Par André Thibault
Oraison funèbre pour un imaginaire moribond _ PDF
Une institution indissociable de son contexte historique
Le capitalisme est né et s’est développé dans un contexte d’euphorie énergétique. Cet engouement s’est déployé essentiellement dans les pays industrialisés, soutenu par un accroissement vertigineux de la production. Au regard de l’idéologie qui prédomine encore, le phénomène était inévitable : la base du pouvoir du capitalisme reposerait essentiellement sur la force « naturelle », matérielle, donc déterministe, des « lois du marché », comparables aux lois de la physique ou de la biologie : la « sélection naturelle » appliquée au monde des institutions humaines.
C’est oublier que beaucoup plus longtemps dans l’histoire de l’humanité, c’est au pouvoir politique soutenu par l’armée qu’on a attribué une telle toute-puissance. Il y a eu aussi des théocraties où un discours prétendument révélé déversé sur des consciences crédules a permis d’exercer sur des populations une emprise dictatoriale (il en subsiste d’ailleurs des relents). La question du capitalisme ne se situe pas sur le terrain d’un déterminisme copié sur les lois de la matière, mais obéit à une tout autre logique, celle de la légitimité. La force du capitalisme, c’est qu’on y croit. Et on y croit parce qu’il a permis jusqu’ici d’améliorer dans les milieux gagnants des sociétés gagnantes la production et le niveau de vie.
L’émergence de cette lecture théorique et pragmatique du monde fut le fruit d’une conjoncture historique très particulière : « Dans les pays développés, trois facteurs essentiels expliquent la croissance continue du PNB et, par voie de conséquence, de la demande d’énergie : la philosophie du siècle des lumières, les politiques économiques libérales et l’application judicieuse des nombreuses découvertes de la science et de la technique qui ont permis à ces pays de prospérer au fil des siècles » (Kopecki 1981, 525-526).
Ces facteurs convergents découlent tous d’une même effervescence culturelle, économique et politique qui a marqué l’entrée (d’une partie du monde) dans la modernité. Que cela nous plaise ou non, l’émergence du capitalisme comme système de pensée dominant est effectivement inséparable de la période des Lumières. L’emprise tyrannique du pouvoir royal et du moralisme religieux sur les conduites humaines fut alors durement ébranlée. Il fallait faire confiance à la raison qui libérée de mille interdits arbitraires, pouvait orienter les comportements individuels. Chacun étant son propre guide, l’intérêt individuel, tout juste après avoir écopé des propos cyniques d’un La Rochefoucauld, devenait au contraire l’éclairage le plus fiable dont pouvaient s’inspirer les conduites. De quoi troubler les consciences, que d’influents intellectuels s’empressèrent de rassurer : les gains de chacun, en s’additionnant, généraient une prospérité aux dimensions de la collectivité. Tout le monde y gagnait en fin de compte. Et de fait, dans les économies industrialisées, les biens de consommation et les services ont connu une expansion prodigieuse et beaucoup de citoyens ont eu accès à des emplois garantissant le nécessaire et même un certain confort.
Mais s’il ne s’était agi que d’un tel bouleversement des valeurs, les bénéfices auraient été beaucoup plus modestes. Dans le même article, l’auteur précité démontre aussi que cette philosophie des Lumières a donné une impulsion fabuleuse à la recherche scientifique et technique, avec au centre l’utilisation intensive de l’électricité et des énergies fossiles et une accumulation extrêmement rapide d’inventions de toutes sortes rendues possibles par ces mêmes ressources. Au moment de la rédaction de son texte, il faisait partie de la minorité qui voyait arriver la fin de l’énergie bon marché et s’accumuler les dommages environnementaux. Par ailleurs, il faisait encore confiance en l’énergie nucléaire comme solution de rechange… confiance qui a subi depuis d’impressionnantes rebuffades.
Bien sûr, on le dénonce aussi, ce même capitalisme. Mais souvent avec une désolante banalité. En restant à l’intérieur de ses catégories conceptuelles. Plus gauches que gauchistes. Comme des peintres amateurs impuissants à concevoir un nouveau langage, à redéfinir à la base les rapports de l’économie avec la société et les institutions politiques. Nous nous contentons de peindre en noir ce que l’orthodoxie régnante peint en rose. Comme si l’évasion fiscale et l’outrageante richesse du « 1% » étaient une simple bavure du système et non son aboutissement logique.
Physiologie d’une débandade
Quel verrou a sauté en 2007 ? Précisément, la mondialisation des flux financiers a facilité aux grandes banques et autres institutions financières la pratique de combines leur permettant de déjouer les règles prudentielles grâce auxquelles le pouvoir politique avait pu contenir la rapacité spéculative de ces institutions. C’est la régulation politique et non l’équilibre mécanique du marché qui avait jusqu’alors équilibré la course de tous contre tous en préservant dans les sociétés « développées » une certaine dose d’humanisme et de justice sociale. Cette régulation étant érodée, ce ne sont pas quelques délinquants mal encadrés, mais bien un grand nombre de joueurs dont les délires financiers ont spolié producteurs et consommateurs des fruits de leur participation à l’économie réelle, pour engouffrer des sommes fabuleuses dans un invraisemblable grand casino.
Bien sûr, il faut démonter dès maintenant les mécanismes volontairement obscurs qui ont permis toute cette arnaque. Sans partager le radicalisme de nos propres analyses critiques, d’honnêtes artisans pénétrés d’une éthique de rigueur comptable s’y emploient avec une conscience et une compétence qui méritent le respect – par exemple à l’OCDE et chez certains cabinets d’assurances. Mais le fruit de leur travail ne peut se limiter à rétablir une intégrité procédurale. Il s’agit de montrer que « le roi est nu » – comme les scandales sexuels au sein de l’Église catholique permettent de se rendre compte qu’elle est une simple institution humaine. « Ni ange ni bête », le capitalisme a été et demeure provisoirement une interprétation du monde, un choix de valeurs, un ensemble de savoir-faire, qui semblent avoir épuisé leur fécondité historique. Il faudrait un (long) livre et non un (court) article pour en faire le bilan. Retenons que dans l’attente d’un nouvel imaginaire instituant – imprévisible et non réductible à un quelconque déterminisme – le cadre capitaliste permet de se repérer tout en sentant que la magie n’opère plus.
Il est possible qu’une amorce à la démythification du capitalisme soit fournie par la crise elle-même et par la nécessité impérieuse d’en réparer les principaux dommages. Elle a rendu certains gouvernements plus interventionnistes. Elle a créé sur la place publique un espace où chercheurs, intellectuels critiques et militants sociaux peuvent mettre leur « grain de sel », comme en fait foi leur présence accrue dans les pages d’idées, blogues et discussions radiophoniques.
C’est évidemment trop peu. Une société ne peut pas se passer d’un imaginaire partagé; rester au chevet de celui qui est en train de rendre l’âme n’a rien qui puisse inspirer et nourrir le lien social.
Et si la transition était déjà amorcée
Sans doute pas par hasard, on voit réapparaître sur le « Net » des lectures du réel qui s’exprimèrent autour de mai 68. Castoriadis (2011), notamment, diagnostiquait « une rupture radicale avec le monde capitaliste bureaucratique » ou encore « la crise profonde, anthropologique, du système, l’effondrement des cadres, des valeurs, des impératifs ».
Ce qui a rencontré moins d’écho, ce fut son constat que les partis et autres regroupements se réclamant du socialisme ne convainquaient plus comme solutions de rechange. Depuis, les travaillistes britanniques, les socialistes français, espagnols, grecs, ont édulcoré l’alternative qu’ils étaient censés incarner. Le 15 avril de cette année 2013, le NPD canadien a massivement « accepté de retirer les références au socialisme de sa constitution » avec « l’objectif avoué (…) de rendre son parti plus attrayant pour le grand public » (La Presse, 16 avril 2013). Faut-il céder à la tentation de crier à la trahison, ou regarder en face le fait que le socialisme, comme l’a bien vu encore Castoriadis, partage avec le capitalisme « le trait caractéristique (…) la position de l’économie – de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup plus, des critères économiques – en lieu central et valeur suprême de la vie sociale » (Castoriadis 1999, 73). Cela suppose une subordination du social et du culturel à l’économie, privée pour les uns et étatique pour les autres (en réalité, dans les deux systèmes, les élites privées et publiques ont sans cesse entretenu des liens incestueux).
Alors, sans renoncer à court terme à voter pour « les moins pires », il faut chercher les germes d’un nouvel imaginaire ailleurs que dans les instances politiciennes : chez les artistes, les philosophes, dans les lieux de rencontres et d’échanges alter-quelque-chose, l’effervescence étudiante, les expériences sociales locales. Des concepts comme la décroissance, la convivialité, la coopération, l’humanisation, la réciprocité, le rejet de la logique hiérarchique, témoignent d’imaginations chercheuses fébrilement à l’œuvre. Quand et comment cela s’articulera-t-il en un nouvel imaginaire partagé et structurant ? Probablement, ce point tournant ne pourra-t-il être identifié qu’a posteriori. Ce que l’on peut dire, c’est que les germes de mai 68 et de la contre-culture américaine n’ont pas cessé, lentement, de travailler de l’intérieur les façons de vivre et de penser.
Et l’entreprise alors ?
Comment évaluer dans ce contexte l’émergence du thème de l’acceptabilité sociale des activités d’entreprise ? Allons à l’hypothèse la plus cynique… car ce sera la plus éclairante : il s’agirait d’une simple manœuvre cosmétique pour calmer les oppositions des partenaires sociaux. Justement, on ne s’embarrasse pas de telles précautions quand on est sûr de sa crédibilité. La croyance que « la seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire des profits » (Milton Friedman), qu’on lui voue une reconnaissance inconditionnelle parce qu’elle fournit des emplois et met de l’argent en circulation, cette croyance est ostensiblement en déclin car ces contributions n’apportent rien aux aspirations sociales, émotives, culturelles, citoyennes, qui se superposent de plus en plus aux désirs matériels dans une société d’abondance.
Un coup cette vulnérabilité reconnue, l’entreprise la plus habile tentera de prévoir les coups, recourra à des sondages ou des consultations, admettra un porte-parole des employés ou de la communauté dans son bureau de direction, se prêtera à des inspections des pouvoirs publics ou d’une agence de certification. Il en résultera à coup sûr des améliorations environnementales, sociales, sécuritaires. Il s’agira d’un moratoire. Un pouvoir bienveillant peut toujours demeurer unilatéral. L’épée de Damoclès reste suspendue. Il suffira d’une conjoncture moins favorable pour qu’on resserre la vis. La hiérarchie des priorités sociales demeure inchangée : tout le reste au service de l’économie, qui peut répondre par quelque largesse si et quand elle le veut bien.
Le sociologue du droit Jean-Guy Belley a exploré une autre piste, qui consiste à « considérer les contrats comme la base d’un droit construit par les agents ou les éléments d’un système » (2011, 257). Il s’agit littéralement de cogestion réciproquement consentie entre groupes membres d’une même collectivité. L’entreprise s’engage alors dans une coopération citoyenne qui a un caractère normatif. Les retombées sociales et environnementales de son activité ne sont pas un sous-produit un coup qu’on a calculé les surplus d’opération, elles sont partie constituante du contrat qui les relie à leur collectivité.
Utopique ? Théoriquement non, mais en régime capitaliste oui. En effet, cela enlève le pouvoir hégémonique attribué aux actionnaires dans l’institution capitaliste, celui attribué à l’économie par rapport aux autres enjeux sociaux dans la gestion de l’ordre social. Cela suppose un nouvel imaginaire. Et, disait la physique classique, « la nature a horreur du vide ».
RÉFÉRENCES
Belley, Jean-Guy. 2011. « Le pluralisme juridique comme orthodoxie de la science du droit » Canadian Journal of Law and Society 26 (no 2) : 257-276.
Castoriadis, Cornelius. 2011. Voir : http://deterritorium.wordpress.com/2011/10/31/mai-68-la-revolution-anticipee-par-cornelius-castoriadis-1968/ [accès avril 2013].
Castoriadis, Cornelius. 1999. Les carrefours du labyrinthe. Tome 6 : Figures du pensable. Paris : Seuil.
Kopecki, Kazimierz. 1981. « Pour l’énergie nucléaire », Revue internationale des sciences sociales XXIII (no 3) 523-538.