« Les casseurs ». Retour sur le «Printemps érable» de 2012

Par Francis Dupuis-Déri

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On a lancé de belles idées
en forme de roche
sur des vitrines

— « La commune », chanson de Mise en demeure, 2012.

C’est pas des pacifiques
Qui vont changer l’histoire
On pitche des pavés
Et pis on brûle des chars

— « Violence légitime, mon œil », chanson de Mise en demeure, 2012.

À l’automne 2013 ont débuté les audiences de la Commission spéciale d’examen des événements du printemps 2012. Présidée par Serge Ménard, lui-même ancien ministre de la Sécurité publique du gouvernement du Parti Québécois et en poste lors du Sommet des Amériques en 2001, elle avait pour mandat premier « d’analyser les circonstances des manifestations et des actions de perturbation tenues au Québec au printemps 2012 ».

Pendant la grève étudiante de 2012, Serge Ménard avait déclaré sur les ondes radiophoniques de Radio-Canada que la police du Québec était « la meilleure au monde ». Il pouvait donc bien se satisfaire d’un mandat qui n’évoquait en rien les problèmes liés aux agissements de la police. Pour sa part, un des commissaires, l’ex-juge Bernard Grenier, m’avait écrit pendant l’été 2013 pour « solliciter » ma « collaboration aux travaux de cette commission, en particulier en ce qui concerne les activités des Black Blocs. J’apprécierais une réponse de votre part afin de discuter de la question des fauteurs de troubles ». Rien d’étonnant, donc, à ce que la commission, que plusieurs avaient décidé de boycotter (moi y compris), a entendu une série de témoins qui insistaient pour distinguer les manifestantes et manifestants légitimes des « casseurs » qui se masquaient pour « infiltrer » et « détourner » un mouvement juste, car pacifique. Ce message n’est pas nouveau, puisque politiciens et policiers le resservent depuis une quinzaine d’années à tous coups lors des grandes mobilisations altermondialistes (Dupuis-Déri 2007 et 2013; Moreau de Bellaing 2009).

Lors de l’audience du directeur général du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Marc Parent, le président Serge Ménard lui a rappelé ses propos aux médias pendant le « Printemps érable », à savoir que « ce n’était pas des étudiants qui étaient des casseurs ». Le policier a précisé qu’il en était toujours convaincu. Pour sa part, le directeur de la Sûreté du Québec (SQ) Mario Laprise est revenu en commission sur l’émeute de Victoriaville, en mai 2012, à l’occasion du Congrès général du Parti libéral du Québec (PLQ). Il a précisé que « des anarchistes et des activistes » avaient déclenché le grabuge, et que « [l]a plus grande menace au droit de manifester n’est pas la police. Ce sont ces agitateurs, ces groupes radicaux qui détournent l’attention des projecteurs sur les actes de violence qu’ils commandent et qui n’ont rien à voir avec les objectifs poursuivis par la majorité pacifique ».

Plutôt que de distinguer entre bons manifestants et mauvais casseurs, il convient surtout de distinguer entre bons et mauvais casseurs. À quoi les distingue-t-on ? Le mauvais casseur casse sans se masquer le visage. Il s’agite au centre-ville, insouciant des caméras de surveillance, de celles des policiers et des médias, et de tous les appareils photo des passants qui croquent son portrait pour le diffuser le plus rapidement possible dans le cyberespace. Sa gloire sera aussi brève que sa carrière, car il sera sans doute rapidement arrêté. C’est un débutant, un amateur ; c’est un mauvais casseur.

Le bon casseur agit le plus souvent masqué, ce qui ne facilite pas son identification. Il casse et ne se laisse pas prendre, ou à tout le moins sait réduire les risques d’être pris.

Masqué, on ne peut pas le reconnaître ni l’identifier.

En théorie.

En fait, des politiciens, des policiers et des journalistes prétendent régulièrement connaître qui se cache derrière le masque des casseurs, ce qui est pour le moins curieux ! « Je ne suis pas sûr que ce sont tous des étudiants. Ce sont des casseurs professionnels qui se font un devoir d’être agressifs, violents », a ainsi déclaré aux médias le ministre libéral de la Santé Yves Bolduc, au sujet de l’émeute à Victoriaville (Corbeil 2012). Mais comment diable savait-il qu’il s’agissait de « casseurs professionnels », et non d’étudiants ? Le ministre les connaissait donc !

On semblait aussi bien les connaître du côté des médias. Le chroniqueur Yves Boisvert, de La Presse, affirmait dans un texte critique des « casseurs » qu’« [i]l y a des étudiants dans le lot, mais pour le noyau dur, les casseurs ne sont pas des étudiants et n’appartiennent pas au mouvement » (Boisvert 2012a). Comment Yves Boisvert le sait-il ? Il les connaît ? Ce sont ses collègues de La Presse, peut-être, ou ses voisins ?

Plus curieux encore, le cas de ce chroniqueur Jean-Luc Mongrain, qui en bon populiste de droite aime casser du casseur, mais qui semblait lui aussi les connaître personnellement, et même les reconnaître malgré leurs masques et leurs cagoules : « Bien sûr, plusieurs forcenés à cagoule portaient l’emblématique carré rouge [symbole de la grève étudiante — NDA]. Mais ce sont maintenant des groupuscules anarchistes, pour qui l’idéalisme n’est qu’un motif de violence, qui s’en donnent à cœur joie. Ils ont détourné la cause des étudiants » (Mongrain 2012). Tout comme son collègue de La Presse, le chroniqueur du Journal de Montréal se contentait de dire qu’ils ne sont pas étudiants, mais sans plus…

C’est agaçant, à la fin, ce culte du secret des sources journalistiques…

Même l’ineffable porte-parole de la police de Montréal, Ian Lafrenière, admettait bien connaître les casseurs, qu’il reconnaissait derrière leurs masques et leurs cagoules : « Je trouve que c’est presque insultant de dire que c’est des étudiants. J’étais sur place, j’ai vu les gens sur place et ce sont des groupes radicaux, des gens qui étaient masqués, qui ont lancé des projectiles sur les policiers, qui ont fait des incendies » (Presse canadienne 2012). Enfin, la chef de l’opposition d’alors, la députée péquiste Pauline Marois, avait dénoncé à l’Assemblée nationale, « les casseurs » qui « sont des voyous et il faut les traiter comme tels », avant de préciser : « [a]ttention aux amalgames : ces voyous, ils n’ont rien à voir avec la jeunesse québécoise » (Teisceira-Lessard 2012a).

On en venait à penser que tout le monde les connaissait et les reconnaissait, ces casseurs masqués, bien connus de ministres, de chroniqueurs et d’officiers de la police. À croire qu’ils se masquaient en vain…

* * *

S’ils n’étaient pas étudiants, on devait comprendre que ces casseurs s’invitaient dans un mouvement étudiant dont ils ne faisaient pas partie. Donc, ils le détournaient, l’intoxiquaient, le gangrénaient.

Ainsi, distinguant la cause étudiante de la cause des casseurs, le chef du SPVM Marc Parent, parlait « de petits groupes de casseurs, […] d’agitateurs qui détournent les manifestations pacifiques » (Normandin 2012). Jean-Luc Mongrain ne disait pas autre chose dans le Journal de Montréal, dans une chronique intitulée « Les casseurs cassent la cause étudiante » (Mongrain 2012). On cassait alors du casseur jusque dans le courrier du cœur du Journal de Montréal. Une lettre « anonyme » déplorait « la casse qui a eu lieu durant la grève des étudiants » et s’interrogeait à savoir si « notre société jadis pacifique serait devenue violente ? ». L’auteur d’une autre lettre, signée « Parent et grand-parent », s’en prenait à « une minorité d’enfants-rois [qui] prône la violence, la désobéissance civile, la révolte et l’anarchie » et qui est encouragée par « les syndicats, les artistes et les casseurs ». L’animatrice de ce courrier du cœur, Louise Deschâtelet, répondait à la première lettre en dénonçant « la récupération [des] gestes de protestations par des casseurs de métier ou autres profiteurs de tout acabit, comme les syndicats par exemple » (voir Journal de Montréal, 2 juillet 2012, p. 45). Elle en rajoutait dans sa réponse à la seconde lettre, expliquant que « la mauvaise foi » d’intervenants dans le débat public « a permis à plein de parasites avec des visées destructrices de s’infiltrer pour semer une pagaille qui a eu comme grave conséquence de ternir l’image du Québec » (Journal de Montréal, 4 août 2012, p. 48). Un an après le début de la grève étudiante, dans une lettre ouverte publiée par le Journal de Montréal le 26 février 2013, la lectrice Louise Arsenault affirmait à son tour qu’« il faudrait que les étudiants se réveillent et réalisent que se laisser infiltrer par le Black Bloc et autres anarchistes ou casseurs cagoulés, ça n’aide aucunement leur cause ».

Et pourquoi infiltraient-ils les manifestations, ces fameux casseurs ? Pour rien d’autre que pour casser, semble-t-il selon un raisonnement circulaire qui veut que les casseurs cassent et que la casse ne soit le fait que de casseurs. L’animateur vedette de Radio-Canada, Patrice Roy, le laissait entendre lors de son entrevue avec Marc Parent, quelques heures après que ses troupes aient procédé à plus de 200 arrestations lors de la manifestation contre la brutalité policière, le 15 mars 2012. Patrice Roy parlait surtout des « casseurs qui se défoulent sans but précis » (comment le savait-il ?). Le même jour, l’animateur de radio Paul Arcand recevait en entrevue le porte-parole de la police Ian Lafrenière, à qui il rappelait question après question l’importance de neutraliser les « casseurs ».

Les politiciens s’inquiétaient eux aussi. Le ministre libéral des Finances Raymond Bachand y est allé d’une confidence, après plus de trois mois de grève étudiante : « Ma préoccupation, c’est de protéger le cœur de Montréal, qui est attaqué — pas par ceux qui veulent manifester de bonne foi, mais par les casseurs qui s’infiltrent » (Lebeuf 2012).

Il était peut-être trop tard pour sauver le cœur de Montréal, puisque son maire Gérald Tremblay parlait alors « des casseurs qui ont mis le feu à Montréal » (Teisceira-Lessard 2012b).

* * *

Le « casseur » est un vilain mot dans la bouche ou sous la plume de qui l’utilise. Mais il y a pire : le casseur peut se transformer en « anarchiste » et en « Black Bloc », ce regroupement de casseurs vêtus et masqués de noir et qui avance en masse compacte lors des manifestations. Ou encore, le casseur peut devenir « terroriste » lorsqu’il a recours, comme pendant le Printemps érable, à des fumigènes dans des stations de métro. Oui, car au Québec, de la fumée sans feu fait craindre le terrorisme.

Bref, le casseur est une menace à la civilisation ; c’est un barbare.

La preuve ? Dans une de ses chroniques du Journal de Montréal, le populaire populiste Richard Martineau rappelait en juin 2012 quelques cas graves de violence de par le monde, dont un meurtre suivi du démembrement de la victime, le tout filmé sur vidéo ; l’attaque d’un itinérant par un autre itinérant qui lui a croqué le visage ; le meurtre perpétré par un étudiant japonais à Paris qui a ensuite dévoré sa conjointe, avant de devenir un auteur à succès. Et les casseurs ? La référence surgit en fin de chronique, où Richard Martineau expliquait que « [t]out est extrême, aujourd’hui : le sport, le sexe, l’horreur, la politique […] Ce n’est pas suffisant de tuer : il faut dépecer, massacrer. […] Ce n’est pas suffisant de manifester : il faut briser des vitrines […]. Les rebelles, les casseurs, les anarchistes, les têtes brûlées — voilà les gens qui enflamment notre imaginaire » (Martineau 2012).

Le casseur ? Un barbare sans voix ni pensée, un proche parent de meurtriers cannibales.

* * *

Quand l’élite présente ainsi le casseur comme un barbare irrationnel dont la motivation n’aurait rien de politique et dont les gestes n’auraient pas même de signification, il s’agit aussi de faire croire que sans ces quelques vitrines brisées, les revendications exprimées par un mouvement social uniquement pacifique seraient alors audibles. On laisse entendre que l’élite politique et médiatique prendrait le mouvement social enfin au sérieux. Or il faut aussi se demander si quelques vitrines fracassées ont réellement le pouvoir de brouiller l’attention des plus puissants de ce monde, que ce soit les dirigeants du G8 lors des grands sommets internationaux ou le chef d’un gouvernement face à une grève étudiante ? L’élite bluffe, quand elle appelle ainsi au calme en prétendant du même souffle que la « violence » empêche que soient entendues les revendications légitimes. Si l’élite voulait prendre en considération les revendications d’un mouvement social, elle le ferait, qu’il y ait de la « violence » ou non… Cette rhétorique du « casseur » sert avant tout à pacifier un mouvement et à le discipliner pour minimiser sa volonté et sa capacité de perturber le cours normal des choses, sans aucune garanti que l’élite l’écoute plus attentivement une fois les « casseurs » neutralisés.

Or à qui sait porter attention, le casseur s’exprime par sa casse, évidemment, mais aussi par la parole.

Avec la casse, la cible est le message. Dans cette grève étudiante et cette lutte populaire, que cassait-on ?

Des vitrines de banques. Ces mêmes banques qui dégagent des milliards de dollars de profit. En 2008, en pleine crise financière, le président sortant des États-Unis, George Bush, et son successeur, Barack Obama, avaient conclu un pacte pour réinvestir 700 milliards de dollars tirés des fonds publics pour sauver des institutions financières de la faillite. Le plus important cambriolage de l’histoire de l’humanité, présenté en direct à la télévision. Et on s’étonne que des vitres de banques volent en éclats ! Ces banques qui extorquent des « frais administratifs » à chaque transaction accumulent au Québec des millions de dollars à même les intérêts des prêts étudiants, au départ parce que l’État paie les intérêts à même les fonds publics, puis parce que l’étudiant diplômé rembourse sa dette pendant des années, en plus de payer des milliers de dollars en intérêts. Fracasser une vitrine de banque ? Le message est très clair, sauf pour celles et ceux qui ne veulent pas voir.

Des voitures de la police ont aussi été vandalisées. Normal : la police chasse les casseurs. Quand l’occasion se présente, le pourchassé casse le véhicule du chasseur. De même pour les véhicules des médias, qui sont à la chasse aux images de casseurs.

Enfin, des vitres d’un centre de recrutement de l’armée : c’est que l’État gaspille des milliards pour l’armée, alors qu’il prétend ne pas avoir suffisamment d’argent pour l’éducation.

Remarquons que les casseurs ne sont pas des pilleurs. Il serait pourtant plaisant de voir les pauvres se réapproprier certains biens et de vivre pendant quelques instants fugaces cette « société d’abondance ». Mais il n’y a pas eu de pillage, seulement de la casse.

L’envie n’était pas le moteur de l’action ; seulement la colère.

* * *

D’autres casseurs cherchaient à s’exprimer et à s’expliquer dans les médias, par exemple par l’entremise d’un chroniqueur. Ainsi, deux manifestants ont demandé à parler à Yves Boisvert, car ils n’étaient pas d’accord avec sa chronique publiée au sujet de la casse. Il les a finalement rencontrés et présentés dans une nouvelle chronique : « Pas anarchistes, pas marxistes. Disons pour une social-démocratie plus sociale ». Au chroniqueur qui se justifiait en leur disant qu’il « n’arrête pas de faire la distinction entre le mouvement étudiant légitime et les casseurs…», on a répondu : « Justement. Arrêtez de dire que les étudiants ne sont pas des casseurs. […] Remarquez, j’ai identifié des policiers déguisés en manifestants, avec des gilets pare-balles […]. Je parle des vrais casseurs dans les manifs. Ils font partie du mouvement étudiant. […] Il y a des anarchistes, il y a toutes sortes de monde, et le mouvement étudiant est très diversifié. Mais ne pensez pas que les casseurs sont une poignée isolée. Il y en a des centaines ». « Comme vous ? », a demandé le chroniqueur, ce à quoi on lui a répondu : « Moi, je n’ai rien lancé, je n’ai rien cassé, mais je suis avec eux. Je suis un casseur dans le cœur » (Boisvert 2012b).

Les casseurs s’exprimaient aussi par écrit. À lire le Manifeste du Carré noir, signé pendant la grève étudiante par « des anarchistes parmi d’autres », on pouvait saisir quelques bribes de leurs pensées : « Nous sommes étudiant-e-s. Nous sommes travailleuses et travailleurs. Nous sommes chômeur-e-s. Nous sommes en colère. Nous ne récupérons pas une grève. Nous sommes dans le mouvement depuis le début. Une de ses formes au même titre qu’une autre. […]. Nous n’infiltrons pas les manifestations, nous aidons à les organiser, nous les rendons vivantes. Nous ne sabotons pas la grève, nous en sommes partie intégrante, nous aidons à l’organiser, nous faisons battre son cœur » (Des anarchistes parmi d’autres 2012).

Alors quoi ! Les casseurs n’infiltrent pas, finalement ? Lors de son passage devant la Commission spéciale d’examen, même Yanick Grégoire, un représentant de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) résolument pacifique, a expliqué au président Serge Ménard, qui lui demandait ce qu’il faut faire pour éviter d’être « infiltré » par les « casseurs », qu’il n’utiliserait « pas le terme “infiltré” ». Ceux dont il est question, a-t-il ajouté, ne font que venir au point de rassemblement et manifestent avec les autres, ce qui est un droit. Bref, les casseurs sont avant tout des manifestants et participent à leur manière à la mobilisation et au mouvement social de contestation.

Les ministres, chroniqueurs et policiers qui prétendaient distinguer l’étudiant du casseur auraient-ils tout faux ? On peut donc être à la fois étudiant, manifestant et casseur ? Et même étudiant, travailleur et casseur. Et femme, pourquoi pas ?

* * *

Car pourquoi ces signataires du Manifeste du carré noir féminisent-ils le texte de leur manifeste ? Y aurait-il des femmes qui cassent ?

À courir à côté ou derrière les groupes de casseurs et à les observer de près, il me semble qu’il y avait là beaucoup de femmes ; tout comme lors des manifestations contre le Sommet du G20 à Toronto, en juin 2010.

Un ami arrêté pendant le Printemps érable a été interrogé longuement par un enquêteur qui le croyait « chef du Black Bloc », ou à tout le moins le laissait entendre par ses questions. L’enquêteur lui a demandé : « Alors, il y a tout de même beaucoup de filles, dans le Black Bloc. Elles font quoi ? Elles vous apportent de l’eau ? Elles vous soignent des effets des gaz ? ».

Dans une entrevue radiophonique avec des membres du Black Bloc, enregistrée et diffusée pendant la grève étudiante, seulement des femmes s’exprimaient (Proulx 2012). Elles ne parlaient ni d’apporter de l’eau aux hommes en pleine action, ni de les soigner de leur douleur. Elles disaient au sujet de la casse : « Cette action permet que […] la manifestation passe dans les médias, qu’on en parle, qu’on crée des débats, que les gens se positionnent ; savoir s’ils sont pour ou contre ce genre d’actions nous importe peu, parce que nous, on sait pourquoi on le fait ». Elles disaient aussi, en évoquant leur processus décisionnel consensuel, qu’il est « radicalement féministe ».

Souvent, les femmes qui participaient aux Black Blocs préféraient se regrouper entre elles. Une manifestante qui me disait avoir ressenti « l’appel de la brique » pendant le Printemps érable m’expliquait que les groupes d’affinité ne comptant que des femmes dans les Black Blocs menaient « des actions plus complètes, plus réussies », « plus raisonnées, plus conséquentes » que ceux où s’agitaient leurs camarades masculins : « Beaucoup de femmes ressentent l’appel de la brique mais pas n’importe quand ni n’importe comment ». Pour une autre femme ayant milité pendant le Printemps érable dans des groupes d’affinité de Black Blocs composés uniquement de femmes,

« [l]es plans [y] sont moins formels, moins encadrés, on parle plus, on laisse en général plus de place pour vivre ce qui se passe, on a moins d’idées préconçues de ce qu’on veut accomplir, et plus de discussions au sujet de la manière de le faire. On reste ensemble, il y a beaucoup plus de communication lors des décisions dans la rue. Les hommes sont plus individualistes, ne se sentent pas de responsabilité de revenir au groupe et ils peuvent partir sans prévenir. “Ma première priorité, c’est moi !”. Ils ont moins un sens du partage dans un groupe affinitaire. Je les appelle les “lone wolves”, les loups solitaires, alors que “les femmes forment des wolf packs [des meutes de louves] ».

Et, bien sûr, les femmes sont aussi plus sensibles aux symboles du patriarcat, comme des publicités sexistes. Ici encore, la cible est le message.

Le casseur est donc souvent une casseuse.

* * *

Casseurs et casseuses ne pratiquent pas que l’offensive. Comme le révèlent plusieurs témoignages inspirés d’expériences en manifestation, leur action consiste souvent à protéger les autres manifestantes et manifestants. Ici, une manifestante témoigne dans le cyberespace avoir été soignée par un homme, un casseur :

« Un manifestant Black Bloc m’a vue en panique, poivrée et aveuglée, en plein milieu de l’émeute. J’étais avec une manifestante, elle aussi en panique et les yeux en feu. Nous étions désorientées, complètement, et on hurlait à l’aide. Les bombes assourdissantes nous tombaient aux pieds et on ne voyait rien. Les gaz vomitifs nous faisaient tousser et lever le cœur. Il est venu, il nous a pris la main, il nous a dit de le suivre, de courir, plus vite, oui même avec les yeux fermés, “Go les filles il faut courir !”. Il a sorti son Maalox [mélangé avec de l’eau, ce produit calme la douleur aux yeux provoquée par les gaz et le poivre — voir des Roberts 2012] de son sac en vitesse, “Penche la tête, ouvre tes yeux”, il nous a aidé à calmer la brûlure qui nous faisait hurler. Il m’a passé la main dans les cheveux, m’a regardé dans les yeux pour s’assurer que tout allait bien et il est parti aider d’autres manifestants en détresse. Voilà le Black Bloc que vous pointez du doigt ».

Un homme témoigne lui aussi :

« J’ai 67 ans et au début je disais que les étudiants exagéraient… […] Hier soir mon épouse et moi sommes allés rejoindre les jeunes dans la rue. Un policier a traité ma femme de vieille peau, alors je me suis approché pour lui dire ma façon de penser et il m’a aspergé de poivre. C’est un Black Bloc qui est venu m’aider et m’a mis un liquide dans les yeux qui a soulagé mes souffrances. Avant j’avais peur des jeunes masqués du Black Bloc… Plus maintenant. Maintenant j’ai peur des jeunes masqués du SPVM » (commentaire sur un blogue, Lisée 2012).

Et enfin, ce témoignage d’une autre manifestante exprimé dans le cyberespace, au sujet de l’émeute contre le Salon du Plan Nord, au Palais des congrès à Montréal, le 20 avril 2012 :

« Après plus de 24h, je n’ai entendu personne remercier les membres du Black Block et les autres radicaux qui ont eu le courage de se mettre entre la police et la population. N’étant pas en grève, je ne suis pas tenue de “condamner” quoi que ce soit, alors voici. MERCI à ceux qui ont les guts de rentrer dans le Palais des congrès quand nos gouvernements nous considèrent comme des indésirables. Merci d’être là pour renvoyer les bombes lacrymogènes vers les policiers. […]. Merci de construire les barricades qui permettront aux autres manifestants de prendre la fuite […]. Merci de savoir quoi faire dans ces situations-là, quand tout le monde panique, de connaître les liquides à mettre dans les yeux des gens gazés. Merci de dispenser les soins d’urgence quand les policiers refusent de le faire. Juste merci. Je refuse de vous condamner pour oser répliquer aux matraques et aux tactiques de peur. J’espère que vous n’aurez plus à intervenir. J’aimerais que votre présence ne soit pas nécessaire. […]. Mais vous êtes en fait les derniers remparts derrière lesquels peuvent se protéger ceux qui essaient d’exercer leurs droits démocratiques ».

* * *

Alors, qui sont les casseurs et les casseuses ?

Et pourquoi tant s’offusquer de cette fameuse « casse », au final si limitée. Car de quoi parle-t-on, en fait ? Alors qu’il s’agissait de la plus importante et de la plus longue grève étudiante de l’histoire du Québec doublée d’une lutte populaire, la casse s’est limitée à des bousculades, quelques vitrines fracassées à Montréal et un feu allumé dans ses rues au centre-ville, quelques projectiles lancés aux policiers à Montréal et à Victoriaville, et des bureaux de ministres saccagés. En termes de violence, presque rien. Pas de policiers sérieusement blessés, pas de bâtiments ni de véhicules incendiés, pas de bombes ni tirs d’armes à feu. Bref, seulement un peu de casse, finalement bien efficace puisqu’elle a fait tant de bruit.

Mais ce n’était rien, en comparaison à la violence économique du système capitaliste, du système bancaire et des décisions fiscales du gouvernement. La hausse des droits de scolarité projetée par le gouvernement du PLQ impliquait pendant leurs études des semaines additionnelles de travail salarié pour les étudiantes et les étudiants, ou des mois si on préfère s’endetter et rembourser plus tard un prêt contracté auprès d’une banque.

Or les casseurs sont souvent des cassés, des pauvres cassés. Et les casseuses sont sans doute plus cassées que leurs camarades masculins, puisque les femmes dans notre société ont en général moins d’argent que les hommes.

Au nombre de personnes cassées dans notre société, il est finalement étonnant qu’il n’y ait pas plus de casseuses et de casseurs.

Quant à la violence, il faut aussi porter attention de l’autre côté, chez les policiers. Les manifestantes et manifestants ont subi plusieurs blessures graves : un œil arraché (peut-être deux), des dents cassées, des fractures (crânes, vertèbres, bras), sans compter les douleurs provoquées par le poivre de Cayenne, les gaz lacrymogènes, les balles de caoutchouc, les coups de matraque et les arrestations musclées.

La commission Ménard a débuté alors que sévissait au Québec un débat provoqué par le projet de la Charte des valeurs québécoises, avancé en septembre 2013 par le gouvernement du Parti Québécois. Plusieurs ont alors défendu ce projet en expliquant qu’il importait que les figures d’autorité officielles, dont les policiers, ne portent aucun signe religieux ostentatoire pour ne pas miner l’apparence de neutralité de l’État. On ramenait dans le débat l’exemple d’un policier de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) de confession Sikh, qui dans les années 1980 avait obtenu de la part de la Cour suprême du Canada le droit de porter un turban alors qu’il était en fonction. Près de 30 ans plus tard, j’avais vu des centaines et peut-être des milliers de policiers manœuvrant face à des mobilisations sociales. Si aucun d’eux ne portait de signe religieux, cela ne les avait pas empêchés d’arrêter des milliers de manifestantes et de manifestants, d’en brutaliser et même d’en blesser plusieurs, et de les accuser de manière arbitraire. Il y avait eu au Québec seulement environ 3 500 arrestations à caractère politique en une quinzaine d’années, le plus souvent lors d’arrestations de masse, et cela sans compter 3 500 arrestations de plus lors du « Printemps de la matraque » en 2012, et finalement environ 1 500 arrestations au printemps 2013. Presque 10 000 arrestations politiques, sans compter les blessures et les accusations, et l’élite ne se préoccupait que d’une prétendue neutralité qui serait minée par le port éventuel de signes religieux. Cette répression policière ciblait avant tout des mobilisations « radicales » associées aux « anarchistes » ou aux « jeunes » du mouvement étudiant. Il s’agissait bien de profilage politique, auquel participait aussi à sa manière la Commission spéciale d’examen, avec l’obsession de ses commissaires et de ses témoins pour les « anarchistes », les « Black Blocs », les « casseurs » et les « fauteurs de trouble ». L’élite politique ne trouvait rien à redire de cette apparente absence de neutralité de la police, préférant à tout coup féliciter ses limiers pour leur « professionnalisme », leur travail « remarquable » et « exemplaire ».

Lors de son audience devant la Commission spéciale d’examen, le directeur général du SPVM, Marc Parent, a expliqué que quand la police procède à une arrestation de masse par encerclement, elle a pour but de « briser le momentum ». « [O]n dit, nous, “casser” la foule », a-t-il précisé.

Les policiers sont les véritables casseurs.

NOTE : Une première version de ce texte a été présentée le 28 juin 2012, lors de la rencontre « Figures de la grève : l’imaginaire contemporain en acte », organisée à l’UQAM par le Laboratoire NT2. L’auteur est professeur en science politique à l’UQAM et sympathisant de la Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC).

RÉFÉRENCES

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[http://blogues.lapresse.ca/boisvert/2012/05/07/la-casse-et-les-etudiants/].

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des Roberts, Gilles. 2012. « Pénurie de Maalox à Montréal à cause des manifestations ? », Les News, 26 avril [http://lesnews.ca/politique/11735-penurie-de-maalox-a-montreal-a-cause-des-manifestations].

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