Par Diane Lamoureux
Département de science politique, Université Laval.
« La vigilance politique exige de ne jamais considérer comme révolue ou résolue une question quelconque, mais d’être toujours capable de l’aborder ou de la ré-aborder dans les nouveaux termes où elle se pose en raison de l’évolution de la société, ou même des effets pervers que sa première résolution a produite. » (Collin 2005, 15)
Depuis près de 50 ans, il y a un mouvement féministe organisé sans discontinuité temporelle au Québec. Il me semble tout à fait approprié dans les circonstances de faire un bilan, un état des lieux et de voir ce qui nous attend. Le processus est entamé dans le mouvement des femmes avec les États généraux du féminisme qui se sont conclus en novembre 2013. Ce texte s’inscrit dans cette perspective d’autoréflexion du mouvement sur lui-même et de projection dans son avenir.
Avec le recul historique dont nous disposons, il importe d’abord de se demander quel sens revêt encore le féminisme. D’autant plus que plusieurs politicienNEs se gargarisent de l’«égalité déjà là », voire opposent une société québécoise où l’égalité entre les femmes et les hommes ferait partie des valeurs fondamentales et des « autres » indéfinis qu’il faudrait mettre au pas, ou « élever », par la contrainte s’il le faut, à notre niveau de « civilisation ». On ne peut, en outre, faire abstraction du fait qu’une bonne partie du féminisme est institutionnalisé dans des organismes gouvernementaux, dans des syndicats, des partis politiques ou des programmes universitaires.
Parce que nos luttes et nos réflexions ont partiellement porté fruit, il me semble que nous sommes à une croisée des chemins et qu’il importe de se positionner concernant deux grandes conceptions du féminisme : la première, qui en fait un (pas si) simple mouvement pour l’égalité entre les hommes et les femmes en faisant abstraction des autres rapports sociaux; la seconde, qui prône l’égalité et la liberté des femmes, en tentant d’inscrire le féminisme dans une compréhension générale des rapports sociaux, tout en mettant l’accent sur les injustices de genre. Il ne s’agit pas de dire que seule une des deux conceptions représente le « vrai féminisme », mais de regarder théoriquement la logique des deux solutions et de voir les promesses et les impasses que chacune recèle pour l’avenir du mouvement.
La résurgence du féminisme à la fin des années 1960
Auparavant, un petit détour historique s’impose. Lorsqu’il y a eu résurgence du féminisme dans les pays occidentaux à la fin des années 1960 – début des années 1970, et un peu plus tard, selon la conjoncture politique dans les autres régions du monde, l’urgence était d’établir et de documenter l’existence de discriminations à l’encontre des femmes, d’une part, et de penser les modes de solidarité féministe, de l’autre. Aussi, les mouvements féministes ont-ils rapidement mis l’emphase sur les entraves à la liberté et à l’égalité des femmes et entrepris de mettre en place des collectifs féministes pour combattre ces entraves.
Une grande partie de l’énergie du mouvement a également été absorbée par la nécessité de justifier la pertinence des luttes féministes par rapport à d’autres mouvements de lutte pour la justice sociale. Cette justification a parfois pris la forme de la mise en veilleuse des enjeux féministes au profit d’autres enjeux jugés plus « nobles », comme la libération nationale ou le socialisme, ou encore de l’inscription du féminisme dans le champ de la justice sociale, en mettant l’accent sur l’existence de discriminations particulières aux femmes.
Cela a permis la mise en place de mouvements complexes et diversement articulés. Au Québec, on a vu la multiplication de collectifs féministes portant sur une multitude d’enjeux. Toutefois, la plupart d’entre eux se sont spécialisés sur un enjeu particulier. Ces groupes se reconnaissaient dans l’existence d’un mouvement catégoriel de « femmes », menant des luttes contre des discriminations touchant toutes ou certaines d’entre elles.
Deux grandes tendances se sont fait jour. D’un côté une tendance libérale, visant à une meilleure intégration des femmes aux structures sociales existantes. De l’autre, une tendance plus radicale qui estimait que la liberté et l’égalité des femmes nécessitaient un changement de fond en comble des modes d’organisation sociale. Les radicales espéraient une radicalisation des libérales (et les premières années de luttes féministes ont semblé leur donner raison), mais c’est plutôt à une libéralisation de certaines radicales que l’on a assisté (Eisenstein, 1986). En même temps, c’est à l’intérieur des tendances radicales du mouvement qu’il y a eu les débats pour prendre acte de la diversité de situation sociale des femmes et tenter de redéfinir les enjeux du féminisme, de même que complexifier les questions reliées à la solidarité entre les femmes.
Promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes
Si l’on pense que le féminisme se limite à l’atteinte de l’égalité entre les hommes et les femmes, plusieurs positionnements sont possibles. Il y a longtemps eu un débat égalité/différence dans le féminisme, à savoir faut-il définir les femmes comme « des hommes de sexe féminin » et neutraliser le facteur sexe (ou genre) quant à ses implications sociales, ou faut-il insister sur la différence entre les hommes et les femmes et, ainsi, valoriser le féminin et décliner l’humanité selon deux genres où chaque genre doit assumer son incomplétude et sa complémentarité dans une compréhension de l’humanité.
Je passerai rapidement sur la position différentialiste, car je pense qu’elle a peu d’adeptes ici, mais je me contenterai de préciser qu’elle nous renvoie à une compréhension naturaliste du social, en plus de revêtir un côté hétérosexiste, puisque la complémentarité, dans cette position, se décline entre le féminin et le masculin. C’est, entre autres, ce que l’on retrouve dans certains plaidoyers français en faveur de la parité dans la représentation politique comme celui de Sylviane Agacinski (1998).
La position égalitariste, par ailleurs, me semble plus prégnante et plus pernicieuse. Selon moi, en effet, pour neutraliser le genre, il faut d’abord montrer comment il est à l’œuvre dans nos sociétés et comment il structure les rapports sociaux. Je dirais, d’ailleurs, que la position égalitariste peut nourrir autant une position féministe radicale qu’une position libérale.
Dans la variante libérale, cela conduit à la documentation des inégalités de genre et à la préconisation de solutions pour y mettre fin. On peut reconnaître là le travail des commissions d’enquête gouvernementales des années 1970, de la Convention pour l’élimination de la discrimination à l’encontre des femmes (CEDEF), de l’équité salariale, des programmes d’action positive, d’organismes gouvernementaux en charge de la « condition féminine » ou du gender mainstreaming.
Dans la variante radicale, cela conduit à l’organisation de luttes contre divers aspects de l’oppression des femmes (travail domestique, oppression sexuelle, déni de droits, lutte pour l’accès à certains domaines), bref à un certain « syndicalisme féminin », qui peut s’avérer très conflictuel puisque les résistances à l’égalité entre les femmes et les hommes sont nombreuses, mais qui n’en reste pas moins sur le terrain d’un mouvement catégoriel et « identitaire » de femmes. Cela conduit graduellement à une transformation du mouvement féministe en mouvement des femmes et au glissement d’une posture politique (la lutte contre le patriarcat ou contre le sexisme) à la représentation catégorielle d’un groupe social (la défense des intérêts des femmes). Selon Atkinson (1984), cela découle du « principe initialement avancé par le féminisme radical, selon lequel les femmes constituent une classe », ce qui conduit à un « nationalisme féminin » (45).
Que ce soit dans sa variante libérale ou dans sa variante radicale, le mouvement est rapidement conduit à se poser la question suivante : l’égalité de quelles femmes, avec quels hommes? Cela implique de se demander si l’on peut traiter les femmes comme une catégorie sociale homogène, une question qui était déjà soulevée par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, ou si l’on peut définir la catégorie femme . Par ailleurs, on risque de se buter ici à trois obstacles principaux.
Le premier, assez semblable à celui qu’a rencontré le mouvement pour les droits civiques des NoirEs aux USA et les mouvements contre la discrimination raciale dans plusieurs pays, réfère à la diversité des positions sociales des femmes qui ne disposent pas toutes des mêmes atouts pour saisir les possibilités d’ascension sociale permises par les programmes d’action positive. Le résultat des courses en est que la majeure partie des femmes sont laissées de côté (avec les conséquences que l’on peut noter sur la féminisation de la pauvreté) alors que quelques-unes peuvent saisir certaines opportunités, mais rarement toutes. Celles qui n’y « arrivent pas » sont rendues responsables de leur échec, dans un contexte où l’argument moral est de plus en plus prégnant, et où les structures sociales ne sont pas remises en cause, puisque l’incapacité est perçue sur un plan individuel, la preuve étant que certaines « y sont parvenues » (Lamoureux 2013).
Le deuxième, très semblable au premier, est la stratégie néolibérale de diversification des élites, d’une part, et de gommage/négation des structures sociales de domination. Cela conduit à valoriser certaines parvenues (j’entends par ce terme les femmes qui ont réussi dans le monde de la politique ou de l’économie et qui, pour la plupart, n’ont pas été aux premières loges des combats féministes qui ont été nécessaires pour qu’elles puissent accéder à ces postes) au détriment du plus grand nombre. La réussite des parvenues étant soi-disant la preuve de l’inexistence d’inégalités structurelles et de l’égalité « déjà là ». De plus ces parvenues ont tendance à oblitérer les luttes sociales qui ont été nécessaires pour la constitution de ce qu’il faut bien appeler leur « privilège » de classe ou de statut (Falquet 2006).
Le troisième obstacle, c’est que l’accès de certaines à une situation sociale privilégiée se fait soit au prix d’efforts nettement plus importants que ceux fournis par les hommes ayant accès aux mêmes positions, soit (et les deux phénomènes ne sont pas mutuellement exclusifs) en adoptant la « posture masculine » et en construisant leur propre succès, en exploitant le travail gratuit ou sous-payé d’autres femmes.
Dans tous les cas, cela rend futiles les tentatives de constitution d’une solidarité féminine autre qu’instrumentale et renforce le discours dominant de l’«égalité déjà là » qui disqualifie le mouvement féministe. En même temps, le relatif affaiblissement du mouvement féministe, et surtout la montée du masculinisme, rendent ces privilèges extrêmement fragiles.
Construire un mouvement pour la justice sociale en luttant contre les inégalités genrées
Si l’on conçoit le mouvement féministe comme un mouvement pour la justice sociale qui a pour point d’ancrage la lutte contre les injustices faites aux femmes, le chemin est peut-être plus sinueux, mais en même temps plus prometteur. Tout d’abord, je voudrais ici dissiper un malentendu : il ne s’agit pas de fondre le féminisme dans le creuset des luttes anticapitalistes; il s’agit plutôt de prendre pour acquis que nos sociétés sont structurées par divers systèmes d’injustice qui sont consubstantiels.
Cela implique d’abord de comprendre que l’injustice a plusieurs facettes, dont les plus importantes, pour reprendre les catégories de Young (1990), sont l’exploitation, la marginalisation, l’absence de pouvoir, l’impérialisme culturel et la violence. Cela implique également de comprendre le genre comme une construction sociale et non comme une condition.
Cela implique ensuite d’envisager la question des rapports sociaux et de leur consubstantialité (Kergoat 2009) et donc l’intersectionalité des luttes. Cela implique également de prendre la solidarité féministe au sérieux, une solidarité fondé sur l’interaction polémique entre nos diverses localisations sociales, plutôt que découlant d’une condition commune (Dean 1996). On peut alors déceler deux mouvements successifs pour penser la totalité des rapports sociaux : la superposition et l’intersection.
À partir du moment où existent plusieurs mouvements sociaux qui cherchent à combattre et à conceptualiser diverses facettes de l’oppression, il y a une tendance pour eux à s’ériger en représentants des intérêts du groupe social qu’ils défendent et à chercher à substantialiser le groupe social en question, c’est-à-dire à essayer de lui trouver des caractéristiques communes. Dès lors, l’isolement des diverses perspectives les unes des autres : « la classe », le « sexe », la « race », la « sexualité », peut se couler assez facilement dans la logique de l’État libéral où les divers intérêts confluent et où l’on tient une logique comptable des « avantages » et des « handicaps » des unEs et des autres.
C’est pour pallier à de tels inconvénients que, dans un premier temps, on a analysé la superposition des oppressions, le sexe ne suffisant pas à définir socialement et politiquement les femmes, puisque toutes les femmes ont aussi une classe, une identité racialisée ou une sexualité. C’est ainsi que des féministes noires (Davis 1983, Carby 1982) ont commencé à réfléchir au fait que le système esclavagiste a construit une féminité noire passablement différente de la féminité blanche, tout comme une masculinité noire différente de la masculinité blanche. Cette féminité noire était faite d’un travail physique pénible dans les champs mais aussi d’un entretien physique et émotif de la famille blanche. Par ailleurs les hommes noirs étaient partiellement émasculés sur le plan symbolique. Ce qui a donné lieu au slogan « all women are white, all black are men but some of us are brave ».
Par ailleurs, dans ses analyses de mouvement de la situation des ouvrières et surtout de certaines grèves de femmes particulièrement significatives (les infirmières), Kergoat (2012) a montré la consubstantialité des rapports de classe et de sexe. Les ouvrières ne sont pas des ouvriers ordinaires mais elles ne sont pas que des femmes. Rapports de classes et de sexe se conjuguent mutuellement.
Ces analyses ont ébranlé la certitude qu’il y avait une « condition féminine » pour insister sur la diversité de la situation des femmes. Ceci force à une remise en cause positive de la notion de sororité et oblige à une conceptualisation de la solidarité politique qui ne peut faire l’économie de l’analyse des effets de ces localisations différentes dans le social. Cependant, dans un premier temps, la diversité des situations est principalement pensée sur le mode du cumul plutôt que sur celui de l’intersection.
Le terme d’intersectionalité est proposé par Kimberlé Creenshaw. Il vise à prendre en considération les « périls multiples » auxquels sont exposés divers acteurs sociaux. Il prend appui sur une enquête terrain portant sur les refuges pour femmes battues par rapport aux femmes noires ou chicanas en Californie et vise à désigner les situations d’invisibilité radicale auxquelles sont confrontées ces femmes. Les théories de cette auteure reposent sur la critique du « solipsisme blanc » et insistent non pas tant sur le cumul des positions dominées par certaines que sur la difficulté des mouvements émancipateurs à prendre en charge ce cumul.
Le modèle de l’Intersectionalité a aussi donné des prolongements dans ce qu’on a qualifié de Blackfeminism c’est-à-dire non pas tant un mouvement de féministes noires qu’un point de vue universalisable construit à l’articulation de plusieurs formes de domination que peuvent vivre les femmes noires. Cette universalisation potentielle repose sur l’avantage cognitif (Hill Collins 1991) que donne l’expérience concrète de plusieurs formes de domination. Cela s’inscrit à la fois dans la logique du point de vue et dans le fait que si les personnes en situation de pouvoir peuvent aisément oublier l’existence d’autres expériences que la leur, il n’en va pas de même des personnes qui sont dominées.
Ceci entraîne également un déplacement des luttes féministes dans le champ des luttes sociales. Ainsi, penser les dominations simultanément et dans leur interaction permet de se situer sur plusieurs terrains sociaux à la fois et de ne pas avoir à choisir entre les diverses dimensions de la domination, ce qui pose la question des alliances et des solidarités avec les autres mouvements sociaux.
Un premier apport de l’intersectionalité au féminisme est de montrer que celui-ci ne se rattache pas exclusivement à l’expérience des femmes dans les pays occidentaux, ni ne constitue un mouvement composé uniquement de femmes blanches de classe moyenne disposant d’un bon niveau de scolarisation. En effet, si les études féministes se sont développées principalement du fait de femmes de ce groupe, ce n’est pas uniquement elles qui les font.
Deuxièmement, il est important de noter la richesse de l’apport du Black feminism, du féminisme chicana, de celui des femmes afro descendantes des Amériques et des Caraïbes ou des femmes autochtones, en ce qui concerne l’interaction concrète du sexisme du capitalisme et du racisme dans la plupart des sociétés. Prendre conscience de cette imbrication, c’est voir que le racisme, par exemple, ne structure pas seulement l’expérience des femmes des groupes racisés mais également celle des femmes appartenant aux groupes dominants dans les rapports raciaux. Cela oblige également à envisager la complexité des rapports sociaux.
Un dernier courant de problématisation est celui de la théorie postcoloniale féministe, qui cherche à dépasser les apories de l’analogie, de la superposition et de l’intersection. Non seulement, cette théorie permet de se localiser aux intersections des rapports de classe, de sexe et de domination raciale, mais elle permet de situer autant les dominantEs que les dominéEs dans les rapports sociaux.
Penser ensemble les divers rapports sociaux de domination pour mieux les combattre
Ceci permet de penser les trois systèmes de domination comme des systèmes sociaux globaux (plutôt que de penser que le sexisme ne concerne que les rapports interpersonnels entre les hommes et les femmes) : le racisme, les rapports entre groupes racisés et le capitalisme, la production économique. De plus, ces trois grands systèmes se déclinent à la fois sur le mode de l’oppression et sur celui de l’exploitation. Ce qui veut dire que l’on ne pourra en finir avec eux qu’en adoptant à la fois des mesures de reconnaissance et des mesures de redistribution, des transformations des mentalités et des modifications de l’organisation sociale.
Leur combinaison nous donne une économie à dominante capitaliste (fondée sur le rapport salarial individualisé) cohabitant avec une économie domestique (fondée sur le travail gratuit des femmes et des enfants) et une économie servile (le travail sous-payé, invisibilisé et à la limite de la légalité qui régit tout le secteur des services domestiques). On pourra voir ainsi que la rémunération de la main-d’œuvre et la place occupée dans les rapports de travail ne dépend pas seulement du marché, mais également du sexe et de la « race ». Ainsi, l’autonomie des personnes est limitée par leur sexe, leur sexualité, leur classe, leur capacité physique, leur âge et leur appartenance ethnoculturelle. Sur le plan de l’organisation politique, la grande partie des positions de pouvoir est détenue par des hommes blancs hétérosexuels. Sur le plan social, il y a une hiérarchie qui est fonction de la richesse, du sexe et de l’appartenance ou pas à une minorité racisée. Sur le plan idéologique, malgré un ethos égalitaire, certains sont « plus égaux que d’autres».
La domination tend à produire des objets humains et des situations réifiées, mais elle se heurte à des résistances qui ont pour effet de dépasser l’aliénation pour produire une subjectivation. C’est à travers ces résistances que les groupes sociaux dominés se constituent en sujets et que leurs membres peuvent accéder à une liberté politique.
Il serait donc fallacieux de voir dans la prise en compte des différences entre les femmes une source de fragmentation et de perte de sens commun; il y aurait plutôt lieu d’y voir « une manière d’introduire la politique par de la différence » (Brugère 2012 : 100) ou plus exactement par du différend, i.e. la problématisation comme injustice de certaines situations vécues par des femmes. La difficulté de faire accepter comme allant de soi des identités englobantes, ne relève pas d’un glissement du politique vers l’éthique, mais de nouvelles exigences d’inclusion sociale qui essaient d’éviter les pièges de la domination et de l’oppression et qui postulent que « l’auto-anéantissement constitue une condition déraisonnable et injuste de la citoyenneté » (Young 1990 : 179, traduction libre). En outre, l’apparence de fragmentation sociale qui semble résulter de la diffusion de la « reconnaissance » n’est pas un état permanent, mais peut aussi constituer une étape essentielle vers une inclusion plus égalitaire.
Pour ce faire, il est essentiel de rompre avec l’idée que les groupes sociaux formeraient des identités sociales ou politiques de type essentialiste et de cesser de postuler de leur homogénéité. Il faut plutôt entendre ces identités sociales comme un processus mouvant et surtout comme un rapport social. L’argument le plus souvent amené pour discréditer l’action politique de ces groupes dits « identitaires », c’est qu’ils seraient porteurs de revendications « spécifiques », plutôt que d’un projet valant pour l’ensemble de la société. En fait, « la multiplicité des catégories masque les rapports sociaux » (Kergoat 2009 : 117).
Or, il faut bien voir qu’il y a un acte de pouvoir inhérent au fait de catégoriser certaines revendications comme « spécifiques » alors que d’autres sont d’emblée reconnues comme génériques. Car une conséquence usuelle du privilège social, c’est la capacité d’un groupe de transformer sa propre perspective en savoir faisant autorité sans pouvoir être contredit par ceux et celles qui ont des raisons de voir les choses différemment. Une telle dynamique contribue de façon majeure à ce que l’inégalité politique reproduise l’inégalité sociale et économique, y compris dans des processus formellement démocratiques (Young 2000 :108).
La perspective dans laquelle je me situe est celle de la construction de solidarités et de lutte contre les divers visages de la domination. Cependant, on ne peut faire abstraction du fait que les solidarités n’émergent pas automatiquement des situations sociales. Elles ne sont pas le produit des identités, tout aussi complexes et narratives qu’elles soient mais d’une politisation des enjeux. La solidarité n’est possible que si l’enjeu est le monde, i.e. dans le domaine politique en politisant les localisations sociales, non pas pour mettre l’accent sur l’identité, l’appartenance ou la catégorisation sociale des personnes qui vivent des situations sociales inacceptables mais pour identifier et combattre les diverses figures de l’injustice.
En même temps, il faut voir que si elles sont difficiles, ces solidarités sont nécessaires puisque la domination se nourrit de ses déplacements entre les diverses structures sociales et que la lutte contre les rapports sociaux de domination doit être globale pour porter fruit. Cependant, cette globalisation passe par la prise en compte des divers aspects de la domination et de l’ensemble des systèmes sociaux. Dans cette perspective, il ne saurait être question de demander à certainEs de se nier ou de secondariser leur lutte au nom d’une unité stratégique. Ceci prépare toujours des lendemains qui déchantent. À la volonté d’unification par l’autorité politique répond « une politique des capacités, des relations, des coalitions, des politiques participatives et des nouveaux mouvements sociaux qui ne veulent plus représenter un « nous » identifié et fixé devant un gouvernement » (Brugère 2012 : 137).
Dans la logique de Spivak (1988), on peut affirmer que les subalternes peuvent parler, qu’ils et elles peuvent passer du phonos au logos, de la plainte ou du cri à une parole articulée et raisonnée. Mais cette parole peine à se faire entendre et doit, de surcroît, créer les conditions de son audibilité. De plus, comme touTEs les subalternes n’occupent pas les mêmes localisations sociales, leur parole sera nécessairement plurielle, faisant naître le dissensus qui est l’instrument le plus efficace d’une politique démocratique d’inclusion. Elle sera aussi de l’ordre du « trouble », introduisant de l’indétermination là où les pouvoirs préfèrent les classements et les assignations.
Toutes les femmes ne peuvent se subjectiver qu’en combattant le patriarcat ou le sexisme, dans la mesure où ce système social organise la sujétion de toutes les femmes et les confine à une posture subalterne. Cependant, pour nombre d’entre elles, la subjectivation nécessite également de s’émanciper par rapport au capitalisme et par rapport au racisme et elles ont besoin de la solidarité des autres féministes dans ce combat. Si l’on analyse le féminisme comme un mouvement qui prône la liberté des femmes et leur accession à un statut de sujet, ces divers types d’émancipation appartiennent tous au féminisme, même si l’accent sera mis sur l’émancipation par rapport au sexisme. Ainsi, il est difficile de parler de liberté et d’égalité des femmes si certaines d’entre elles sont exploitées dans un travail, y compris rémunéré. De la même façon il est difficile de parler d’une émancipation si, du fait du racisme, certaines femmes sont cantonnées dans des boulots serviles ou dans l’esclavage sexuel.
Il s’agit donc de développer des « possibles » de tirer le meilleur parti de nos translocational positionalities pour employer l’expression de Floya Anthias, d’envisager des alternatives ici et maintenant qui, si elles ne changent pas complètement le monde, changent en grande partie nos vies. Mais il s’agit aussi d’analyser, dans chaque situation politique, la multiplicité des rapports de pouvoir dans lesquels nous sommes inséréEs et de se situer à l’intérieur de ces rapports de pouvoir. C’est là un processus complexe et délicat sur le plan personnel car, dans les mouvements sociaux nous sommes portéEs à nous sentir du côté de la justice et du droit; or, sur le plan personnel, notre position peut être beaucoup plus confuse.
Conclusion
Nous ne pourrons parvenir à un tel résultat qu’en bouleversant les rapports entre les marges et le centre. Ceci implique à la fois un effort conscient et constant d’évidemment du centre et de décentrement (hooks 1984, Narayan 1997), cela implique de ne pas prendre comme des évidences ce qui a constitué les terrains forts du féminisme ces dernières années et d’interroger nos certitudes. Je prendrai pour cela trois exemples.
Le premier concerne la question de l’avortement. Il n’est pas du tout dans mon intention de renoncer à la liberté d’avortement, d’autant plus que celle-ci est constamment remise en cause par le gouvernement conservateur et la montée des droites religieuses. Mais il me semble que nous devons élargir notre regard sur la question et penser l’avortement dans la perspective plus large des libertés reproductives pour les femmes, afin de rattacher à l’idée centrale derrière la lutte pour le droit à l’avortement — l’autonomie morale des femmes et leur capacité de décider — d’autres aspects qui concernent plus généralement les libertés reproductives pour l’ensemble des femmes.
Le deuxième concerne la pauvreté. Cette question a été un enjeu majeur dans le mouvement féministe québécois depuis la marche Du pain et des roses. Là encore, il n’est pas questions d’abandonner les revendications traditionnelles du féminisme, mais d’y ajouter des dimensions qui se réfèrent plus particulièrement aux situations vécues par les femmes immigrantes et qui permettent de faire de leurs préoccupations un enjeu central pour l’ensemble du mouvement féministe québécois, comme la lutte contre les « ateliers de misère » sur notre propre sol.
Le troisième concerne la violence, autre thème important des luttes féministes québécoises dans les dernières années. Là aussi, il y a les revendications traditionnelles qu’il ne faut pas mettre de côté, surtout que, 25 ans après Polytechnique, on attend toujours une politique d’ensemble de lutte contre la violence faite aux femmes, mais ne serait-il pas pertinent, en accord avec les femmes des premières nations, de mener une campagne de dénonciation contre l’indifférence face à la « disparition » de femmes autochtones au Canada, qui ont eu lieu sans que la police ne daigne ouvrir une enquête sur ce phénomène.
Ces trois exemples montrent que les exigences de la réflexion postcoloniale vont beaucoup plus loin que de faire une place aux femmes de « diverses origines » dans les organisations du féminisme québécois, sans changer son univers de préoccupation, les réduisant ainsi à un statut dont on se plaint pourtant souvent comme féministes dans des organisations mixes, celui de « plantes vertes ». Faire des enjeux vécus principalement par les femmes marginalisées, en raison de leur classe, de leur appartenance à une minorité racisée ou de leur orientation sexuelle, des enjeux qui concernent l’ensemble des féministes québécoises, voilà qui nous fera faire un pas de plus dans le sens de l’inclusion et qui enrichira notre volonté, telle qu’exprimée dans les États généraux du féminisme québécois, de sortir de la posture coloniale.
Références
Agacinski, Sylviane. 1998. Politique des sexes. Paris : Seuil.
Atkinson, Ti-Grace. 1984. « Le nationalisme féminin », Nouvelles questions féministes, 6-7 : 35-54.
Brugère, Fabienne. 2012. Faut-il se révolter? Montrouge : Bayard.
Butler, Judith. 1990. Gender Trouble. New York : Routledge.
Carby, Hazel. 1982. White Women, Listen! Black feminism and the Boundaries of Sisterhood. Londres : Routledge.
Collin, Françoise. 1983. « La même et les différences », Cahiers du GRIF, 28 : 7-16.
Collin, Françoise. 2005. Parcours féministes (entretiens avec Irène Kaufer). Bruxelles : Labor.
Davis, Angela Y. 1983. Femmes, race et classe. Paris : des femmes.
Dean, Jodi. 1996. Solidarity of Strangers. Berkeley: University of California Press.
Eisentein, Zillah R. 1986. The Radical Future of Liberal Feminism. Boston : Northeastern University Press.
Falquet, Jules. 2006. « Hommes en armes et femmes de « services » : tendances néolibérales dans la division sexuelle et internationale du travail », Cahiers du genre, 40 : 15-37.
Hill Collins, Patricia. 1991. Black Feminist Thought. New York: Routledge.
Hooks, bell. 1984. Feminist Theory. From Margins to Center. Boston: South End Press.
Kergoat, Danièle. 2009. « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux » dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race et classe. Pour une épistémologie de la domination. Paris : Presses Universitaires de France, 111-125.
Kergoat, Danièle. 2012. Se battre, disent-elles…Paris : La Dispute.
Lamoureux, Diane. 2013. Le trésor perdu de la politique. Montréal : Écosociété.
Narayan, Uma. 1997. Dislocating Cultures. New York: Routledge.
Riley, Denise. 1988. Am I that name?, Minneapolis: University of Minnesota Press.
Spivak, Gayatri. 1988. « Can the Subaltern Speak? » dans Cary Nielson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture. Urbana: University of Illinois Press.
Young, Iris Marion. 1990. Justice and the Politics of Difference. Princeton, N.J.: Princeton University Press.
Young, Iris Marion. 1997. « Gender as Seriality », Intersecting Voices. Princeton N.J.: Princeton University Press, 12-37.
Young, Iris Marion. 2000. Inclusion and Democracy. Oxford: Oxford University Press.