Par Étienne Girouard
Nouvelles réalités du capitalisme responsable en Chine _ PDF
L’idée séduisante à l’effet qu’émergeait présentement un nouveau type de capitalisme capable de s’autoréguler sur le plan social et au sein duquel la responsabilité des entreprises prendrait une place de plus en plus importante apporte certes un peu de réconfort aux travailleurs pendant que le néolibéralisme impose un retrait de l’État social, jadis garant des droits, tout en célébrant d’ailleurs un marché chargé de les honorer comme par enchantement. C’est par l’entremise de consommateurs empreints d’éthique que le marché commanderait maintenant aux entreprises de traiter convenablement, et là le terme est volontairement imprécis, la main d’œuvre qu’elles emploient. Ceci pousserait les entreprises à adopter des codes de conduite, qui, au moment même où l’État se désiste du social, feraient office de structures normatives que la personne morale s’impose à elle-même sur une base qui, quoique essentiellement volontaire, resterait, dit-on, quand même fortement suggérée par la logique du profit : le nouveau mot d’ordre imposant de satisfaire des consommateurs que l’on préjuge politisés et qui n’achèteraient finalement pas qu’un simple produit, ces derniers se préoccupant dorénavant aussi de morale et s’intéressant de ce fait aux différentes conjonctures entourant la production, que celles-ci touchent à l’environnement, aux relations de travail ou autres impacts sociaux de l’entreprise. Or, deux questions brillent de toute leur pertinence lorsque vient le temps de sonder l’impact réel de ces nouveaux codes de conduite que l’on dit à force obligatoire de par l’action des marchés, ce qui, faut-il le préciser, contraste d’ailleurs de façon très paradoxale avec leur mode d’adoption volontaire. D’une part, ces consommateurs idéalisés sont-ils prêts à payer plus cher pour un produit dit socialement responsable? D’autre part, ceux qui possèdent les moyens de production sont-ils disposés à faire de leur code autre chose qu’une opération de relations publiques et à voir de manière incidente leurs marges en supporter les funestes conséquences? Le compromis à coût nul qui préserve autant la conscience des uns que les profits des autres consistent bien sûr à faire de ces normes un paravent efficace dont l’ombre se projette sur des conditions de production laissées pratiquement telles quelles; conditions étant trop occupées à profiter avantageusement d’un État social fantôme en pleine déliquescence. État qui est, au demeurant, de plus en plus complaisant envers le grand capital, mettant notamment ses nouvelles tendances régaliennes au service de ce dernier.
L’étude de cas menée ici, soit l’analyse de la transition chinoise vers une économie libéralisée embrassant la mondialisation, permet d’alimenter une réflexion sur l’émergence des nouveaux types de capitalisme et le sort qui est réservé à la responsabilité sociale des entreprises dans un cadre particulier : celui d’une ancienne économie planifiée ayant mis de l’avant des réformes visant à introduire des doses successives de libéralisme dans son économie. L’objectif achevé de ce processus étant de faire une toujours plus grande place aux mécanismes de marché tout en perfectionnant un ordre politique autoritaire qui tourne le dos tout autant à la démocratie populaire qu’à la démocratie libérale. C’est dans le contexte où la responsabilité des entreprises peut être entendue de manière à inclure des thèmes couvrant de l’alpha jusqu’à l’oméga du social que la présente analyse entend se focaliser sur le socle primordial sur lequel les chantres d’un néolibéralisme responsable font reposer le concept de responsabilité qu’ils emploient dans l’objectif – à cette époque où l’État social est sommé de plier bagage – de le rendre d’autant plus légitime qu’utile et attrayant. L’accent sera bien sûr mis ici sur le sort réservé aux travailleurs œuvrant dans l’atelier du monde, en se demandant quel impact au juste l’émergence du socialisme de marché a pu avoir sur la responsabilité sociale des entreprises.
Or, ce socialisme avec des caractéristiques chinoises -中国特色的社会主义- (Lam 1999 : 96), ainsi appelé par les idéologues communistes, ne demeurerait, aux yeux de plusieurs, qu’une nouvelle forme avérée de capitalisme en ce qu’est mise en œuvre une privatisation accélérée de l’économie qui réintroduit par le fait même un mode de production où des rapports d’exploitation – d’où jaillissent de formidables inégalités rompant avec un égalitarisme révolutionnaire désormais totalement étiolé – rassemblent dorénavant étroitement les destins inextricables de deux classes sociales en processus dialectique de réformation : la nouvelle classe bourgeoise qui gruge d’année en année une part de plus en plus importante de la propriété des moyens de production imprimant avec une résolution accrue sa logique sur une économie de moins en moins mixte et une classe de prolétaires désormais obligés de vendre leur force de travail pour survivre, celle-ci s’accroissant sans cesse consubstantiellement à des processus accélérés d’industrialisation et d’urbanisation, mais aussi au phénomène des nombreuses expropriations paysannes.
En premier lieu, cet article s’attardera à esquisser une brève sociologie de cette transition vers le capitalisme. Ce n’est qu’une fois la question des rapports sociaux tirée au clair que la responsabilité sociale des entreprises pourra être abordée dans une perspective comparative en s’interrogeant sur les mutations d’une telle responsabilité sous l’action corrosive des réformes. Enfin, à la lumière de cette réintroduction autoritaire du marché à la suite de plusieurs décennies de collectivisme communiste, une réflexion sur le sens à donner à l’expression « nouveaux types de capitalisme » sera mise de l’avant. Également, en conclusion, sera lancée une invitation à réinterpréter la responsabilité sociale des entreprises dans un contexte culturaliste, sociologique et idéologique.
Esquisse de quelques fondements sociologiques de la Chine des réformes
La Révolution communiste de 1949 établit la République populaire de Chine sur de toutes nouvelles assises sociologiques. La classe ouvrière et la classe paysanne devinrent les bases sociales de cet État-Parti naissant. Une lutte sans merci fut déclarée aux partisans du Guomindang, ceux qui avaient collaboré aux côtés de Jiang Jieshi dans la longue guerre civile ayant opposé communistes et nationalistes. Ces derniers furent rapidement assimilés aux ultimes soubresauts d’une classe bourgeoise qui, jugée tel un débris de l’histoire, devait être défaite et éradiquée afin que le nouvel égalitarisme idéologique puisse enfin se concrétiser dans les rapports sociaux. La République populaire devait aussi faire échec aux prétentions d’une classe de guerriers féodaux, classe qui prospérait sous la République nationaliste bourgeoise. C’est donc ainsi que les Seigneurs de la guerre, tout comme les partisans de la défunte République nationaliste, allaient sombrer – emportés par une lutte des classes au sein de laquelle le Parti communiste, placé aux commandes de l’appareil d’État, jouait son rôle d’avant-garde des classes populaires émergentes, rôle que lui prêtait justement la théorisation léniniste de l’État-Parti.
La Chine Nouvelle -新中国-, valsant entre une conception originale de la théorie marxiste et une version sinisée de celle-ci bien rendue par la pensée Mao-Zedong -毛泽东思想-, fera reposer le socle de sa raison d’être politique sur l’émancipation et le bien-être des classes populaires. Or, le Grand bond en avant, puis la Révolution culturelle, moments historiques durant lesquels on a cherché à précipiter l’égalité avec un acharnement inégalé, plongeront la Chine dans une anomie totale, état de fait qui, doublé d’une économie en déliquescence croissante, minera la légitimité du Parti communiste (Rocca et De Beer 1997 : 49). Le premier Printemps de Pékin (1978-1979) fut justement le théâtre d’un ras-le-bol populaire exprimé à l’encontre des dérives de la politique maoïste encore poursuivie, sous Hua Guofeng, quoique de manière adoucie, deux ans après la mort de Mao. Deng Xiaoping se servira de ce mouvement de contestation pour imposer un programme de réformes économiques, qui lui permettra à la fois d’écarter ses rivaux politiques et de refonder la légitimité politique du Parti communiste sur le nouveau programme dit des Quatre modernisations -四个现代化-. Dorénavant, la poursuite de l’enrichissement matériel succèdera à la lutte des classes; étant entendu que la libéralisation par le marché et les privatisations prendront désormais le pas sur la planification centralisée et sur la propriété collective des moyens de production. Quant à elles, les voix qui réclamaient le libéralisme politique en exigeant la survenue de la cinquième modernisation ne suscitèrent nulle autre réponse de la part des autorités que celle d’une répression impitoyable cherchant à tout prix à endiguer ce que le Parti communiste prit peu de temps à qualifier de pollution spirituelle occidentale -精神污染-.
Le discours officiel appelant désormais au pragmatisme, le marché est implanté pour ses vertus utilitaristes. La révolution prolétarienne et paysanne, dont l’État-Parti promet de se faire le gardien dévoué, se trouve ainsi dotée d’un nouvel outil que l’on dit mieux à même de réaliser ses fins socialistes. Encadré par un État-Parti dont la base sociale est et doit rester populaire, l’autoritarisme politique est justifié ici pour prévenir la survenue d’une contre-révolution bourgeoise dans la sphère politique. Les réformes de Deng initient une forme contrôlée de révolution bourgeoise sur le plan social, par laquelle une part de plus en plus importante de la propriété des moyens de production, d’abord à la campagne, puis ensuite à la ville, glisse entre les mains d’entrepreneurs privés. Pour les autorités, qui sont confrontées à de telles transformations sociologiques, il s’avère de la première importance de contrer toutes velléités contre-révolutionnaires. Il est d’ailleurs compris de tous que le renversement de l’ordre politique qui prévaut depuis 1949 aurait pour conséquence certaine de pérenniser – en les officialisant sur le plan institutionnel – les bouleversements que le Parti communiste continue de présenter comme relevant d’un simple hiatus sociologique et dont les retombées sont censées servir les seules fins de la Révolution de 1949. Ainsi, le Parti communiste chinois est donc chargé de maintenir les réformes de marché dans les horizons du socialisme prolétarien et paysan. On comprend d’ailleurs que c’est à cette condition sine qua non que Deng Xiaoping réussit à faire avaliser son programme réformateur par le Bureau politique et le Congrès du Parti, dont les membres continuaient alors de se percevoir comme l’avant-garde des classes paysanne et ouvrière, conscients que leur légitimité politique était toujours fondée sur l’émancipation et le mieux-être de ceux qui forment la base sociale de leur Parti.
Or, sous l’effet des réformes, les classes sociales se font et se défont au rythme où la légitimité politique du Parti devient de plus en plus dépendante du développement économique. Au moment même où les classes ouvrière et paysanne se désorganisent, des rapports clientélistes symbiotiques s’établissent entre une classe bourgeoise naissante et un groupe social bureaucratique parasitaire qui se sert des avantages que lui procure son monopole du pouvoir politique pour accumuler les prébendes de toutes sortes. C’est à la campagne que les premiers grands bouleversements qui affectent les classes sociales se font d’ailleurs sentir. Les premières réformes visent la décollectivisation de l’agriculture, l’abolition des communes paysannes et l’instauration d’un système de responsabilité des ménages. La privatisation des biens collectifs, dans un contexte où la part de chacun se voit souvent déterminée par la qualité des relations entretenues avec le pouvoir, disloquera une classe autrefois très homogène, ce qui conduira à l’émergence d’une petite-bourgeoisie rurale, constituée de paysans enrichis qui se trouvent désormais en moyen d’acheter la force de travail que les paysans désœuvrés sont désespérément prêts à leur vendre, d’une paysannerie très modeste qui vivote sur sa menue parcelle et aussi d’une paysannerie laissée sans terre; soit comme résultat des impitoyables lois du marché, soit encore en conséquence d’une politique sauvage d’expropriations, essentielle, leur dit-on, au développement économique. Au pire, ces laissés pour compte des réformes seront abandonnés à leur sort et leur incapacité à satisfaire leurs besoins fondamentaux les rendra complètement dépendants de la solidarité familiale. Au mieux, ces paysans sans terre sont soit destinés à devenir des employés de ferme sur des exploitations agricoles d’envergure, à venir offrir leur force de travail aux nouvelles entreprises rurales, ou encore, à migrer vers les villes et les provinces côtières où le nouveau développement économique se nourrit du sang et des sueurs d’un lumpenprolétariat à rabais (Josephs 1995 : 565).
C’est à partir de la deuxième moitié des années 1980, mais surtout durant les années 1990, que la sociologie du monde urbain sera profondément modifiée par les réformes. L’ouverture du pays au commerce étranger, la restructuration des entreprises d’État et la prolifération d’entreprises privées, ou mixtes, à capitaux domestiques ou étrangers, ou encore à capitaux partagés (« joint-venture »), viennent, à leur tour, démembrer une classe ouvrière urbaine qui, jadis reconnue comme étant l’élite de la Chine Nouvelle –新中国-, était employée par des entreprises d’État reconnues pour offrir un généreux salaire social à leurs travailleurs. Cohabitent désormais dans toute l’indifférence qu’engendre la désunion les ouvriers d’un secteur public que l’on s’affaire à dégraisser, les rares ouvriers qui, essentiellement issus d’un milieu urbain, œuvrent dans les nouvelles entreprises privées ou mixtes, et qui profitent d’un meilleur nouveau sort, et cette immense majorité de travailleurs migrants lesquels, poussés à venir brader leur force de travail dans les villes par leur déchéance économique et sociale, constituent un très rentable prolétariat en haillons. Et c’est ce dernier qui, en fin de compte, s’avère la véritable matière première de ce prodigieux développement économique, développement en vue duquel les bureaucrates architectes des réformes – poursuivant leurs propres intérêts politiques ainsi que les intérêts sociaux et économiques d’une classe bourgeoise naissante qu’ils sont en passe de coopter (Lam 2010 : 70) – procèdent au sacrifice de ces centaines de millions d’oubliés du socialisme de marché, lesquels sont désormais offerts en pâture sur l’autel mondialisé des avantages comparatifs, prison sociale à laquelle ces travailleurs déshumanisés sont enchaînés dans toutes les misères d’une servitude capitaliste retrouvée.
Par ailleurs, la nouvelle polarisation sociale du tissu urbain est marquée par l’émergence d’une classe bourgeoise essentiellement citadine qui partage la propriété des moyens de production soit avec l’État, dans le cas des entreprises mixtes, soit avec des intérêts étrangers dans le cas des entreprises à capitaux partagés (« joint-venture »). Encore une fois, comme cela fut le cas à l’occasion des privatisations en milieu rural, les proximités avec le pouvoir sont cruciales dans la détermination de ceux qui feront partie de cette minorité étant autorisée à s’approprier les parts du gâteau collectif. Aux côtés de cette bourgeoisie, émerge une petite-bourgeoisie urbaine, composée de cols blancs scolarisés, de professionnels, d’employés de l’État et de petits entrepreneurs, qui profitent modérément des fruits du nouveau développement économique et qui, en ce sens, sont tout de même convaincus d’y trouver leur compte.
Alors que la Chine de la fin des années 1970 était une des sociétés parmi les plus égalitaires sur la planète, la société chinoise deviendra, sous l’effet des réformes, l’une des plus inégalitaires au monde. Cette inégalité est évidemment le corolaire de l’introduction progressive du mode de production capitaliste et des rapports de production qui lui sont intrinsèques. Des rapports d’exploitation lient désormais les classes bourgeoise et prolétaire entre elles, alors que la classe paysanne, faisant l’objet d’un apartheid social mis en place par le système de ségrégation du hukou -户口-, n’est admise, dans les centres de développement urbain, qu’à la seule condition d’y brader sa force de travail en y devenant une véritable armée de réserve de main-d’œuvre. Il apparaît donc que les réformes n’ont pas eu pour seule conséquence de redorer la légitimité du Parti. Effet collatéral, effet délibéré ou effet pervers, les réformes ont induit une véritable révolution sociale en modifiant la structure des classes et en introduisant progressivement un nouveau mode de production capitaliste, dans lequel les rapports de production divergeront considérablement de ceux qui avaient cours sous l’économie collectivisée.
Devant la croissance des inégalités sociales, le mouvement de contestation de Tiananmen remettra en cause cette contre-révolution sociale en revendiquant des réformes démocratiques. Ainsi, aux yeux d’une frange importante de la population, le prodigieux développement des années 1980 n’aurait nullement permis de refonder la légitimité politique du Parti communiste, mais aurait plutôt contribué à ébranler celle-ci encore davantage. Certains protestataires décrient une collusion entre les bureaucrates et les nouveaux capitalistes; d’autres veulent faire échec au démantèlement de l’économie collectivisée et à son système de sécurité sociale; alors que tous réclament davantage de transparence et de démocratie, laquelle devant être de forme sociale pour les uns, pendant que d’autres la veulent d’abord et avant tout d’essence libérale (Hui 2003 : 21-22). Soumis à des forces internes, au moment où émerge à l’intérieur du Parti un groupe social parasitaire qui fait dériver des réformes en cours ses privilèges usurpés; et à des pressions externes émanant d’une bourgeoisie et d’une petite-bourgeoise urbaine, qui réclament toutes deux la stabilité de la loi et de l’ordre pour pouvoir continuer à faire prospérer leurs affaires; le Parti communiste se trouve ici une occasion de renouveler sa base sociale et décide en conséquence de s’engager dans une répression totale du mouvement de contestation.
1989 introduit donc une contre-révolution politique en ce que l’État-Parti ne fait plus reposer sa base sociale sur les classes ouvrière et paysanne, mais sur une alliance d’intérêts entre la classe bourgeoise et un groupe social bureaucratique parasitaire en pleine croissance à l’intérieur du Parti. Cette contre-révolution politique en est une autoritaire du fait qu’elle est anti-démocratique : s’opposant non seulement à l’égalitarisme social de la démocratie populaire mise de l’avant par la Révolution de 1949 (McGregor 2012 : 14), mais encore à l’égalitarisme politique de la démocratie libérale, qui est alors en passe de gagner l’Europe de l’Est. Cette révolution, qui vient entériner sur le plan politique la révolution sociale initiée par les réformes, se déroule d’ailleurs en trois temps. C’est au fil de cette chronologie que l’épithète communiste apposée au Parti perd son essence originale pour ne devenir désormais rien de plus qu’une simple étiquette, que les dirigeants brandissent à des fins nationalistes, symbole du nihilisme idéologique dans lequel est plongé un Parti communiste qui se préoccupe encore d’entretenir sa légitimité politique auprès d’une population qu’il ne représente toutefois plus (Holzman 2010).
Le premier moment de la contre-révolution politique survient sous la gouverne de Deng Xiaoping, alors que, suite au massacre de Tiananmen, celui-ci se chargera immédiatement de purger l’État-Parti de deux groupes exprimant leur dissidence : les hérauts de la démocratie populaire – ces conservateurs qui se sont opposés aux mesures capitalistes des réformes économiques décriant les inégalités qu’elles engendraient – et les zélotes de la démocratie libérale, qui souhaitaient ardemment une libéralisation du système politique (Rocca et De Beer 1997 : 154). En réalité, ce moment contre-révolutionnaire se révèle être un putsch à la saveur tout autoritaire. Le fait que l’on vise à épurer le Parti communiste de tous ces courants démocratiques, de gauche comme de droite, populaires comme libéraux, démontre la nature élitiste de l’usurpation du pouvoir qui est consubstantielle à cette contre-révolution politique. C’est en 1992 que Deng Xiaoping donnera une direction idéologique à cette contre-révolution alors que la théorie officielle de la lutte des classes sera mise de côté au profit de la théorisation que fera le Petit timonier du socialisme de marché (Lam 2010 : 11), laquelle viendra concilier la pensée socialiste avec les rapports d’exploitation issus du capitalisme (Lee 2002 : 190). L’État-Parti n’est plus à l’avant-garde de la lutte des classes, il est dorénavant la locomotive du développement en tant que grand vizir du socialisme de marché. Le deuxième moment de cette contre-révolution politique aura lieu sous Jiang Zemin (1993-2002). En mettant de l’avant la théorie des Trois représentations -三个代表-, celui-ci somme le Parti communiste d’intégrer de plus en plus les milieux d’affaires dans ses structures. Le Parti devra désormais représenter la bourgeoisie. Il s’annonce donc de manière corrélative que ses bonzes devront se résoudre à faire l’impasse sur la lutte des classes. Enfin, le troisième temps de cette révolution politique survient sous la houlette de Hu Jintao (2003-2012), sa théorisation de l’harmonie sociale -和谐社会- commandera l’aveuglement volontaire de l’État-Parti devant la réalité criante des inégalités sociales et l’aggravation des conflits de classe, toutes deux découlant de cette logique d’exploitation sous-jacente aux nouveaux rapports de production, qui atteint d’ailleurs son paroxysme au tournant du siècle.
On ne peut que trop insister sur le fait que cette révolution politique ne constitue pas une contre-révolution bourgeoise de type démocratique. Consciente de sa faiblesse, de sa relative jeunesse et de la précarité de sa domination sur les rapports de production (So 2003 : 368), la nouvelle bourgeoisie chinoise préfère sacrifier sa liberté politique pour assurer sa domination sociale. L’État-Parti déploie tous ses efforts policiers, législatifs, judiciaires et idéologiques pour servir les intérêts de sa base sociale qui repose sur cette alliance entre bureaucrates rompus et corrompus aux affaires, puis les nouveaux fortunés. Ce nouvel ordre social est d’ailleurs vendu aux classes populaires sous le vernis nationaliste offert par un développement économique que l’on dit être rendu possible par le socialisme de marché, idéologie dont la propagande officielle ne cesse de faire l’éloge, y voyant l’illustration par excellence du génie propre à la voie chinoise. Sur le plan social, l’autoritarisme politique sert ici la cause de l’accumulation primitive en cherchant à s’assurer de l’irréversibilité du processus. Il est également d’un précieux secours pour désolidariser une population qui profite d’un héritage socialiste à haut potentiel de subversivité, lequel pourrait réanimer à tout moment une conscience de classe unifiée, ce qui constituerait, au demeurant, la plus grande des menaces à peser sur l’avenir de ces très lucratives complicités qui s’établissent entre les intérêts de ces nouveaux capitalistes privilégiés et les visées d’une pléthore de bureaucrates qui grugent ce qui reste d’un État social rendu anorexique, lequel appert aussi de plus en plus consommé par son devenir patrimonial (So 2003 : 373).
Responsabilisation et déresponsabilisation des entreprises
Dès 1924, Oliver Sheldon définit la responsabilité sociale des entreprises en rappelant que les entreprises n’ont pas seulement des obligations légales et juridiques; il souligne d’ailleurs à cet effet que celles-ci seraient également sujettes à un éventail de responsabilités sociales (Xu et Yang 2010 : 321). L’épithète « social » est éminemment floue. L’idéologie néolibérale vient préciser sa portée en donnant un sens supplétif à ce type de responsabilité, laquelle viendrait, en quelque sorte, pallier au retrait progressif de l’État du champ social. En conséquence, les entreprises sont-elles appelées à s’investir – dans les limites cependant posées par leur souveraine bonne volonté – d’une kyrielle de missions abandonnées par un État désormais placé en cure minceur, en conséquence du fait que plusieurs idéologues lui reprochent de souffrir d’obésité sociale. Cet article compte projeter un éclairage sur certains aspects bien précis de la responsabilité sociale des entreprises, tels les relations de travail et le sort social réservé aux travailleurs, aspects auxquels l’idéologie néolibérale donne d’ailleurs un rôle proéminent, et ce, surtout lorsque celle-ci cherche à minimiser le coût humain d’un tel rétrécissement de l’État. Or, c’est justement en s’intéressant au sort social qui est réservé aux classes populaires que cette analyse examinera de manière comparative l’état de la responsabilité sociale des entreprises en République populaire de Chine, d’abord pour la période qui précède les réformes, et ensuite, pour la période des réformes.
Dans la Chine pré-réformes, la responsabilité sociale des entreprises était à son zénith. Que ce soit en ville avec les entreprises d’État ou à la campagne avec cette forme de coopérative rurale qu’étaient les communes populaires, le sort social du citoyen chinois était complètement pris en charge par le lieu de travail auquel celui-ci était affecté. Dans le cadre urbain, l’unité de travail, le danwei -单位- définissait l’ensemble de la vie sociale, politique et économique du travailleur (Xie, Lai et Wu 2009 : 283). L’entreprise d’État avait alors la responsabilité d’offrir un « bol de riz en fer » -铁饭碗- à chacun de ses employés, lequel symbolisait la sécurité offerte par une politique de l’emploi à vie et aussi par l’octroi d’un imposant salaire social, celui-ci étant rendu sous la forme d’une gamme de services totalement ou fortement subventionnés dans le domaine du logement, de l’éducation, de la santé, du transport et même des loisirs. Quant à elle, la commune populaire offrait le même type de soutien social aux paysans, à la différence près que celle-ci disposait de moyens toutefois beaucoup plus modestes. Autant à la ville qu’à la campagne, une part imposante des bénéfices produits par l’activité d’une unité économique donnée s’avéraient presque exclusivement redistribués sous forme d’avantages sociaux à ceux qui en faisaient partie. Il en résultait que, malgré certaines disparités dans la prise en charge sociale du citoyen entre entreprises d’État, mais aussi entre danwei urbains -单位- et communes rurales, la responsabilité sociale des entreprises demeurait la pierre de touche d’une politique égalitariste prônée par le gouvernement, politique en conséquence de laquelle les écarts entre privilégiés et moins privilégiés étaient si faibles que la Chine faisait alors partie des États les plus égalitaires du monde (So 2003 : 367).
Initiées à la fin des années 1970, les réformes visant cette privatisation progressive de l’économie commandèrent un changement de rôle aux entreprises. Jusqu’alors, les entreprises et les communes rurales constituaient les outils privilégiés de la République populaire dans la poursuite de ses politiques égalitaristes. La distinction entre État, entreprises et communes populaires demeurait donc des plus éthérées. Le nouveau rôle donné aux entreprises exigera de celles-ci qu’elles abandonnent leur mission sociale fondamentale, naguère dévolue par l’État révolutionnaire, pour souscrire de manière plus autonome aux exigences de la rentabilité posées par le marché et ainsi, en conséquence, se consacrer à la quête de profits. Or, il est clair que devant les nombreux maux associés à un tel retrait de l’État, l’idéologie néolibérale occidentale pose sans ambages ce qui se révèle être un acte de foi à l’égard de l’implantation compensatoire d’une responsabilité des entreprises renouvelée. Toutefois, la situation en Chine reste éminemment singulière du fait que, jadis entièrement commandée par l’État, la responsabilité sociale des entreprises s’avéra justement démantelée en conséquence de ce retrait progressif de l’État du champ économique. Dans une tout autre conjoncture que celle qui prévaut maintenant dans l’Occident néolibéral, la République populaire des réformes ne cherche pas à compenser un certain retrait de l’État du champ social en se faisant prosélyte de la responsabilité sociale des entreprises; elle cherche plutôt à pallier au démantèlement de ce type de responsabilité que le marché aurait rendue surannée en aiguillant les missions sociales, qui furent jadis l’apanage des entreprises publiques, vers l’État, les individus et le secteur privé. En Chine, c’est donc le délaissement du champ économique par l’État, abandon résultant de la privatisation des entreprises publiques, qui pousse ce dernier à investir le champ social.
La déresponsabilisation sociale qui dérive des privatisations et qui découle aussi du démantèlement des coopératives rurales sera toutefois très mal compensée par les nouvelles mesures sociales de l’État, lesquelles, parce que trop carencées, s’en remettront souvent au secteur privé et à l’individu, contribuant ainsi à une marchandisation de la sécurité sociale. La faillite de l’État à mettre en place un système offrant des services sociaux sur une base universelle et égalitaire laisse le plus grand nombre de citoyens impuissants devant les aléas de la vie. En fait, les politiques sociales sont davantage vues par l’État et ses administrateurs comme l’exercice d’une charité discrétionnaire plutôt que comme un droit à faire valoir par l’administré. Or, seule une analyse de la structure sociologique de l’État chinois peut expliquer de manière convaincante l’inefficacité remarquée de ces nouvelles politiques sociales.
Il est vrai que l’État chinois a mis en place des programmes sociaux de toute sorte, ainsi qu’une constellation de lois, règlements et directives dans l’optique de compenser le vide social engendré par la dissolution des communes populaires et la privatisation progressive des entreprises publiques (Lu 2011). Malgré cela, en 2003, soit plus de deux décennies après l’enclenchement des réformes, seulement 16 % des travailleurs profitaient d’un régime de pension, 14 % jouissaient d’un régime d’assurance-emploi, 11 % détenaient une assurance médicale, 6 % souscrivaient à une assurance pour les accidents de travail, alors que seulement 5 % des travailleurs de sexe féminin bénéficiaient d’une assurance-maternité (OECD 2005 : 27). Comment donc expliquer à la fois si faibles taux en matière de couverture sociale, ainsi que l’inefficacité patente des normes juridiques adoptées à offrir une protection aux travailleurs contre les dérives capitalistes du socialisme de marché. Avec la contre-révolution politique amorcée en 1989, le groupe social des mandarins parasitaires et la nouvelle classe bourgeoise s’entendent sur les bienfaits d’une gouvernance autoritaire et, de ce fait, poursuivent une révolution politique « par en haut » venant consacrer politiquement les nouveaux rapports de production mis de l’avant par les réformes. Le monopole du pouvoir politique est désormais entre les mains d’une élite technocratique dont la base sociale est constituée d’un groupe social parasitaire bureaucratique et d’une classe capitaliste bourgeoise en émergence. Les normes et les programmes sociaux adoptés sont imposés « par le haut » et s’avèrent davantage perçus par les acteurs sociaux comme un lustre servant en premier lieu à ménager l’État-Parti des critiques potentielles pouvant lui être adressées, en assurant par le fait même sa conformité à des normes internationales qui contribuent d’ailleurs à établir la légitimité politique du Parti communiste. Ces normes et mesures sociales ne sont évidemment pas perçues comme étant le fruit d’un compromis à être intervenu entre classes, comme cela peut être parfois le cas dans une forme démocratique de capitalisme qui tolère le syndicalisme indépendant.
L’absence d’État de droit, la confusion entre l’exécutif et le judiciaire, la difficulté des recours pour l’administré, les occurrences multiples de persécutions de juristes œuvrant en droit social (Potter 2011 : 71), la criminalisation des activités syndicales indépendantes, la décentralisation de l’administration de la sécurité sociale, la corruption endémique, l’exclusion d’une part substantielle des 230 millions de travailleurs migrants de toute couverture sociale en conséquence de l’apartheid social généré par le système du hukou -户口- (Chan 1998 : 891) – le citoyen n’étant éligible aux programmes sociaux que dans son hukou -户口- de résidence –, la non-reconnaissance de l’existence juridique d’une mer d’illégaux et la discrimination encouragée par les autorités à l’encontre de ceux qui exercent leur droit à l’aide sociale, notamment par la diffusion publique de la photographie et des informations personnelles des requérants, ne restent somme toute que des exemples parcellaires d’une litanie de facteurs qui contribueraient à faire la preuve que, sous le socialisme de marché, les droits sociaux s’avèrent sévèrement mis à mal. La structure autoritaire de l’État et la volonté des nouveaux privilégiés de se placer sous l’égide du Parti communiste de par leur claire renonciation à toute révolution bourgeoise témoignent d’une réalité impitoyable : en Chine, le compromis démocratique gramscien se révèle impossible dans l’état actuel des lieux. Dans les démocraties libérales, le compromis visant à reconnaître la légitimité de la propriété capitaliste en échange de la reconnaissance de certains droits aux travailleurs s’avère notamment possible du fait que les classes populaires y voient les conditions d’une réelle amélioration de leur sort. Or, en Chine, la situation est tout autre: les classes paysanne et ouvrière, anciennes élites de la société révolutionnaire, ont du mal à accepter la récente perte de leurs nombreux privilèges économiques et sociaux.
À l’heure de la déresponsabilisation des entreprises, le danwei -单位- subsiste encore dans la Chine d’aujourd’hui, mais les bénéfices de l’entreprise étant avant partagés sous forme de couverture sociale entre les membres de l’unité de travail sont maintenant redistribués à titre de bonis. En ville, le danwei -单位- ne joue donc plus son rôle traditionnel, alors que les paysans en zones rurales sont pour la plupart laissés à eux-mêmes, incapables de fournir la cotisation qui leur est demandée pour obtenir une couverture sociale gouvernementale. Dans un tel contexte, alors que plus de 90,000 émeutes à caractère social frappent la Chine chaque année (Holzmann 2010 : 38), les administrations locales, les entreprises privées, mixtes ou à capitaux partagés, sont appelées par plusieurs à se préoccuper davantage du sort social des travailleurs. Devant l’interdiction de toute mobilisation syndicale indépendante et la réalité d’un État plus que complaisant envers les capitalistes, que ceux-ci soient d’origine locale ou étrangère, la cruciale importance de la responsabilité sociale des entreprises apparaitrait donc de façon de plus en plus marquée. Ceci est d’ailleurs d’autant plus vrai lorsque les souvenirs du totalitarisme et de la répression systématique sont encore frais à la mémoire de travailleurs atomisés à l’esprit desquels la propagande liberticide du gouvernement a rendu l’idée de toute lutte syndicale indiciblement rédhibitoire, état de fait les condamnant à employer des stratégies de luttes bigarrées et individuelles pour assurer leur simple survie immédiate (Lee 1998 : 6). Or, nombreuses sont les analyses qui s’entendent sur l’absence d’une telle responsabilité corporative dans la Chine d’aujourd’hui, sauf les rares cas où cette responsabilité sert les relations publiques de certaines entreprises occidentales qui savent d’ailleurs habillement contourner les codes de conduite qu’elles se donnent en sous-traitant leurs activités à des filiales échappant furtivement tout autant au regard des ONG qu’à celui des consommateurs d’outre-mer. Il ressort de tout ceci une des plus importantes ironies de l’histoire chinoise moderne : la responsabilité sociale des entreprises fut à son nadir lorsque le travailleur était assimilé à l’élite de la société chinoise, et c’est très paradoxalement depuis que le prolétaire est redevenu du simple capital – en tant que moyen mais non plus fin de l’entreprise – que la responsabilité corporative à l’égard de son sort social apparaît désormais comme une totale chimère.
Nouveaux types de responsabilité corporative ou nouveaux types de capitalisme?
Le cas chinois évoque très certainement son lot de nouveautés sociologiques. Mais tous ne s’entendent pas sur l’essence précise de ces nouveautés. Pour certains, la Chine des réformes mettrait en scène un nouveau type de capitalisme autoritaire et conquérant. Il s’agit du socialisme de marché, qui, né sur les cendres d’une économie planifiée collectiviste, prospère grâce à l’appareil répressif du totalitarisme technologique. Pour d’autres, la nouveauté résiderait plutôt dans l’émergence d’un nouveau type de responsabilité sociale des entreprises qui divergerait considérablement du modèle proposé par le néolibéralisme occidental. C’est donc en guise de conclusion à cette analyse qu’une réflexion sera portée tour à tour sur ces deux propositions.
Le capitalisme du socialisme de marché n’est assurément rien de plus qu’un capitalisme classique avec quelques variantes nationales. Les rapports particuliers entretenus entre la bourgeoisie chinoise et l’État-Parti ne suffisent pas à faire du socialisme de marché un capitalisme de nouvel acabit. En effet, au sein des différentes sociétés capitalistes, il n’est pas rare de voir les interactions qui se nouent entre l’État et la bourgeoisie différer de manière considérable (Mandel 2012 : 116). Jeune et inquiète, la bourgeoisie chinoise préfère un autoritarisme politique lui permettant de poursuivre son accumulation primitive en toute quiétude, à un système démocratique qui donnerait une voix aux centaines de millions d’exclus qui revendiquent davantage de justice sociale. À cet égard, il est clair que la classe bourgeoise a su tirer des événements de 1989 des leçons avisées qui ont mis en lumière les dangers de la démocratie et fait montre des avantages de l’autoritarisme. À défaut d’être un nouveau type de capitalisme, le socialisme de marché correspondrait plutôt à un prolégomènes au capitalisme mature, moment social où l’État se place au service d’un processus d’accumulation initiale, lui-même mis au profit d’une classe bourgeoise alors en pleine émergence. Il est vrai que l’autoritarisme, d’ailleurs toujours consubstantiel à un tel processus, est particulièrement brutal en Chine. Ce constat doit toutefois être accompagné d’une réflexion sociologique sur les conditions de la réintroduction du mode de production capitaliste dans ce pays.
Le capitalisme des réformes ne succède pas à une société féodale, déjà foncièrement inégalitaire, comme cela fut d’ailleurs le cas pour le développement des capitalismes occidentaux; mais à une société révolutionnaire fortement paritaire. On comprend ainsi pourquoi tout l’appareil répressif étatique a dû être mobilisé pour permettre le pillage du patrimoine collectif, pour désolidariser une population socialisée aux idées socialistes, et pour offrir aux capitalistes une inépuisable armée de réserve de travailleurs, dont l’existence même s’avère une conséquence du retrait de l’État de l’économie, de la réapparition du chômage avec l’abandon du plein emploi, d’une politique sauvage d’expropriations rurales et du refus de reconnaître l’existence juridique de plusieurs millions d’illégaux – enfants nés hors mariage, non déclarés ou qui excèdent les quotas posés par la politique de l’enfant unique – lesquels viennent gonfler les rangs d’un prolétariat en haillons sur le dos duquel s’enracinent les rapports d’exploitation donnant naissance aux nouvelles fortunes qui sont constitutives d’une classe bourgeoise sur laquelle l’État-Parti souhaite ériger sa nouvelle base politique. Ainsi, apparaît-il clairement que le capitalisme chinois, loin d’être extraordinaire, en est encore à une certaine étape embryonnaire de son développement et que les conditions nécessaires à l’établissement d’un compromis démocratique gramscien ne sont pas au rendez-vous, du moins dans l’immédiat; alors que le Parti communiste conserve jalousement son monopole sur le pouvoir politique, source de bénéfices considérables pour un groupe bureaucratique parasitaire qui trouve les conditions de sa prospérité dans la gangrène, savamment provoquée et entretenue, d’une portion importante du corps social.
Xiaomin Yu (Yu 2008), Pun Ngai (Ngai 2005), puis Shankun Xu et Rudai Yang (Xu et Yang 2010) ont démontré de par leurs analyses l’étonnante facticité des codes de conduite adoptés par les entreprises qui opèrent en sol chinois. Ces écrans de fumée permettent à des compagnies de renom de prendre soin de leurs images de marque, pendant que les gestionnaires de leurs sous-traitants font peu de cas de ces normes d’apparat . D’ailleurs, la plupart du temps, ces codes de conduite ne sont que rarement portés à la connaissance des travailleurs. Ces codes servent d’abord et avant tout l’image de l’entreprise multinationale. Ils sont destinés à un public de consommateurs étrangers socialisés à l’idéologie néolibérale et pour qui la responsabilité sociale des entreprises connote, en ces temps de rétrécissement de l’État, l’idée d’un meilleur sort réservé aux travailleurs. Dans leur étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans l’Empire du Milieu, Shankun Xu et Rudai Yang soulignent que l’entendement du concept de responsabilité sociale diffère dans les entreprises locales en Chine (Xu et Yang 2010 : 323). En effet, cette responsabilité, dans sa version sinisée, fait une très large place à l’importance autant pour les entreprises que pour les travailleurs de se dévouer en tout patriotisme au développement économique de la nation. Depuis les années 1990, s’attelant sans cesse à la tâche de légitimer son pouvoir politique usurpé, l’État-Parti fait de plus en plus recours au répertoire nationaliste pour d’une part chercher à résoudre le nihilisme idéologique résultant de l’abandon de la liturgie révolutionnaire de la lutte des classes, et d’autres part, pour donner un sens aux souffrances de centaines de millions d’oubliés qui laissent leur santé, leur âme et leur vie, autant au sens littéral que figuré, pour cette quête effrénée à l’enrichissement que mènent une poignée de capitalistes et pour la satisfaction de ce besoin intarissable de légitimité politique qui est le propre d’une bureaucratie parasitaire.
En 1979, Caroll a revisité Sheldon en soulignant que la responsabilité sociale peut être l’occasion d’une grande variété d’obligations sociales (Xu et Yang 2010 : 323). Ces obligations sont tributaires de contextes culturels et idéologiques particuliers. En Occident, le néolibéralisme a vu le jour dans un contexte où c’est l’État de droit qui fournit la pierre d’assise de la légitimité politique. En Chine, le socialisme de marché a préféré voir la source de la légitimité politique dans le développement économique. S’avère-t-il donc si étonnant d’observer des divergences aussi significatives entre deux conceptualisations d’un même terme? La responsabilité sociale des entreprises ne résulte pas d’une génération spontanée. Celle-ci est irrémédiablement enfantée par des conjonctures particulières. À cet effet, il paraît primordial de préciser qu’elle porte en elle les clefs de la légitimité d’un ordre politique et est traversée par les structures de la domination sociale qui, telles que le compromis démocratique gramscien et l’autoritarisme développementaliste patriotique, prévalent dans un régime politique donné.
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