsent plus lourd que les désavantages (essentiellement payer plus cher, mais également devoir se déplacer vers des magasins spécialisés). Chacun ferait donc sa propre petite analyse couts-bénéfices intérieure au moment l’achat. La prise de décision du consommateur implique donc que ce soit l’utilité nette d’une action qui détermine si elle est souhaitable ou non. Il n’y a rien de mal en soi, mais seulement des combinaisons de coûts et de bénéfices plus ou moins intéressantes (Spash, 2000). Mais existe-t-il des droits inviolables ?
Une posture déontologique en environnement est une croyance en sa valeur inhérente (Spash, 1997), c’est-à-dire que la faune et la flore auraient un droit intrinsèque à l’existence, indépendamment des attitudes que les humains peuvent avoir vis-à-vis d’elles (Stevens, Echeverria, Glass, Hager, & More, 1991). Des économistes ont observé l’existence d’un système de croyances déontologique plutôt qu’utilitariste chez beaucoup d’environnementalistes (Brookshire, Randall, & Stoll, 1980; Common, Reid, & Blamey, 1997; Spash, 1997; Stevens et al., 1991). Or, on peut justement assimiler les postures citoyennes au système de croyances déontologique. Alors que les consommateurs comprennent les désaccords, dans une société, comme une compétition pour des ressources rares, les citoyens les voient comme une opposition entre des croyances morales ou politiques. Lorsque nous nous préoccupons de la désertification ou de la situation des travailleuses au Bangladesh, c’est bien plus de nos vues politiques qu’il s’agit, plutôt que de nos intérêts de consommateur.
On pourrait arguer que d’acheter bio et local n’empêche pas d’être politisé. Nous voudrions démontrer dans cet article que si! Que de faire entrer les questions politiques dans la sphère économique a pour effet, justement, de les dépolitiser. La rationalité utilitariste peut alors prendre le pas sur toute autre façon d’appréhender le monde. Selon l’analyse qu’en fait Michel Foucault, c’est précisément ce qui s’est passé dans le passage du libéralisme au néolibéralisme.
La crise du libéralisme et la victoire de la voie radicale-utilitariste sur la voie juridico-déductive
Le néolibéralisme est apparu comme une tentative de refonder le libéralisme contre l’idéologie du laissez-faire, motivée par une croyance en l’existence de lois naturelles et donc d’une nécessité inscrite dans les choses elles-mêmes. Le libéral Herbert Spencer pensait le progrès de la société exactement comme celui d’un organisme soumis à la loi de l’évolution. L’État ne devait donc pas intervenir pour protéger les plus faibles ; c’était la justification scientifique du laissez-faire (Dardot & Laval, 2010).
Alors que la richesse et la force des États ne cessaient d’augmenter en Europe depuis le 16e siècle, la pensée libérale a ouvert deux voies pour réfléchir les limites de l’intervention gouvernementale, selon Foucault: la voie juridico-déductive et la voie radicale-utilitariste. Pour la première, ce sont les droits des individus qui limitent l’action du gouvernement de l’extérieur. C’est cette voie qui est privilégiée sous le libéralisme et c’est pourquoi il s’enfoncera dans une défense rigide du droit de propriété, vu comme droit naturel. Il laissera ainsi les gouvernants plutôt démunis face à de nombreux enjeux pratiques, tels que les privilèges acquis par certaines élites et les nombreux problèmes pauvreté, et rendra toute réforme laborieuse. C’est ainsi que la voie utilitariste, plus propice à l’adaptation, a été favorisée (Dardot & Laval, 2010).
En effet, le principe d’utilité permet de passer les frontières de l’économique et du politique pour n’offrir qu’un mode d’explication et de jugement de toutes les activités humaines, c’est-à-dire la tendance à produire plus de bien que de mal. A priori, il n’y a donc rien sur quoi le gouvernement ne pourrait se prononcer ; son champ d’action devient illimité (Dardot & Laval, 2010).
Foucault désigne l’utilitarisme comme une technologie de gouvernement (Foucault, 2004). Jeremy Bentham eut une grande influence dans ce tournant de la voie juridico-déductive à la voie radicale-utilitariste. En effet, ce dernier a reproché aux droits de l’homme d’oublier que l’individu poursuit en tout temps son intérêt et à l’économie politique que, hormis ce principe, il n’y a rien de naturel à l’ordre économique : la spontanéité du marché doit être construite. Il faut simplement, par des lois, permettre aux individus d’agir librement en empêchant les autres d’interférer et ainsi leur permettre d’atteindre le plus grand bonheur dont ils sont capables. Ces lois peuvent alors être examinées sous l’angle de l’utilité selon si elles peuvent, ou non, favoriser le plus grand bonheur de tous. C’est cette confrontation entre les droits individuels (naturels et donc rigides) et l’utilité (qui, elle, s’adapte aux circonstances) qui a mené à la crise du libéralisme (Dardot & Laval, 2010).
La tenue du Colloque Walter Lippmann, à Paris, en 1938, serait l’acte fondateur du néolibéralisme. Ce colloque permit la théorisation d’un interventionnisme proprement libéral, par opposition à l’interventionnisme de type keynésien prônant l’investissement public afin de créer de l’emploi, de stimuler la demande en augmentant la consommation des ménages et donc d’augmenter indirectement l’offre des entreprises. Ainsi, comme l’a expliqué Foucault dans ses cours au Collège de France : « Le néolibéralisme ne va donc pas se placer sous le signe du laissez-faire, mais, au contraire, sous le signe d’une vigilance, d’une activité, d’une intervention permanente (Foucault, 2004). » Cependant, le Colloque était divisé sur ce qui mettait le capitalisme en crise (Dardot & Laval, 2010).
Le courant ordolibéral et le courant austro-américain
En effet, certains étaient d’avis que le problème venait de la trahison des principes libéraux classiques (Lionel Robbins, Jacques Rueff, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et les théoriciens du courant austro-américain) alors que d’autres pensaient que c’était ces principes mêmes qui posaient problème (Louis Rougier, Walter Lippmann et les théoriciens allemands de l’ordolibéralisme) (Dardot & Laval, 2010).
L’ordolibéralisme, la forme allemande du néolibéralisme, est née dans les années 30 à Fribourg-en-Brisgau. Ses penseurs rejetaient la métaphysique naturaliste libérale, qui masquait selon eux le caractère construit du marché (Dardot & Laval, 2010). L’important, à leurs yeux, était au contraire l’interventionnisme juridique de l’État : « Toutes ces transactions dépendaient d’une loi quelconque, de la disposition de l’État à faire valoir certains droits et protéger certaines garanties. C’était par conséquent n’avoir aucun sens des réalités que de demander où étaient les limites du domaine de l’État » (Dardot & Laval, 2010).
L’ordolibéralisme tient son nom de ce qu’il considère l’ordre constitutionnel et procédural comme à la base de l’économie de marché et de la société : « [la loi] doit définir un cadre à l’intérieur duquel chacun des agents économiques pourra décider en toute liberté, dans la mesure où, justement, chaque agent saura que le cadre légal fixé à son action ne bougera pas (Foucault, 2004). » Cet ordre est celui de la concurrence. À titre d’exemple, la Communauté économique européenne a inscrit dans sa constitution la liberté de circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux. Par opposition au non-agenda libéral, c’est-à-dire là où l’État ne devait pas intervenir pour ne pas empiéter sur les droits naturels des individus, l’agenda néolibéral serait donc de construire des règles universelles, n’offrant aucun avantage à une catégorie particulière de personnes, pour régir la concurrence. En d’autres termes, comme le dit Foucault : « Il faut gouverner pour le marché, plutôt que de gouverner à cause du marché » (Foucault, 2004).
En effet, la concurrence ne produira ses effets que si certaines conditions ont été soigneusement aménagées, ce qui implique une intervention active de l’État. Celui-ci pourrait même aller jusqu’à encourager certains comportements pour atteindre les équilibres « naturels » du marché. Cet interventionnisme permet une adaptation continue à un ordre en constante variation, puisque basé sur la concurrence (Dardot & Laval, 2010).
Un tel ordre de la concurrence dessert l’intérêt des « citoyens consommateurs » plutôt que celui des entrepreneurs, qui lui va plutôt dans le sens du protectionnisme. L’expression « citoyens-consommateurs » n’est pas anodine ici. Comme nous l’avons dit, le principe d’utilité permet de transcender les limites entre le politique et l’économique. Il permet donc non pas de remplacer la démocratie par le marché, mais de faire une démocratie de marché : « L’entrepreneur ne fait pas de profits plus élevés en vendant de “mauvaises” choses plutôt que de “bonnes” choses. Ses profits sont d’autant plus importants qu’il réussit mieux à procurer aux consommateurs ce qu’ils demandent le plus intensément » (Dardot & Laval, 2010).
En effet, selon les ordolibéraux, c’est la pression que ces « citoyens consommateurs » exercent sur les producteurs qui permet l’amélioration de la productivité et le progrès social. Est-ce l’idéal que tente d’atteindre l’activisme du consommateur ?
Pour que cela fonctionne, le système doit cependant produire des individus capables de choix responsables et réfléchis. Selon les ordolibéraux, c’est en les faisant devenir propriétaires ou producteurs familiaux que l’on peut parvenir à rendre les individus responsables. Ils proposent donc cette « troisième voie », comme solution de rechange au darwinisme social du laissez-faire et à un collectivisme perçu comme liberticide (Dardot & Laval, 2010).
Les membres du courant austro-américain, immigrés aux États-Unis ou Américains eux-mêmes, mais tous rattachés à l’École moderne autrichienne, rejettent cette proposition des ordolibéraux. Pour von Mises, l’une des figures les plus importantes du mouvement avec Hayek, il n’y a pas de troisième voie : l’intervention du gouvernement, qui prétend savoir à la place des individus ce qui est bon pour eux, est nécessairement néfaste. Ce qui est mis de l’avant dans ce courant, plutôt qu’un interventionnisme juridique, c’est une dimension de l’homme qui se construit à travers la concurrence : l’entrepreneuriat.
C’est la dimension qui a davantage intéressé Foucault lorsqu’il a voulu présenter le néolibéralisme comme un mode de subjectivation, c’est-à-dire comme produisant un rapport spécifique à soi. En effet, selon le philosophe, le néolibéralisme amène les individus à se concevoir et donc à se comporter comme des entreprises. Les sujets néolibéraux savent saisir les occasions de gain et apprennent sur le marché par essai-erreur (Dardot & Laval, 2010).
Cependant, si le marché est un lieu d’apprentissage, les économistes peuvent accélérer le processus de formation de l’entrepreneur en faisant appel aux grands médias et à l’enseignement. Pour accomplir cette mission, les néolibéraux austro-américains ont notamment bénéficié d’institutions universitaires prestigieuses et bien financées telles que la London School of Economics et l’Université de Chicago, d’où le nom de l’une des branches du courant, l’« école de Chicago ». L’OCDE et l’Union européenne se sont également fait de puissants relais du discours de l’homme-entreprise, en priorisant la formation de l’esprit d’entreprise dans les systèmes d’éducation (Dardot & Laval, 2010).
Victoire du néolibéralisme et naissance de l’homo oeconomicus
Après plusieurs décennies de lutte idéologique, les politiques néolibérales ont fini par triompher, au tournant des années 80, avec l’élection de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis. Ces politiques n’ont pas nécessairement amené un recul de l’État, mais plutôt une transformation de son intervention à la façon d’une entreprise. L’État, une fois transformé, a amené à son tour les individus à se conduire comme des entreprises d’eux-mêmes, qui cherchent constamment à maximiser leur intérêt.
En effet, on a voulu que la raison économique soit à la base de toutes les décisions, c’est-à-dire généraliser l’analyse coûts-bénéfices à l’ensemble du comportement humain. À titre d’exemple, le néolibéral Gary Becker a voulu théoriser la famille comme une firme qui investit des « ressources » pour produire des « biens ». Comme l’explique à nouveau Foucault dans ses cours :
Dans l’analyse qu’ils font du capital humain, vous vous en souvenez, les néolibéraux essaient d’expliquer, par exemple, comment la relation mère-enfant, caractérisée concrètement par le temps que la mère passe avec son enfant, la qualité des soins qu’elle lui donne, l’affection qu’elle lui témoigne, la vigilance avec laquelle elle suit son développement, son éducation, ses progrès non seulement scolaires, mais physiques, la manière non seulement dont elle l’alimente, mais dont elle stylise l’alimentation et le rapport alimentaire qu’elle a avec lui, tout cela constitue pour les néolibéraux un investissement, un investissement qui est mesurable en temps, un investissement qui va constituer quoi ? Un capital humain, le capital humain de l’enfant, lequel capital produira des revenus (Foucault, 2004).
Même le criminel est vu comme quelqu’un qui investit pour faire du profit tout en risquant certaines pertes. Becker aurait eu cette illumination un jour, confronté au choix de se garer illégalement en risquant une amende ou de se garer légalement, dans un endroit peu commode. Après un calcul détaillé des deux options, il opta pour la première. Les néolibéraux estiment qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre un meurtre et une infraction au Code de la route ; seul le type de pénalité encourue varierait(Hamann, 2009).
Cette insistance sur l’homme entrepreneurial ou l’homo œconomicus, comme l’appelait Foucault, vient notamment du fait que la politique de croissance, sous le néolibéralisme, est désormais centrée autour du capital humain. Et la croissance économique constitue elle-même la seule politique sociale d’intérêt. En effet, il n’y a plus de couverture du risque par l’État comme sous le welfarisme, où l’on distribue des biens comme la santé et l’éducation à travers un système de droits universels, mais seulement un espace à l’intérieur duquel les agents peuvent affronter et assumer les risques. Ulrich Beck remarquait que le capitalisme avancé donnait lieu à une individualisation radicale, transformant les crises sociales en crises individuelles, les causes extérieures en responsabilités individuelles et les problèmes liés aux systèmes en échecs personnels (Dardot & Laval, 2010; Foucault, 2004). Aujourd’hui, peut-on s’étonner que l’on tente de résoudre individuellement un problème collectif, avec l’activisme du consommateur?
Bien au-delà des problèmes environnementaux, on a voulu que l’individu néolibéral commence par s’aider lui-même, avant d’attendre l’aide de l’État. Par exemple, on a voulu que le chercheur d’emploi devienne un acteur de son employabilité en se « flexibilisant » et en investissant dans sa formation, tel un autoentrepreneur. De la même façon, on s’attend à ce que les consommateurs prennent en charge la crise écologie plutôt que de légiférer du côté de la production.
Comme nous l’avons vu, ce rapport entrepreneurial à soi tire son origine du courant austro-américain qui, selon Foucault, a une relation beaucoup plus radicale au marché que le courant ordolibéral (Flew, 2012). C’est également un austro-américain, le professeur de la London School of Economics Lionel Robbins, qui a proposé une nouvelle définition de la science économique, aujourd’hui largement reprise dans les départements orthodoxes: étant donné des besoins illimités d’un côté et des ressources limitées de l’autre, il y a forcément des choix à faire entre des fins alternatives (Foucault, 2004).
Influencée par cette définition, l’École de Chicago a concentré son travail à comprendre ce qui motive les individus à allouer leurs ressources rares à certaines fins plutôt qu’à d’autres (à une tomate bio plutôt qu’à une tomate « normale »), c’est-à-dire à analyser l’action humaine comme gouvernée uniquement par la rationalité économique, telle une entreprise. Ceci a abouti à l’application de la forme économique à la sphère sociale, omettant alors les différences fondamentales qui existent entre les deux (Lemke, 2001) : « il s’agit de démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille » (Foucault, 2004).
Le néolibéralisme traduit ainsi tout problème politique ou social dans les termes du marché, les convertissant en problèmes individuels avec des solutions de marché(Brown, 2006). Il ne serait donc pas tiré par les cheveux d’affirmer que l’activisme du consommateur joue le jeu du néolibéralisme.
Conclusion
Lorsque l’on réfléchit les enjeux politiques dans les termes du marché, cela a des répercussions concrètes sur les comportements. Affirmer que le néolibéralisme agit comme mode de subjectivation et amène les individus à maximiser leur intérêt en tout temps, ce n’est pas qu’un passetemps de sociologue et une excuse pour se penser bon, en utilisant des termes compliqués dans des revues de gauche!
Une recherche sur les paiements pour les services écosystémiques a été menée au Mexique. Ces paiements sont des transactions par lesquelles on compense des individus pour ne pas exploiter une ressource qui leur aurait rapporté, ce qui permet le maintien de plusieurs services écosystémiques qui profitent à l’ensemble d’une population. La recherche a démontré que plus cela faisait longtemps que les gens recevaient de tels paiements, plus ils percevaient les motivations pour la conservation comme liées à des motifs monétaires et utilitaristes(Kallis, Gómez-Baggethun, & Zografos, 2013).
Le chercheur Samuel Bowles, qui se spécialise en sciences comportementales, est d’avis que dans un régime de tarification, le prix en vient à remplacer la morale. Il donne pour exemple des garderies où l’on a commencé à imposer une amende lorsque les parents arrivaient en retard. Cela eut pour effet de doubler les retards, puisque les parents les percevaient désormais comme une autre marchandise parmi tant d’autres qu’ils pouvaient acheter et cessaient de se préoccuper de l’inconvénient posé aux employés. Les incitatifs monétaires mineraient donc les motivations éthiques et pourraient, en ce sens, en venir à être contre-productifs. De plus, ils viendraient changer les préférences à long terme, en faisant dévier les motivations des individus vers l’intérêt personnel, et ce, même après le retrait desdits incitatifs (Bowles, 2008).
L’idée qu’il puisse exister une chose telle qu’une « démocratie de marché », comme prôné par les ordolibéraux – qui ne font pas la distinction entre citoyen et consommateur –, n’implique pas seulement que nous puissions nous détourner de l’intérêt public (protéger la planète) pour nous concentrer sur notre intérêt personnel (avoir un sentiment de satisfaction morale à l’idée de faire une bonne action (Kahneman & Knetsch, 1992), vouloir protéger sa santé), dans un mouvement de dépolitisation des enjeux environnementaux. La démocratie de marché, qui est le principe derrière l’activisme du consommateur, implique aussi forcément de la croissance et la croissance implique, tôt ou tard, une crise écologique.
Il est donc urgent de rompre avec cette idée que l’on peut, en achetant bio, équitable, local certifié LEED ou alouette, ébranler le système. Il faut prendre les choix de consommation pour ce qu’ils sont : un mode de vie, une façon de vivre tant bien que mal en accord avec nos principes ou nos idéaux et d’édulcorer un peu le capitalisme. Seule une action politique et donc forcément collective pourrait nous permettre de passer à un mode de production centré sur les besoins de la population qui, parce qu’ils sont bien limités, contrairement aux exigences du capital, pourraient être respectueux de la finitude de la planète. Pour paraphraser ce qu’affirmait Rosa Luxembourg il y a déjà un siècle, ce sera l’écosocialisme ou la barbarie!
Diplômée en biologie et en économie, Céline Hequet est candidate à la maîtrise en sociologie. Elle s’intéresse à la prise en charge néolibérale de la crise environnementale en particulier, et aux phénomènes néolibéraux en général, des coupures dans les services publics au culte de la performance, en passant par le self help.
Références
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