Par Murielle Jassinthe
Baie de l’Arctique, 1er jour de l’expédition, ***1912
Je quitte la région du Nord de l’Île de Baffin et prends le large vers la Baie de l’Arctique. S’ouvrent devant moi les flots ; leurs lèvres ensorcelantes me grisent, attisent le désir d’aventure qui me possède. Cette année encore, je suis l’ingénieur civil responsable de la sphère scientifique de l’expédition. Je me nomme Émile Lavoie, emais les Inuit[1] m’appellent Nukaliak[2]. À bord du navire du Kapitai-Kallak[3] (le Capitaine J.-E. Bernier) se trouvent notamment le Dr Bolduc, Fabien Vanasse, Wilfrid Caron, Alfred Tremblay, Napoléon Chassé, Arthur English, Jules Morin ainsi que moi-même. Nous nous éloignons du rivage sous les acclamations du village. Leur chaleur nous met le vent dans les voiles. Wilfrid Caron fait gémir le gramophone qui entonne un air de chez nous : « Ohé, ohé Matelot…Matelot navigue sur les flots […] ». La coque s’engouffre au cœur de l’entendue argentée. Absorbé, je contemple les glaces de l’ukiuq[4] brillant tel diamants de lumière.
Pond Inlet, 3e jour de l’expédition, ***1912
Une fois à Pond Inlet, nous nous préparons pour la nuit. Nos guides et amis inuits, Amarualik, old Nasuk et Kunuk, ayant préparé notre arrivée, ont érigé une tente afin que nous nous abritions. Nous nous défaisons de nos parkas[5] en peaux de phoque et de nos kamiks[6]. Old Nasuk ayant chassé un loup de mer, nous en partageons le foie encore chaud. Suant abondamment, nos corps se détendent. Je sombre dans le sommeil, bercé par les légendes que nous raconte Kunuk. Mes songes sont investis par les récits de la femme attirée par la lune, de l’origine du soleil et de la lune, du tonnerre et des éclairs ainsi que du brouillard. Les vents violents font entendre leurs sifflements sauvages. La sphère diurne cède place aux parures de la nuit.
Au temps où la nuit était constante
Au temps où la nuit était constante, les hommes devaient dissimuler leur nourriture dans la toundra afin que les bêtes ne la mangent. Ainsi, le loup et le renard devaient chaparder leur pitance afin de survivre. Alors que le loup parvenait à dénicher sa nourriture aisément, même dans la noirceur la plus totale, le renard, quant à lui, n’y arrivait que de peine et de misère. Aussi, ce dernier désirait que la lumière soit afin de pouvoir manger à sa faim. Le renard se mis donc à appeler les feux du jour à son secours. Le loup, désirant poursuivre sa domination refusait qu’il en soit ainsi. Il cria à la nuit de rester auprès de lui et de couvrir le monde de son manteau. Le loup et le renard crièrent tant et si bien que les esprits scindèrent le ciel en deux parts : l’une de lumière, l’autre de pénombre. Ainsi naquit le premier jour, des fruits d’une chamaillerie entre un loup et un renard.
Pond Inlet, 4e jour de l’expédition, ***1912
Mon regard s’ouvre sur la Terre de minuit. Kunuk et Morin ravitaillent le feu s’étant éteint au cours de la nuit. Café, thé et biscuits Pilot sont notre déjeuner. Nous mangeons aussi une partie de la chair du loup marin tué la veille. Notre mission étant d’effectuer du commerce aux quatre coins du territoire, nous reprenons la route de bon matin. Ayant été laissés libres durant la nuit, les chiens sont parvenus, malgré notre vigilance, à grignoter quelques provisions ainsi qu’à ronger leur harnais. Amarualik s’enquiert de la gravité des dégâts. Tout semblant en ordre, nous rassemblons les chiens et quittons le camp. Les bêtes courent à perdre haleine sur la baie gelée. Baroque, l’ikkalrut[7] laisse entrevoir ses dédales escarpés. La blancheur défile en un trait continu. Les chiens rompent leur harnais. Les flots de la Baie de Baffin, ondés métalliques, se confondent au ciel tandis que je sombre dans la mâchoire du temps.
Le Narval, ***1912
Dans les vagues indociles je m’enfonce. Mes vêtements me pèsent telle une ancre résolue à entraîner ma mort. Le froid pourfend résolument mes os, tel l’ulu[8] traçant son sillon dans la chair coriace de l’ours polaire. Mon corps déchiré est emporté sous les grésillements lancinants des eaux de la Baie de Baffin. La poitrine sous vide aux limites de l’implosion, je m’abandonne.
Je sens contre les parois de mon corps transi, le contact d’une masse souple et visqueuse. M’agrippant par le capuchon de ma parka, l’on déplace ma carcasse moribonde. Un objet est glissé entre mes lèvres…« uaaaahhh!…euhhh ». La pression inondant mes poumons se dissipe. Les yeux mi-clos, je demeure immobile. D’où me vient le secours?
L’origine du narval
Une mère avait deux enfants, un garçon et une fille. Le jeune homme était aveugle. Sa mère, ne l’aimant pas, refusait de le nourrir comme il se doit. Elle ne lui donnait que de la viande de chien pour tout repas. Le garçon, malgré sa cécité, était un excellent chasseur. Sa sœur et lui partaient régulièrement à la chasse au phoque et au loup marin, armés d’un harpon et d’une corde. Ayant développé une excellente ouïe, il parvenait à percevoir tous clapotis, bruissements et soubresauts agitant la baie. Afin d’empêcher son frère d’être emporté par le poids de sa proie, la jeune fille enroulait une corde autour de la cage thoracique de ce dernier. Un jour, le jeune homme demanda à sa sœur de le mener jusqu’à la baie. Il mit sa tête sous l’eau et appela son esprit gardien. Peu de temps après, un majestueux oiseau vint à sa rencontre. Il lui apprit que c’était la méchanceté de sa mère qui l’avait rendu aveugle. Le prenant sur son dos, il plongea à maintes reprises dans les flots. Progressivement, il fut guéri de sa cécité. Le jeune homme retourna donc chez lui empli d’une haine tenace, mais cachant bien son ressentiment. Sa mère fut surprise et effrayée de constater qu’il avait recouvré la vue. Un jour, il amena sa mère à la chasse. Comme ses enfants semblaient s’amuser, cette dernière voulut s’y exercer également et insista pour lancer le harpon. Son fils attacha la corde autour d’elle et la laissa s’avancer tout près de l’eau. Lorsqu’elle parvient à harponner une grosse bête, il laissa la corde s’échapper de sa poigne, et sa mère fut attirée dans les profondeurs de la baie. Sa vengeance assouvie, le jeune homme la laissa croupir aux confins des fonds marins et partit avec sa sœur vers d’autres contrées. Le corps frigorifié de la marâtre se transforma alors en animal aquatique et ses deux tresses devinrent une corne qu’aujourd’hui encore, elle arbore sur le front. Ainsi naquit le premier narval, issu d’une haine qui jamais ne meurt si elle est entretenue.
Le Narval, ***1912
Son regard est la première chose que je vois lorsque je m’éveille enfin. Je tente de me départir du morceau de corne qui obstrue ma gorge. Le narval m’intime de ne rien en faire. Étrangement, il semble que ses propriétés merveilleuses me permettent de respirer sous l’eau. En effet, l’abrasive sensation de mort s’étant emparée plus tôt de mon corps s’est estompée. Le narval, m’ayant fait son récit, m’avoue que, prise de remords quant à ses agissements envers son fils, elle s’est donné pour mission de secourir du péril tous jeunes gens qui croiseraient son chemin.
Le royaume qui m’entoure est composé d’une gigantesque cage thoracique de baleine bordée d’énormes pierres. Il est gardé par un chien qui, docile, se tient coi à son entrée. Des baleines, des narvals, des phoques ainsi que des êtres, à mi-chemin entre l’homme et le mammifère marin, nagent autour de nous, animés par la curiosité. Soudain, le silence enveloppe l’espace. Les créatures s’écartent promptement et font place à une femme à la grâce olympienne. Ému par sa beauté, les vers de Bonier se distillent dans mon esprit : « Sur la profonde mer Vénus se lève…» De ses mains aux doigts amputés, elle m’invite à m’asseoir.
Sedna ou la mère des mammifères marins
Avilayoq (aussi appelée Uinigumissuitung[9]), ne voulait pas prendre d’époux. Nul homme ne semblait avoir grâce à ses yeux. Son père désespérait de la voir convoler avec quiconque en dépit de ses nombreuses tentatives pour lui trouver un homme. Désespéré, il lui donna pour tout partenaire qu’un gros rocher qui traînait près de leur demeure et qu’il avait préalablement transformé en chien. Elle consentit enfin à s’y marier. Avilayoq fabriquait des kamiks qu’elle attachait au cou du chien. Il allait ainsi chez son beau-père qui remplissait les bottes de viande afin de les nourrir, lui, sa fille et leurs enfants. Un jour, elle rencontra un étranger et fut séduite par son allure marginale, sa peau claire, sea barbe touffue et abondante… C’était le Kapitai-Kallak. Elle résolut aussitôt de fuir avec lui et de quitter sa famille. Son père, furieux, partit à sa recherche. Lorsqu’il la retrouva, elle refusa de le suivre. Il dut l’obliger à monter à bord de son embarcation. Sur ces entrefaites, le Kapitai-Kallak, s’étant lancé à leur poursuite, arriva à proximité. Le père craignant que son qajaq[10] ne verse, précipita sa fille dans les eaux glacées. Rétive à se laisser noyer, elle s’agrippait aux bords de l’embarcation. Afin qu’elle lâchât prise, il lui assena de violents coups de hache sur les premières jointures de ses doigts. Tombant à l’eau, elles se transformèrent en baleines. Les ongles, eux, se métamorphosèrent en mâchoires de baleine. Cependant, Avilayoq continuait à s’agripper au navire. Son père s’empara de nouveau de sa hachette et lui sectionna les secondes jointures. Une fois au contact de l’eau, elles devinrent un sceau chtonien, porteur des pouvoirs du monde souterrain[11]. Pourtant, la femme s’agrippait toujours au qajaq. Le père récidiva de plus bel et lui rompit les dernières jointures auxquelles se substituèrent des phoques. Continuant pourtant à se maintenir à la surface, il ne lui restait que la paume des mains pour tout appui. Enfin, son père prit son aviron et lui creva l’œil gauche. Elle nagea loin de l’embarcation, ce qui permit à son père de s’éloigner d’elle, la laissant seule à la merci des flots. On la connaît depuis sous le nom de Sedna, maîtresse du royaume des bas-fonds. À ses pieds, est campé son premier époux, le rocher transformé en maton.
Sedna, ***1912
Sedna s’interrompt. Après un silence, elle m’ouvre les dédales de sa pensée : elle souhaite que je parte à la recherche de ses enfants perdus dans le monde terrestre. Elle m’apprend qu’à la suite de sa disparition, ses enfants commirent l’imprudence de flâner dans la toundra une fois la nuit tombée. Une Amautalik[12] les ayant capturés et entraînés dans son amauti[13], ils ont disparu du monde des vivants. Son sceau chtonien l’empêchant de quitter son royaume, elle n’a pu s’acquitter elle-même de cette mission. Aussi, elle compte sur ma connaissance du territoire afin de retrouver sa progéniture. Dans le but d’influencer le dénouement de ma quête, elle me confie une parcelle de son sceau. Elle souffle à mon oreille : « Que ce qui est issu de mes entrailles me revienne. »
Ile Bylot, 1er jour de l’expédition, ***1912
Je me libère de la grippe des flots et retrouve mes repères sur la terre ferme. Le sol est recouvert d’une épaisse couche de neige duveteuse. Les rayons solaires triturent de leurs caresses ardentes la toundra qui s’éveille à l’upirngaaq[14]. Strié des feux diaphanes de l’Arctique, le ciel semble diriger ma course vers la pointe nord-ouest de l’île Bylot.
« Minuit ! calme profond ! Silence ! silence éternel, grave, supra-terrestre ! Silence tellement silencieux qu’il vacille ! L’oreille saisit le bruissement des atomes, de la lumière ! Silence qui n’est pas sépulcral car il est illuminé, éclairé et vivifié par ce grandiose spectacle du soleil de minuit. Minuit ! pas une étoile au firmament[15] ! »
Ile Bylot, 3e jour de l’expédition, ***1912
Le vent cavale à travers la toundra, devient la toundra tout entière. À l’instar du didgeridoo des aborigènes australiens, le crissement de la neige sous mes pas fait entendre une musique étrange, vibrante et suave. Au loin, un hameau déchire la nuit ; un immense iglou se dressant en son milieu. La lumière de la lampe maniq[16] répand son scintillement. Je me décide à franchir le seuil de l’iglou, afin de m’informer auprès de ses occupants s’ils auraient rencontré la progéniture de Sedna. Une fois à l’intérieur, j’aperçois des êtres étranges ne ressemblant pas tout à fait à de vraies personnes[17]. Ils sont groupés autour du feu. Leurs ongles longs et racornis font entendre de sinistres cliquetis tandis qu’ils se lancent des regards circonspects. Ils m’invitent à m’asseoir parmi eux. La chaleur intense m’oblige à me dévêtir de ma parka ainsi que de mon petit gilet. Je les interroge quant au sujet de ma quête, désirant savoir s’ils auraient croisé des étrangers ayant traversé leurs terres. Ils me répondent, laconiques, jetant de temps à autres des coups d’œil furtifs à un amauti suspendu à un crochet. Soudainement, avant que je ne puisse me défendre, ils s’emparent de moi en me griffant rageusement le dos. Ils me lacèrent tant et si bien qu’ils me réduisent en maints lambeaux de chairs qu’ils jettent promptement dans le large capuchon de l’amauti accroché au mur.
Le Sac, ***1912
L’odeur se dégageant de la capuche s’empare de mes narines, envahit mes poumons, asphyxie peu à peu ma cervelle… « Surtout, reprendre mes esprits ». Je tente de remuer, mais mes parcelles pêle-mêle refusent d’obtempérer en un mouvement coordonné. Des bruissements me viennent aux oreilles. Des battements, comme le cœur d’une myriade de bruants des neiges, emplissent le sac. Je retiens mon souffle, afin d’en déceler l’origine. Enfin, j’entends une voix distincte, féminine : « Ce sont les palpitations du cœur des enfants de Sedna… Je suis une des leurs. » Un bruissement me berce, le flot inlassable de leur sang qui s’écoule. Ils baignent dans leur propre sang depuis le jour où l’Amautalik les a mis en pièces à l’aide de son ulu. Les êtres aux longs ongles lui ayant volé son amauti, ils le gardent jalousement et se repaissent depuis de leur chair. Refusant de croupir dans ces eaux saumâtres, je décide d’échafauder un plan d’évasion. Je songe enfin au morceau de corne de narval que j’ai toujours en ma possession et demande à la voix si elle consent à me prêter main-forte. J’espère ainsi que nos forces combinées parviennent à déplacer la corne afin qu’elle pourfende le sac nous maintenant prisonniers. Nos corps morcelés, glissent l’un contre l’autre dans un balancement continu. Leur volonté parvient à entraîner dans leur ballant la corne effilée gisant au fond de notre prison. Enfin, par la force d’une secousse vive, prononcée, le sceau schonien parvient, dans une ultime secousse, à pourfendre l’amauti en une déchirure éclatante de lumière.
Elle, ***1912
Le choc étant puissant, les morceaux de carcasses glissent hors de l’iglou à une vitesse fulgurante. Aussitôt à l’extérieur, les enfants de Sedna reprennent leur forme originelle et, tant bien que mal, tentent de se précipiter dans la baie. Attirés, ils sont, par le sceau chtonien qui, tel que me l’a murmuré Sedna, rappelle à lui le fruit de ses entrailles. Plusieurs êtres demeurant hélas! incomplets, se métamorphosent en créatures en partie humaine, en partie aquatique. Quant à la jeune fille, elle m’est restée attachée. La corne du narval nous ayant tous deux transpercés au cours de l’évasion, elle repose sur le sol. Son regard, d’une pureté indicible, se pose sur moi. Leur abysse appelle ma perte, ma damnation, mon désir. Les vers d’Apollinaire s’esquissent sur mes lèvres en un sourire :
Le colchique couleur de cerne et de lilas. Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là. Violâtres comme leur cerne et comme cet automne. Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne[18]
Pakkak appartient aux bas-fonds et moi, à l’aventure ; conscients, nous sommes, de devoir nous quitter. Je retire de nos flancs joints la corne de narval. La glace s’ouvre sous ses pas en un crissement déchirant. Brusquement, elle est entraînée au fond de la baie.
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Remarques de l’auteure
Certains personnages de ce récit sont réels (les membres de l’équipage et le nom des guides inuits), d’autres font partie de l’imaginaire de Lavoie (le personnage de Pakkak ainsi que certaines références littéraires, exceptée la citation de l’œuvre d’Apollinaire) et d’autres encore de la culture inuite (les contes, les créatures, les us et coutumes ainsi que les mots en inuktitut). Toutes les histoires en digression sont issues de la culture inuite, de même que plusieurs des détails portant sur les aventures de Lavoie. Ce qui est intéressant, c’est que Lavoie entre dans la légende lorsqu’il tombe dans la baie – ce qui interrompt le cours de son expédition – et, lorsqu’il en ressort, il fait partie de la légende. Le décompte des jours cède la place à des titres plus poétiques. Ainsi, il rencontre des êtres merveilleux et entre dans la légende. C’est probablement ce qui est réellement arrivé, puisque ces hommes ont laissé des traces culturelles et humaines chez les Inuits.
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Murielle Jassinthe poursuit une maîtrise en Études littéraires à la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie. Elle poursuit divers projets dans les domaines littéraire et théâtral. D’origine haïtienne, elle est née dans la ville de Québec et vit présentement à Iqaluit, où elle est coordonatrice des médias pour l’Association des francophones du Nunavut. Elle s’intéresse aux littératures de la Francophonie ainsi qu’aux cultures issues du métissage ou liées à l’histoire coloniale.