Par Dr Sylvain Beaupré
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Dans les mines souterraines, les travailleurs affichent un taux de productivité figurant parmi les plus élevés du secteur industriel. Ce constat nous laisse croire que les mineurs de fond sont plus productifs que les travailleurs engagés dans un autre champ d’activité.
Dans ce texte, nous tentons d’expliquer ce qui incite les mineurs à être aussi productifs ainsi que les mécanismes qu’ils mettent en œuvre pour contrer les impératifs de production fixés par l’entreprise minière, bien que ces deux comportements puissent sembler incompatibles à prime abord. Les résultats présentés sont issus de deux recherches : la première a été menée en 2011 (Beaupré 2012), et la seconde est actuellement en cours.
L’autonomie au travail
L’organisation du travail sous terre encourage l’autonomie. Dans une mine souterraine, chaque équipe est maîtresse de son chantier (Gaudreau 2003). Cette autonomie permet au mineur de fond d’exercer un plus grand contrôle sur sa production (Egan 1996). Le fait qu’il travaille souvent loin des autres lui procure une grande indépendance. Par ailleurs, les mineurs sont décrits comme des travailleurs autonomes (Blumberg 1978; Schwieder 1987). Il existe bel et bien une culture du travail qui repose sur l’indépendance des mineurs de fond (Campbell 2000, 93).
L’organisation spécifique du travail sous terre favorise grandement les comportements individualistes (Frank 2009). Elle récompense l’effort individuel par un système de primes de rendement. Les foreurs sont ceux qui profitent de la plus grande marge de manœuvre. Leurs conditions de travail les prédisposent à beaucoup de liberté dans les choix qu’ils doivent effectuer durant leur quart. Elles rendent d’autant plus légitime leur sentiment d’indépendance. En quelque sorte, le travail du foreur s’apparente à celui d’un petit entrepreneur.
La prime de rendement
La prime de rendement est attribuée à tous les mineurs travaillant sous terre en fonction de leur productivité. Son taux varie en fonction de la tâche à accomplir, l’emplacement de la mine ou alors, la mine où le travail s’effectue et la qualité du travail réalisé (Cyr 1998). Par exemple, dans le cas des foreurs de galeries, en plus des mètres d’avancement qu’ils creuseront, la quantité de boulons d’ancrage, ou le grillage servant à soutenir le terrain, fera également partie du calcul de la prime de rendement attribuée à une équipe de travail.
La prime de rendement fait loi sous terre (Bulmer 1975). Si le personnel cadre a tendance à en vanter les mérites, on retrouve certaines nuances chez les mineurs de fond, qui la considèrent davantage comme le fouet de l’employeur. Généralement, il existe des différences perceptuelles significatives à son égard, opposant les ouvriers aux employés cadres (Guénette 1982, 135).
Le système de prime de rendement est un système arbitraire, particulièrement lorsqu’il s’agit d’estimer la qualité du travail effectué sur le plan de la sécurité. Si tous les employés cadres semblent comprendre son calcul et qu’ils insistent sur le fait que les montants accordés aux mineurs ne sont pas fixés arbitrairement mais qu’ils sont le résultat de calculs précis, plusieurs mineurs doutent de la bonne foi de l’entreprise (Guénette 1982, 34). Ils mettent en question le montant de la prime de rendement auquel ils ont droit. Le système de calcul, trop compliqué, leur paraît difficile à comprendre (Giroux 2001).
La prime de rendement sert de contrôle disciplinaire là où la surveillance du travail échappe à l’employeur (Legendre et Dofny 1982). Elle encourage le mineur de fond à fournir son plein rendement, lui procure le sentiment de jouir d’une grande autonomie et exerce un mode de surveillance efficace, vu la dispersion des travailleurs dans le dédale des chantiers de travail. Campbell (2000) affirme que, si elle développe un sentiment d’autonomie chez les mineurs de fond, elle attise tout autant la compétitivité des travailleurs. Elle leur permet de se positionner parmi leurs compagnons de sorte qu’elle participe à leur identité comme travailleurs (Castel 1995, 522). Son utilisation illustre une forme de stakhanovisme (Desbois, Jeanneau et Mattéi 1986, 43). La distribution d’une prime de rendement chez les mineurs de fond remonterait à aussi loin dans le temps qu’à l’époque coloniale, dans les premières mines d’argent de la Bolivie (Tandeter 1997).
La recension des écrits laisse deviner que la prime de rendement multiplie les facteurs de risque et porte préjudice au respect des règles de sécurité, comme le signalent Desbois, Jeanneau et Mattéi (1986, 5-6). Bien qu’au chapitre de la sécurité du travail, plusieurs mineurs accusent la prime de rendement d’être un facteur d’accidents (Guénette 1982, 63), la majorité de ceux qui font partie de l’étude de Giroux (2001) s’opposent à son abolition.
Les mineurs se disent prêts à courir des risques calculés afin de maximiser leur production et, incidemment, leur salaire. La prime de rendement fait partie du travail sous terre et donne lieu à une certaine hiérarchisation des travailleurs entre eux, bénéficiant de l’aval de l’employeur, qui y voit un moyen de s’assurer un niveau de productivité optimal de la part de ses travailleurs. Si elle sert de fouet, la compétitivité des ouvriers incarne le bras qui l’agite.
La haute productivité des mineurs de fond s’explique principalement par l’importance que prend la prime de rendement dans la répartition de leur salaire global. En fait, le travail sous terre est intimement lié à cette prime à tel point qu’elle fait partie intégrante de la culture des mineurs de fond. Un travailleur qui récolte régulièrement une prime de rendement élevée mérite le respect de ses pairs. Celui qui se situe presque toujours au sommet de l’échelle des primes affichées mérite encore plus leur respect. Un mélange d’orgueil et d’avidité financière motive le mineur à agir de la sorte.
La régulation au travail
Une autre particularité du travail de fond concerne la régulation du rythme de production. En effet, il peut arriver que certains ouvriers tentent d’influencer l’équipe qui travaille en alternance sur le même chantier qu’eux – ou les autres mineurs qui effectuent la même activité – afin de limiter le rendement. Ces pressions ont parfois pour effet, entre autres, d’abaisser les normes de production fixées par l’entreprise minière avant de pouvoir toucher des primes de rendement (Campbell, Fishman et Howell, 1996). Toutefois, les mineurs ne s’y plient pas toujours de peur de ne pas recevoir une prime suffisamment importante.
Le sociologue Donald Roy (2006) a constaté, à quelques nuances près, le même phénomène chez des ouvriers d’usine aux États-Unis. La régulation du rythme de production peut représenter, pour les directions d’entreprise, un des côtés pervers du taux au rendement. Pour les ouvriers, il s’agit à la fois d’un mécanisme de défense s’opposant à la voracité de l’employeur, qui exige toujours plus de productivité, et d’une stratégie pour obtenir la meilleure prime avec le moins d’efforts possible.
Ce que Roy (2006) a constaté dans quelques usines américaines où il a mené ses recherches peut, à quelques nuances près, aussi s’appliquer à la situation prévalant dans les mines de l’Abitibi-Témiscamingue. Aucune incitation particulière à l’effort productif n’est jamais complètement efficace, qu’elle soit économique ou de toute autre nature. Les ouvriers, loin de faire preuve de zèle pour la hausser, peuvent parfois élaborer des stratégies pour appuyer sur la pédale de frein de la production (Ibid., 72).
Effectivement, si les mineurs de fond travaillent trop rapidement, forent leur ronde en un temps record ou transportent chaque jour davantage de minerais, l’employeur rehaussera les exigences associées au versement de la prime de rendement. Il n’est donc pas avantageux pour eux de fournir continuellement des efforts supplémentaires : un tel comportement les pénalise à la longue. Il y a toujours une équipe de travail sous terre pour dire à celle qui travaille en alternance sur le même chantier de ralentir son rythme. Les mineurs ne se plieront pas tous à cette requête, mais les mines souterraines n’échappent pas à la régulation du travail. Ce phénomène demeure toutefois plus rare chez les travailleurs à l’emploi des sous-traitants miniers, vraisemblablement parce que la part de leur revenu provenant de leur prime de rendement est beaucoup plus significative.
Prise de risques, prime de rendement et réglementation
Harrison (1988) considère les risques au travail comme des occasions pour les ouvriers d’affirmer leurs compétences ainsi que leur identité professionnelle. En maîtrisant le risque, ils se trouvent à bénéficier d’une plus grande autonomie dans l’organisation de leur travail. Le contrôle du risque permet une certaine autorégulation des pratiques (Ibid., 83).
Selon l’ergologue Pierre Trinquet (1980 4), il se présente parfois des situations où l’infraction au règlement est permise par l’employeur si elle augmente la productivité de l’ouvrier. Le risque au travail apparaît alors comme un élément naturel valorisé et incorporé au métier (Ibid. 39). Le travailleur s’entoure d’une auréole de virilité et de prestige (Ibid. 177). Il marque son travail de son empreinte personnelle. La prise de risques participe à son identité professionnelle. Son goût du risque est lié aux possibilités qu’il lui associe comme celui de gagner la meilleure prime et de jouir d’une certaine reconnaissance auprès de ses confrères de travail.
Dans n’importe quel champ de pratique, l’habitus, produit conjugué des conditions d’existence d’un individu et des choix de vie qu’il effectuera en fonction de ces mêmes conditions, assure une certaine régulation, qui explique la reproduction sociale (Bourdieu 1980). L’homogénéité des habitus dans un même champ d’activité est telle que les agents n’ont pas à s’entendre au préalable pour se comporter plus ou moins pareillement. L’habitus des mineurs de fond les incline donc à se conduire d’une certaine façon et à viser certains buts. Les individus sont des produits d’histoires particulières qui se perpétuent par l’entremise de leur habitus. Leurs comportements ne résultent pas d’un examen conscient de leur conduite mais de la conséquence d’une rencontre entre un habitus et un champ de pratique réciproquement conciliables.
Plusieurs mineurs estiment qu’ils peuvent obtenir une haute prime de rendement sans prendre pour autant des risques trop importants. Il suffit alors, selon eux, de prendre des risques calculés. Prendre des raccourcis sur le plan de la santé et de la sécurité afin de terminer son cycle de travail est une attitude partagée chez les mineurs de fond (Beaupré 2012). Toutefois, ce comportement risqué a ses limites. Le mineur qui travaille dans un site de production dangereux en raison de roches branlantes sera tenté de freiner sa production afin de se consacrer davantage au soutènement du terrain. Quand l’enjeu est trop grand et que la probabilité d’un éboulement est avérée, le mineur d’expérience, ou celui qui est simplement consciencieux, veillera à sécuriser son lieu de travail. Il contrôle donc sa productivité à cause des risques associés à son site de production.
En ce qui concerne le lien à établir entre la régulation du rythme de travail et l’obtention d’une prime de rendement, les avis sont plutôt partagés chez les travailleurs miniers (Beaupré 2012). Ce sont principalement les foreurs qui en avaient le plus à dire à ce sujet. La condition essentielle pour réguler son rythme de production consiste à s’entendre avec son compagnon de travail et le quart de travail alternant sur le même site. La moitié de notre échantillon de mineurs de fond (10/20) estime qu’il faut donner un bon rendement sans toutefois chercher à toucher une prime trop élevée pour éviter que l’entreprise rehausse ses exigences de base. Ils estiment que plus ils travaillent, plus les contremaîtres exigent du rendement. Il devient alors indispensable de s’entendre avec l’autre quart de travail « pour ne pas partir en peur », soit pour ne pas trop dépasser les exigences de base réclamées par l’employeur.
La plupart des autres informateurs (8/20) ont avoué chercher à gagner la prime la plus élevée que possible. Là encore, il faut s’entendre avec l’autre équipe si l’on travaille sur un même site en alternance. Par crainte de voir leur prime diminuer, ces ouvriers n’abaissent jamais leur rythme de production.
Cependant, deux raisons peuvent les amener à diminuer leur cadence de travail, en guise de moyen de pression : 1. la négociation de la convention collective ; 2. un désaccord avec le contremaître. Ces mineurs disent alors principalement baisser leur régime de production, puis en profiter pour rendre leur environnement de travail très sécuritaire et inventer des difficultés éprouvées au cours du quart de travail pour justifier leur mauvais rendement. Deux répondants (2/20) ont toutefois affirmé qu’on ne pouvait réguler la production, puisqu’il était trop difficile de s’entendre avec les autres travailleurs. En fait, leur réponse sous-entend que certains mineurs cherchent tellement à obtenir les meilleures primes de rendement qu’il n’est pas facile de les convaincre de ralentir leur cadence.
En fait, si on fait abstraction des sites dangereux où des mesures de sécurité exceptionnelles s’imposent, seule l’entente à conclure avec les mineurs du quart de travail alternant sur le même site de production semble faire consensus pour réguler son rythme de production sous terre. Elle représente une condition capitale pour obtenir de bonnes primes de rendement sans avoir à fournir un effort démesuré et trop risqué.
Conclusion
Nous avons vu ce qui incite les mineurs à afficher d’aussi hauts taux de productivité ainsi que les mécanismes de régulation qu’ils mettent en œuvre au travail pour résister aux impératifs de production et de rendement de l’entreprise minière. En réalité, la résistance des mineurs de fond se résume à réguler le travail (ce qui aura pour effet d’abaisser les normes de production déterminées par la société minière) de manière à toucher la meilleure prime de rendement possible.
Les exigences de production des patrons miniers peuvent conduire à la prise de risques. En raison de l’orgueil et de l’avidité financière, les mineurs de fond éprouvent toutefois de la difficulté à ralentir la cadence, même si cela conduit à négliger leur sécurité. Cela indique à quel point la prime de rendement fait partie de la culture de ce groupe d’ouvriers.
Il arrive qu’ils réduisent leur rythme de production sous terre en raison de la mauvaise qualité du terrain, ce qui les oblige à consacrer plus de temps au soutènement des parois. En pareille occasion, le mineur se plaindra immanquablement de cette situation au contremaître et il réclamera que sa prime de rendement soit calculée en fonction des problèmes d’étaiement rencontrés.
Pour terminer, il est étonnant de constater que les travailleurs miniers s’engagent très peu dans les divers mouvements sociaux qui contestent les actions des sociétés minières sur le plan environnemental ou sur celui du partage des profits dans une perspective de plus juste redistribution de la richesse. La plupart des mineurs qui participent à des manifestations publiques se rangent ordinairement du côté de l’employeur car ils craignent que la contestation mette en péril leur emploi.
Un engagement citoyen aussi faible s’explique peut-être du fait que les fluctuations du prix des minerais sur les marchés internationaux déterminent la survie des installations minières : l’emploi du mineur demeure précaire et dépend de facteurs sur lesquels il n’a aucune prise. La vulnérabilité des mineurs de fond, qui ont à faire face aux aléas des marchés mondiaux, favorise peut-être chez eux une vision fataliste de leur condition. Ils n’ont aucune prise sur l’économie de marché. Ils n’exercent aucun contrôle sur les mises à pied, le prix des métaux ou la croissance économique mondiale. Ils sont à la merci des décisions entérinées dans des conseils d’administration où ils ne siègent pas. Leur destin en tant que travailleurs est scellé par des personnes qu’ils ne verront jamais. Aussi peuvent-ils avoir tendance à se résigner et à croire en l’inéluctabilité de leur destin (Legendre et Dofny 1982). Il reste que les mineurs de l’Europe de l’Ouest ont développé, pour leur part, une certaine conscience politique et qu’ils sont très actifs dans les divers débats sociaux qui animent la scène européenne. Cette conscience politique n’a malheureusement pas encore émergé chez les travailleurs miniers québécois.
Le professeur Sylvain Beaupré enseigne au département d’éducation de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue où il est responsable du programme de formation en enseignement professionnel. Ses intérêts de recherche portent sur l’étude du monde du travail et sur l’objectivation de la pratique. Son premier livre paru en 2012 (Des risques, des mines et des hommes) abordait la perception du risque sous terre tandis que le second consistera en six études sur le monde social des mines.
Références
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