Par Warren Bernauer (traduction: Gilles Chertier)
Source: Sortir du nucléaire n°58 – été 2013
L’opposition indigène continue face au projet d’extraction d’uranium d’AREVA Resources Canada, filiale canadienne d’AREVA SA. En 2008, AREVA a soumis une proposition pour le projet d’extraction d’uranium de Kiggavik, à 80 kilomètres à l’ouest de Baker Lake, ville de population principalement inuite.
Baker Lake est une petite ville indigène accessible uniquement par avion, sur le Territoire du Nunavut de l’Arctique canadien. Seule communauté inuite vivant à l’intérieur des terres, son mode de vie reposant sur la chasse dépend principalement des troupeaux de caribous de la région.
Le projet d’AREVA comprend quatre mines à ciel ouvert, une mine souterraine, des installations de traitement du minerai, un aérodrome, une piste d’hiver et, éventuellement, une route praticable en toutes saisons. Tout cela serait implanté dans un habitat vital pour les caribous, que les organismes de gestion de la faune sauvage souhaitent protéger contre le développement industriel. Ce projet impliquerait également le stockage perpétuel de déchets radioactifs dans le pergélisol de la toundra, dont la stabilité apparaît déjà menacée dans toutes les modélisations les plus crédibles concernant le dérèglement climatique. Si le projet aboutit, la mine de Kiggavik sera exploitée dans une région où les blizzards du Canada arctique sont parmi les plus violents, ce qui suscite de graves inquiétudes quant à la capacité d’AREVA à réagir en cas d’accident.
Sur place, bon nombre d’Inuits craignent que le projet de Kiggavik ne perturbe la vie des caribous dont dépend leur existence, mais également que les déchets radioactifs ne contaminent les terres, l’eau, la faune et la flore. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui craignent que, si la proposition d’AREVA est acceptée, elle constitue le point de départ d’une exploitation intensive de l’uranium dans un habitat vital pour le caribou.
La mine de Kiggavik serait située à proximité de nombreux autres gisements de minerai d’uranium, actuellement explorés par un grand nombre de sociétés. L’un des objectifs déclarés d’AREVA est de fournir les installations de traitement du minerai nécessaires pour que ces autres gisements soient économiquement plus viables.
Un accord politique défavorable aux mines
Ce n’est pas la première fois que Baker Lake est confronté à des projets d’extraction d’uranium. La lutte contre l’industrie de l’uranium remonte aux années 1970. À cette époque, les Inuits de Baker Lake ont échoué dans leur bataille juridique contre la recherche d’uranium près de chez eux. À la fin des années 80, ils sont néanmoins parvenus à faire opposition à un projet de la société allemande Urangesellschaft visant précisément à exploiter le gisement de Kiggavik qui intéresse aujourd’hui AREVA. Lors d’un plébiscite organisé dans les années 90, plus de 90 % des votants ont rejeté le projet d’Urangesellschaft. En même temps, toutes les grandes organisations inuites s’y sont également opposées.
En 1993, les Inuits et le gouvernement ont conclu les négociations par l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut. Celui-ci prévoyait l’abandon par les Inuits de leur titre de propriété autochtone en échange d’un titre de propriété d’une partie des terres et des ressources minérales de la région. Les Inuits ont également reçu la somme de 1,14 milliards de dollars, assortie de la garantie d’un certain nombre de droits par la constitution. Cet accord prévoyait également la création du Territoire du Nunavut, nouvelle juridiction politique où les Inuits sont démographiquement majoritaires.
Une série de nouvelles institutions a été créée pour la mise en application de cet accord. Ainsi, Nunavut Tunngavik Incorporated (NTI) représente les Inuits dans le cadre de l’accord, notamment pour la gestion des terres et des capitaux reçus. Le gouvernement du Nunavut a été mis en place pour représenter tous les résidents du territoire, à l’instar d’un gouvernement provincial au Canada ou d’État aux États-Unis. Diverses autorités de tutelle ont été créées pour instituer la planification de l’exploitation des terres, examiner les propositions d’extraction minière et gérer la faune sauvage.
La volte-face des institutions officielles inuites
Jusqu’à une date récente, la politique de plusieurs de ces institutions soit interdisait l’extraction de l’uranium, soit accordait au public le droit de la refuser. Initialement, NTI interdisait l’extraction de l’uranium sur les terres dont elle était responsable. Le plan d’exploitation des terres de la région, approuvé en 2000, comprend un article stipulant que « toute proposition future d’extraire l’uranium doit être approuvée par la population de la région ».
L’industrie nucléaire n’a pas tardé à surmonter ces obstacles politiques. En 2007, NTI a opéré un virage à 180 degrés et adopté une politique de soutien conditionnel à l’extraction de l’uranium.En 2008, les autorités de tutelle du Nunavut ont déclaré que “la population de la région” approuvait l’extraction de l’uranium. Cette déclaration ne reposait pas sur un scrutin public ni sur une consultation de la population, mais sur des résolutions de soutien émanant des conseils municipaux. La même année, AREVA a soumis son projet pour la mine d’uranium de Kiggavik, laquelle a alors fait l’objet d’une étude environnementale.
Makita : les Inuits opposants s’organisent
Si tous les résidents de Baker Lake ne sont pas opposés à l’ouverture de la région à l’extraction de l’uranium, de nombreux Inuits n’ont cessé d’exprimer leur opposition au projet d’AREVA. Une initiative citoyenne appelée Nunavummiut Makitagunarningit (« Le peuple du Nunavut peut se lever ») a été lancée en 2009, préoccupée par le manque de transparence du processus de prise de décision concernant l’extraction de l’uranium sur le territoire et le flou entourant les responsabilités. Cette initiative (‘Makita’ pour faire court) a appelé à une enquête publique et à un plébiscite sur l’éventualité de l’extraction de l’uranium au Nunavut.
Dans un exposé de principes de 2010, Makita expliquait que des changements de politique déterminants étaient en marche, « sans implication [des Inuits] dans le processus de prise de décision » et “sans respect des normes démocratiques fixées à Baker Lake par un plébiscite ». Makita soulignait en outre que ces politiques abandonnaient la question de l’extraction de l’uranium à des études environnementales confinées à des projets précis et que, à terme, ce seraient « des bureaucrates au Nunavut et à Ottawa qui décideraient de l’intérêt public [pour la population du Nunavut] [de l’extraction de l’uranium] ».
En conséquence, Makita exigeait du gouvernement du Nunavut qu’il lance une enquête publique sur “l’intérêt d’ouvrir le Nunavut à l’extraction de l’uranium”. Makita soulignait qu’une enquête publique est plus « transparente, flexible et démocratique qu’un processus réglementaire », et que le gouvernement devait réfléchir sérieusement à la compétence des institutions du Nunavut pour réglementer l’extraction de l’uranium.
En 2011, Makita a réitéré son exigence d’enquête publique en appelant à un scrutin public sur l’éventualité de l’extraction de l’uranium au Nunavut.
Les manipulations d’Areva & cie
Plutôt qu’une enquête publique, le gouvernement du Nunavut a organisé en 2011 un ‘forum public’, sous la forme d’une série de réunions de consultation avec la population, assemblées qui n’avaient aucune autorité pour répondre aux opposants à l’extraction de l’uranium. Ces forums n’avaient aucun mandat de recherche, toutes les informations de fond étant fournies par Golder Associates, cabinet de conseil embauché aussi bien par Urangesellschaft que par AREVA pour les aider à préparer leurs propositions. Comme on pouvait s’y attendre, lors de ces forums publics, le gouvernement du Nunavut a réaffirmé son soutien au projet d’extraction de l’uranium. L’examen de la proposition d’AREVA, limité aux aspects spécifiques du projet, se poursuit. Les individus chargés de ce processus technocratique ne sont pas habilités à organiser un scrutin public ou à répondre, de quelque manière que ce soit, à l’opposition locale au projet. Plusieurs associations, dont Makita, ont fait part de leur inquiétude face au fait que des documents importants ne sont pas traduits en inuktitut (la langue inuite), et que des réunions importantes se tiennent pendant les campagnes de chasse importantes des Inuits.
Pendant ce temps, AREVA mène une campagne de relations publiques intensive. Elle organise des réunions avec la population en vue de promouvoir sa proposition, avec distribution de chapeaux, de tee-shirts et même d’ordinateurs portables comme prix de présence. Le cœur du message martelé par AREVA consiste à affirmer que l’extraction de l’uranium contribuera à arrêter le dérèglement climatique et à produire des isotopes permettant de traiter le cancer(1). La manipulation que représentent ces déformations et ces exposés erronés des faits a une incidence considérable au Nunavut, où le dérèglement climatique d’origine humaine se manifeste beaucoup plus rapidement que partout ailleurs dans le monde.
En avril 2013, Makita a présenté le compte rendu d’une étude menée par le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des populations indigènes. Makita y rappelait que l’ensemble de la population inuite n’avait pas encore donné son accord, librement et en connaissance de cause, sur la question de l’extraction de l’uranium sur le territoire. Ce compte rendu réitérait l’appel de Makita à une enquête publique et à un scrutin public sur l’éventualité de l’extraction de l’uranium au Nunavut.
Pour en savoir plus sur Nunavummiut Makitagunarningit, rendez-vous sur son site web http://makitanunavut.wordpress.com
Notes
1 À ce sujet, lire « La médecine nucléaire n’a pas besoin de réacteurs », par le physicien nucléaire Michel Duguay, dans notre numéro 55 ou sur notre site à la page http://www.sortirdunucleaire.org/La-medecine-nucleaire-n-a-pas