Par Marie-Pierre Bousquet
En septembre 2015, un nouveau programme pluridisciplinaire a été officiellement mis sur pied à l’Université de Montréal : le programme en études autochtones, au premier cycle. D’où sort cette offre de formation et à quels besoins étudiants répondra-t-elle ? Depuis des décennies, l’UdeM comptait dans son corps professoral des spécialistes de questions autochtones. Au départ restreintes à ses disciplines mères, principalement l’anthropologie et l’histoire, les études autochtones s’étaient étendues à une grande variété de domaines, y compris la biologie et la médecine dentaire. Si les réseaux de recherche permettaient à plusieurs professeurEs de travailler ensemble, leur collaboration ne s’étendait pas à l’enseignement. Il fallait donc remédier à cela. Mais en l’absence de tradition institutionnelle en la matière, il n’était pas facile de déterminer quels étaient les besoins et quels types d’étudiantEs étaient susceptibles d’être intéresséEs au programme.
Quelques faits sur les peuples autochtones
Il faut savoir que le Canada, dans sa Constitution, reconnaît trois peuples comme autochtones : les Amérindiens ou Premières Nations, les Inuits et les Métis, qui représentent en tout environ de 4 à 5 % de la population du pays. Au Québec, il y a onze peuples autochtones, soit dix nations amérindiennes et la nation inuit[1] (au Nunavik). Ils représentent officiellement 1,5 % de la population. L’existence de Métis en terre québécoise n’est pas entérinée par le droit et par les instances politiques, mais de nombreuses organisations métisses existent, et un récent jugement de la Cour Suprême (janvier 2013) pourrait changer les choses. Le Canada est signataire de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. En effet, sur le plan international, on estime que 350 millions de personnes, réparties en 5 000 peuples, peuvent être considérées comme Autochtones et ce, sur tous les continents. Les similitudes de situations – dans les modes d’organisation sociale ainsi qu’aux niveaux politique, juridique, historique – et les résultats sur les langues, les savoirs environnementaux et autres ont incité à utiliser un seul et même terme pour une grande diversité de peuples. Ils ont tous en commun d’avoir été, et d’être toujours, marginalisés dans les États où ils vivent et dans lesquels ils ne se reconnaissent souvent pas, dont les institutions leur ont été imposées et où ils ont, en règle générale, un bas niveau socioéconomique. En revanche, très souvent, leurs terres sont convoitées pour le développement de projets d’extraction des ressources.
Afin de tenir compte de la complexité de cette réalité, le nouveau programme comporte deux options : Autochtones du monde et Autochtones du Canada. Si dans la deuxième, le point commun de la concentration des cours est évident, dans la première, les étudiantEs sont invitéEs à choisir des cours qui peuvent aussi bien porter sur l’Afrique que sur les pays andins. L’Université de Montréal comporte en effet de nombreuses expertises sur l’Amérique latine, sans toutefois se limiter à cette aire géographique.
L’origine du programme
En avril 2013, une semaine de rencontre Québécois-Autochtones, organisée par le Dr Stanley Vollant avec l’Institut Tshakapesh[2], eut lieu sous un shaputuan, campement traditionnel innu monté sur le campus. À l’issue de la cérémonie d’ouverture, je fus interpelée par Guy Breton, le recteur de l’UdeM : « Alors, Marie-Pierre, quand allez-vous créer un programme d’études autochtones ? » Justement, après six mois de participation au comité Shaputuan avec d’autres professeurs, des étudiants et des membres de l’administration, j’étais convaincue que l’idée était pertinente et j’avais jeté les bases d’un possible programme sur un fichier de mon ordinateur. J’écrivis à tous les professeurs spécialistes d’enjeux autochtones que je connaissais et les invitai à une rencontre de discussion. L’enthousiasme fut général et le soutien, unanime. De nombreux professeurs, qui jusque-là n’enseignaient pas dans leurs domaines de spécialité mais donnaient des cours plus généraux, offrirent de créer de nouveaux cours. Portée par cette énergie, je me lançai donc. Des mois de travail s’ensuivirent : création des argumentaires, sondage auprès des étudiantEs, passages devant diverses instances, propositions, rejets ou remarques, contre-propositions.
Mais comment assurer sa légitimité et se lancer dans l’aventure dans une université où aucun professeur n’était autochtone ? Où l’on ne savait pas combien d’étudiants étaient autochtones ? Où il n’y avait pas de services spécifiques pour les Autochtones ? Tout était à faire et tout le monde mit l’épaule à la roue. Je ne parlerai ici que du programme en lui-même, mais gardons à l’esprit que l’élan fut collectif. Par exemple, un groupe d’étudiantEs lança le cercle autochtone Ok8api en février 2014 (Ok8api -prononcer okwabé- signifie « être assis en groupe » en anicinabe[3]/algonquin) ; et l’administration créa une option d’auto-identification comme Autochtones pour les étudiants dans les demandes d’admission. De façon personnelle, je consultai mes propres étudiants autochtones, ainsi que des membres de diverses Premières Nations. Je me demandais surtout s’ils trouveraient pertinents que des gens acquièrent une formation sur leurs réalités : là aussi, la réponse fut des plus positives. Des professionnels des horizons les plus divers travaillent tous les jours avec des Autochtones, dans et hors communautés, et leurs interlocuteurs autochtones sont souvent fatigués de devoir apprendre à chaque nouveau venu, dans un éternel recommencement, ce qui leur apparaît comme des évidences primaires. Un programme spécialisé dans l’une des plus grandes universités canadiennes, qui forme des dizaines de milliers d’étudiantEs, leur semblait donc une nécessité.
Le programme en études autochtones de l’UdeM
Le programme en études autochtones de l’UdeM a trois objectifs :
- acquérir une formation de base sur les réalités autochtones
- avoir des outils pour éventuellement travailler avec des Autochtones
- en savoir plus sur l’histoire, les cultures et les questions sociales des peuples autochtones.
Il s’adresse aux étudiantEs qui :
- travaillent ou vont travailler avec des Autochtones dans leur milieu (professions de la santé, milieux judiciaire ou communautaire, organisations non gouvernementales, administration publique, culture et communication, environnement et développement durable, exploitation des ressources territoriales, gestion des ressources humaines, domaine de l’éducation);
- souhaitent acquérir une formation de qualité sur les questions autochtones;
- sont Autochtones et veulent obtenir des outils d’analyse critique et une formation universitaire en lien avec leurs réalités.
En résumé, le programme cible tout le monde, que ce soit par intérêt personnel ou professionnel, quel que soit l’âge et l’origine. Il se veut un lieu qui favorise le dialogue et l’ouverture d’esprit, autant pour l’avancement de la connaissance que de la société.
Si le programme est très axé sur les sciences humaines et sociales, qui représentent une grande proportion des cours, il a comme force de comporter aussi des cours de domaines autres et divers : ainsi, l’anthropologie, la criminologie, l’histoire, la géographie, la psychoéducation, l’histoire de l’art, la science politique, la sociologie, la linguistique côtoient le droit, la pharmacologie et les sciences des religions, la liste n’étant pas exhaustive. Tous les cours se donnent en présentiel, c’est-à-dire en face à face, dans des salles de classe. Les étudiantEs ayant terminé avec succès au moins douze crédits du programme peuvent s’inscrire à un stage individuel dans le but d’acquérir des connaissances pratiques par l’observation, à des fins de sensibilisation et d’apprentissage. Le milieu d’accueil peut être : un programme en études autochtones, un musée, un organisme autochtone, un service offert aux Autochtones, une communauté autochtone, etc. Les activités auxquelles participe l’étudiantE lui permettent de mieux connaître, dans un contexte concret, un aspect des réalités autochtones et de rencontrer des acteurs du milieu concerné. À chaque session d’été sera aussi proposé un stage collectif, sous la forme d’une sorte d’école d’été d’une semaine intensive en milieu autochtone. Le stage collectif est une collaboration de l’Université de Montréal avec l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Pour pallier l’absence de professeurEs autochtones, qui est courante dans les universités francophones à l’heure actuelle, les professeurEs du programme sont encouragés à inviter dans leurs cours des conférenciers autochtones. La direction du programme a, pour ce faire, établi une liste de suggestions, liste qui peut être enrichie à tout moment. Pour que les points de vue autochtones soient le plus possible représentés, et dans la lignée des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, les professeurEs utilisent aussi dans leurs cours divers moyens pour faire entendre la voix de ceux et celles dont il est question : projection de films, visites d’associations autochtones ou de communautés autochtones, etc. L’idée est d’éviter à tout prix de se poser en détenteur des vérités sur les Autochtones en étant plutôt des courroies de transmission des savoirs partagés par les Autochtones.
Le but du programme n’est pas seulement pratique : il est aussi social. Dans une société majoritaire où les Autochtones sont méconnus, sujets à toutes sortes de représentations négatives, où ils ont aussi le plus de chances d’être pauvres, mal nourris, mal soignés, avec le moins d’accès à l’eau potable, il est important que l’Université joue son rôle de dispensatrice de savoir, participant à former des citoyens allochtones qui contribueront à faire la différence en créant une société globale plus éclairée et plus équitable. En outre, les Autochtones ayant moins de chances d’accès aux études postsecondaires que les autres, l’Université a le devoir de faire un meilleur accueil à ces derniers pour participer à leur empowerment.
Uatik et Mitig
Dans cette lignée, a été inauguré en septembre 2015 le salon Uatik (tanière, en innu), dont la gestion dépend du programme. Ce salon, à la fois lieu de travail et de socialisation, a pour vocation d’être un « home away from home » pour les étudiantEs autochtones. Ils peuvent y prendre leurs repas, s’y reposer, se concentrer, échanger, recevoir du mentorat, tenir des activités culturelles, accueillir des étudiantEs non autochtones : c’est une sorte de territoire autochtone dans un milieu qui leur est en général essentiellement étranger. Le salon a été inauguré officiellement lors du lancement du programme, pendant la première semaine Mitig de l’UdeM. Mitig signifie arbre en anicinabe, illustrant le savoir qui croît sans cesse et la volonté de voir grandir la présence autochtone au sein de l’UdeM. Il s’agit d’un événement qui aura lieu chaque année à l’occasion de l’équinoxe d’automne. Pour sa première édition, Mitig, organisé par la direction du programme et les membres du cercle Ok8api, a duré trois jours et a comporté une succession d’activités variées, comprenant par exemple des tables rondes, des projections de films, des performances artistiques, des débats, le tout animé presque exclusivement par des Autochtones. Mitig a été lancé par Nicole O’Bomsawin, première Autochtone à obtenir un doctorat honoris causa de l’UdeM (en 2011, à la demande du département d’anthropologie), par Geoffrey Kelley, ministre provincial responsable des Affaires autochtones, par Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, par Guy Breton, recteur de l’UdeM, et par Tania Saba, doyenne intérimaire de la Faculté des arts et des sciences, en présence d’Hélène Laurendeau, sous-ministre fédérale déléguée d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, et d’Ève Bastien, chargée de projet au postsecondaire du Conseil en Éducation des Premières Nations.
Le programme en études autochtones, qui est facultaire, est hébergé au département d’anthropologie, dont je suis membre. Il n’est pas contingenté et l’on peut s’y inscrire en automne comme en hiver. Les projets futurs abondent pour que le programme se consolide et cherche perpétuellement à se bonifier : nouvelles collaborations et nouveaux partenariats (avec des communautés, des organismes autochtones; avec d’autres programmes), nouveaux cours, nouvelles méthodes pédagogiques (projet de cours en ligne). Il se veut un lieu dynamique, un moyen par lequel les Autochtones prendront vraiment leur place à l’UdeM. Je suis fière d’en être la directrice et je souhaite le voir grandir, avec l’embauche de nouveaux professeurs (Autochtones bienvenus!) et l’arrivée de nouveaux étudiants qui mettront en commun leurs expériences et leurs façons de voir pour changer le monde.
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Marie-Pierre Bousquet est directrice du programme en études autochtones (mineure/module) de l’Université de Montréal et professeure au département d’anthropologie.
Notes de fin
[1] NDLR. Notez que la graphie «inuit» inclut le féminin.
[2] Dans la région de la Côte-Nord, Québec. http://www.icem.ca/
Voir, par exemple, le guide terminologique autochtone de l’UMQ à http://www.umq.qc.ca/uploads/files/pub_autres/Guide_terminologique.pdf