Les nouveaux visages du capitalisme, c`est quoi qui a changé ?

Par Jean-Claude Roc

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Le capitalisme au cours de son histoire a connu plusieurs crises et grandes dépressions. À chaque fois il rebondissait, reprenait sa course, et continue à s`imposer comme modèle économique dominant. Depuis la fin des années 1970 et début des années 1980, en réponse à la crise du keynésianisme, le néolibéralisme s`impose en tant que doctrine permettant la relance de la croissance. À cet effet, on parle de nouveaux visages du capitalisme.

Le but du texte consiste à voir ce qui a changé dans la vision du capitalisme pour l`attribuer un tel qualitatif. Notre exposé analytique repose sur deux notions clés : la justice sociale et la force de travail ouvrière

Le libéralisme économique classique fondement du marché capitaliste

L’avènement du capitalisme a attiré plusieurs penseurs à développer de nouveaux courants de pensée. Tels que le marxisme et le libéralisme économique classique. Le premier construit dans une approche critique conçoit le capitalisme en tant qu`un système qui produit et génère des inégalités. Le deuxième est conçu dans une approche qui encadre et consolide théoriquement et idéologiquement le capitalisme et son marché.

Élaboré par Adam Smith dans son ouvrage « La richesse des nations » publié en 1776, le libéralisme économique classique domine tout le XIXe siècle jusqu`à la grande dépression des années 1930. Le principe constitutif de ce courant de pensée est l`émancipation de l`économie des dogmes religieux qui nuisent à son développement.

Il est à la fois une idéologie économique, politique et sociale. Il restreint le pouvoir de l`État au profit des libertés individuelles, préconise la liberté de marché et la libre entreprise comme mécanismes à résoudre les problèmes sociaux. L’État n`a pas à intervenir dans l`économie et le social. Cette interdiction encadre les rapports de l`État et la société civile, guide les lois du marché, assure la croissance économique pendant plus d`un siècle. Il condamne, sans réserve, l`interventionnisme étatique et éloigne le capitalisme de la justice sociale. Par conséquent, le capitalisme est-il incompatible avec la justice sociale ?

Le capitalisme et la justice sociale

Depuis l`Antiquité la question de justice occupait une grande place dans la pensée des philosophes, tels que Platon et Aristote. Il en est de même chez les contractualises de l`époque moderne, principalement Hobbes, Locke et Rousseau. C’est cependant avec John Rawls que la notion de justice prend toute son importance en tant que théorie. Son ouvrage « Théorie de la justice », publié en 1971 et traduit en français en 1987, constitue le fondement de sa thèse sur la justice sociale. Il appuie sa théorie sur deux principes fondamentaux : « Le respect absolu de certains droits et l`égalité des chances » (Tavaglione 2008, 104). Ils forment l`ossature de sa thèse, à savoir :

La justice est la première vertu des institutions sociales comme la société est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n`est pas vraie; de même si efficaces et bien organisées que soient les institutions et des lois, elles doivent être reformées ou abolies si elles sont injustes (ibid.).

D`emblée Rawls pose la justice sociale en terme d`équité et d`égalité. Mais bien avant la diffusion de sa théorie, le socialisme au nom de justice sociale propose l`économie planifiée comme alternative à l`économie de marché capitaliste, la social-démocratie revendique la répartition des richesses dans le but d`humaniser le capitalisme et le keynésianisme préconise l`interventionnisme étatique.

La crise de 1929 et la grande dépression qui s`en suit ont eu un impact dévastateur sur le comportement de l`économie. Les lois du marché instaurées par le libéralisme économique classique, qui ont triomphé plus d`un siècle, ont atteint leur limite. Elles ne sont plus en mesure de continuer à assurer la croissance et la stabilité du marché.

Tout comme « La richesse des nations » d’Adam Smith a servi d’encadrement au libéralisme économique classique, l`ouvrage de John Maynard Keynes « La théorie générale de l`emploi, de l`intérêt et de la monnaie », publié en 1939, sert de structure à l’interventionnisme étatique.

Le keynésianisme « s`est ainsi imposé comme une politique incontournable de l`économie de marché, au sein de laquelle une panoplie de mesures interventionnistes a vu le jour » (Gill 2002, 10). Il soutient l`intervention directe de l`État dans l`économie pour stimuler et assurer la croissance, instaurer une politique de plein emploi; l’implantation d`une politique fiscale et monétaire, favorisant la redistribution de revenus et le contrôle de l`inflation.

Rejeté par le libéralisme économique classique comme incompatible avec les lois du marché, l’interventionnisme étatique, tel que développé par Keynes, est l`instrument par excellence de la relance de l`économie, fortement accablée par la crise. Il vient au secours du capitalisme en relançant la croissance, et par la redistribution de revenus accroit la consommation.

C`est ainsi que le keynésianisme sert de plate-forme à l’intervention de l`État, non seulement dans l`économie, mais aussi dans le social sous l`appellation de l`État-providence, « qui désigne la prise en main par l`État de l`ensemble des services publics que sont la santé, l`éducation, le logement social, le transport en commun et la protection sociale des sans-emplois, des personnes inaptes à travailler et des retraités » (ibid. p.11).

D`un autre coté, les partis sociaux-démocrates au pouvoir dans plusieurs pays pendant de nombreuses années, s`appuyant sur le keynésianisme et les mesures sociales de l`État-providence, ont mis en place des programmes socio-économiques, dont la perspective consiste à humaniser le capitalisme. La social-démocratie est non seulement un courant théorique mais un modèle qui prétend mieux réaliser les prérogatives de justice sociale. La mise en place des mesures sociales de l`État-providence et les politiques socio-économiques des partis sociaux-démocrates, découlant du keynésianisme, « répond au souci de concilier dynamique du capitalisme avec la justice sociale » (Allemand 2000, 16).

À partir des années 1970, les mécanismes institutionnels qui assurent le compris keynésien entre crise, entrainant avec lui l`État -Providence et la social-démocratie. Cette crise ouvre la voie au néolibéralisme. Il condamne l`interventionnisme étatique, s`oppose aux aspirations de justice sociale de l`État-providence et de la social-démocratie.

Le néolibéralisme s`impose en tant mécanisme indispensable à relancer la croissance. En conséquence, il établit une série de mesures que nous résumons de la façon suivante : libéralisation, sans aucune embûche, des échanges marchands et des flux de capitaux, dérèglementation, rigidité des dépenses publiques et politiques salariales, prépondérance du secteur privé, désengagement progressif de l`État dans le social, limitation de son rôle dans l`économie.

Il s`agit de libérer l`économie et son marché de l`emprise de l`État, restreindre de plus en plus son rôle dans le social. Le néolibéralisme s`impose en tant que doctrine hégémonique qui se donne la vocation de réguler l’économie et le social en dehors de l`intervention de l`État et, par le fait même, remet en question le keynésianisme, les politiques de justice sociale de l`État-providence et de la social-démocratie.

Les premiers jalons du néolibéralisme ont été mis en place dès la fin des années 1940. À partir de cette période Friedrich A. Hayek et ses dissipes, en particulier Karl Popper et Milton Friedman, fondent la Société Mont-Pèlerin, dont l`objectif est de combattre le keynésianisme et les mesures sociales de l`État-providence et de mettre de l`avant la perspective d`un capitalisme libéré de toute entrave. Ils dénoncent l`égalitarisme promu par l`État providence comme atteinte à la liberté et présentent l`inégalité comme une valeur indispensable et une condition de l`efficacité économique (Gill 2002, 12-13)

Il reste que c’est dans son ouvrage « Law, Legislation and Liberty », publié en 1973 et traduit en français en 1995, que Hayek assoit la théorie du néolibéralisme, en livrant une attaque en règle contre la justice sociale. Il stipule :

Le concept de justice sociale est nécessairement vide et dénué de sens, parce que dans ce système, la fixation des revenus respectifs de différents individus ne dépend de la volonté de personne, et personne ne peut empêcher que ces revenus dépendent en partie de circonstance fortuite. La justice sociale ne peut avoir de signification que dans une économie dirigée ou commandée (Hayek 1995, 459-460).

Selon lui, la redistribution de la richesse porte atteinte à la liberté, en même temps, il nous fait comprendre que la justice sociale ne peut avoir de sens que dans le socialisme. Puisque dans un marché de concurrence la justice sociale engendre que d`obstacles à sa mobilité; elle sert de prétexte à réclamer des privilèges à des groupes en particulier, et par sa nature elle n`est pas applicable à liberté de marché (ibid. : 508, 589-592). Comme l`explique clairement Alain Policar, selon Hayek, « un ordre socio-économique fondé sur le marché est incompatible avec une organisation sociale de type téléocratique, c`est à dire reposant sur une hiérarchie de fins communes, comme dans la société tribale » (Policar 2006, 69). La notion de justice sociale, non seulement,elle est vide de sens, elle est dépassée, par conséquent elle est incompatible au système de marché, dont la vocation est la production et la distribution des richesses (Hayek 1995, 589-593). Hayek démontre que le capitalisme et la justice sociale ne sont pas conciliables. Ce que confirme la crise du keynésianisme, de l`État-providence et la social-démocratie.

Avec le néolibéralisme, et dans le contexte de la mondialisation, le capitalisme a retrouvé sa véritable nature, essentiellement économique, désencastrée du social (Allemand 2000, 16). Il n`a pas changé de visage. Car la complicité entre le keynésianisme, le providentialisme et la social-démocratie érigée sous l’égide de justice sociale n`était qu`une parenthèse dans sa longue histoire (ibid.).

Le capitalisme et la force de travail ouvrière

Nous avons vu que la justice sociale, selon la vision des sociaux-démocrates, les partisans de l`État providence, et par ricochet du keynésianisme, est le fondement de la redistribution de la richesse. Ce à quoi s`opposent les tenants du néolibéralisme, qui ont combattu avec fourgue la notion de justice sociale.

Mais, la richesse ne se produit pas d`elle-même. Elle n`est pas non plus une production du marché, comme le laisse croire Hayek. Elle est avant tout le produit du travail. Comme l’a si bien dit Adam Smith, « l`origine de toute richesse est le travail ».

L`accumulation de richesse est inhérente au capitalisme. Par contre, en dehors du travail, l’esprit même du capitalisme est dénudé de sens. Cependant, avec le capitalisme le travail devient une marchandise. Celle-ci n`est autre que la force de travail des ouvriers, qu`ils vendent contre un salaire au propriétaire capitaliste. Aujourd`hui encore, dans cet échange marchand, tout comme à l`origine, c`est le propriétaire capitaliste (l’acheteur) qui décide le prix de la marchandise de l`ouvrier (sa force de travail), la durée de son exploitation et les conditions de son usage.

Et pourtant, dans tout échange marchand, c`est le vendeur qui organise sa vente, fixe le prix de sa marchandise. Tout comme dans le cas du propriétaire capitaliste, une fois le produit fini se transforme en marchandise, c`est lui qui fixe le prix et établit le contrat entourant la vente et l`achat.

L`échange marchand, englobant les rapports de production et les relations de travail, n`a pas changé. L`exploitation capitaliste de la force de travail des ouvriers demeure la même, voire même renforcée par l`introduction des nouvelles technologies dans l`organisation de la production. Elle est indissociable à l`accumulation du capital. Alors du nouveau visage du capitalisme, c’est quoi qui a changé ?

Conclusion

Après 30 ans de succès, de triomphe et de gloire, les mécanismes qui faisaient l`enchantement du modèle de croissance keynésien ont failli, la social-démocratie a échoué dans son projet d`une troisième voie (le capitalisme à visage humain), l`État-providence ne pouvait plus tenir ses promesses de répartition équitable de la richesse.

Face à ces échecs, le néolibéralisme s`impose en tant que théorie et idéologie dominante dans le monde. Il encadre le marché à l`échelle mondiale; il dicte ses lois aux gouvernements dans la gestion et l`administration de leurs dépenses; il influence les relations de travail et tend à bouleverser les régimes de retraite.

Contrairement à ce que plusieurs pensent, le néolibéralisme n`a pas accouché d`un capitalisme aux nouveaux visages. Il lui sert tout simplement de tremplin, pour retrouver son vrai visage : le capitalisme sauvage, qui renforce les inégalités au niveau mondial et l’exploitation de la force de travail ouvrière.

Certes, il y a certains pays dont le gouvernement résiste aux assauts des politiques néolibérales. Mais pour combien de temps encore ? Car l`offensive néolibérale n`est pas sectorielle, ni régionale; elle est d`ordre mondial. Alors, il ne s`agit pas uniquement de lui opposer une résistance. L`important est d`élaborer un projet offensif, une nouvelle utopie, c’est-à-dire un alter socialisme, donnant espoir à la naissance d`une nouvelle société. À ce tournant de l`histoire, la justice sociale ne ferait pas l`objet de compromis, l`intervention étatique serait une norme institutionnelle et la force de travail serait traitée en toute équité.

RÉFÉRENCES

Allemand, Sylvain. 2000. Les nouveaux visages du capitalisme, Sciences humaines, Hors-série no 29 (juin-juillet-août).

Gill, Louis. 2002. Le néolibéralisme. Chaire d`études socio-économiques de l`UQAM, Montréal.

Hayek, Friedrich, A. 1995. Droit, législation et liberté. Paris : PUF.

Policar, Alain. 2006. La justice sociale, les enjeux du pluralisme. Paris : Armand Colin.

Tavaglione, N. 2008. Les textes fondamentaux de la politique, Le Point, Hors-série no 19 (septembre-octobre).

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