Par Jasmine Bélanger-Gulick
La responsabilité sociale des entreprises dans l’investissement foncier _PDF
On observe depuis le milieu des années 2000 un nouveau phénomène, celui dit de l’accaparement des terres. La Chine, les pays du Golfe, des entreprises, des banques achètent ou louent d’immenses surfaces de terres dans les pays en développement, notamment en Afrique et en Asie. Les analyses du phénomène divergent. Il est à la fois décrié, notamment à cause des conséquences néfastes qu’il engendre sur les populations locales. On soulève souvent aussi son potentiel positif sur les populations rurales du Sud, en amenant un investissement plus que nécessaire dans l’agriculture des pays en développement. D’autre part, le concept de responsabilité sociale des entreprises est en pleine ascension dans le monde des entreprises. On met davantage l’accent sur le rôle que doit jouer l’entreprise dans la société et on s’attarde à ses répercussions sociales et environnementales. Les conséquences désastreuses du phénomène des acquisitions foncières agricoles ont été documentées par plusieurs, mais ces acquisitions peuvent-elles être socialement responsables ? Quels seraient les critères d’un investissement foncier socialement responsable ? Ce texte tente de répondre à ces deux questions.
L’accaparement des terres et l’investissement foncier à grande échelle
Le terme « accaparement des terres » est souvent utilisé pour faire référence au phénomène global de l’acquisition massive de terres agricoles à grande échelle dans les pays en développement par des investisseurs étrangers ou des élites nationales. En effet, on observe depuis la période 2005-2008 un engouement certain pour les terres agricoles dans les pays du Sud par les investisseurs privés (entreprises, institutions financières, fonds d’investissement, etc.) et publics (gouvernement, agences parapubliques, fonds de pension). Des pays et des entreprises achètent ou louent pour 50 ou 99 ans, à coup de dizaines de milliers d’hectares des terres agricoles. Le projet Land Matrix évalue à 83 millions d’hectares la surface de terres vendues ou louées depuis 2000 à des fins de production agricole, dans les pays en développement. L’Afrique est la destination première de ces investissements; vient ensuite l’Asie. Le terme « accaparement des terres » a souvent été utilisé pour englober ce phénomène de la ruée vers les terres, mais parfois à mauvais escient. En effet, « accaparement des terres » décrit plutôt l’investissement foncier dans lequel il y a eu violation de droits humains. Tout accaparement des terres est investissement foncier, mais tout investissement foncier n’est pas accaparement. Ce texte aura pour sujet l’investissement foncier, et non l’accaparement de terres pour une question logique. Puisque l’accaparement de terres implique une violation de droits, il serait impossible qu’il puisse être socialement responsable.
Les effets de l’investissement foncier à grande échelle ont fait l’objet de plusieurs rapports et ils sont plus souvent qu’autrement négatifs. On rapporte notamment souvent des violations de droits fonciers des communautés locales et même parfois des évictions forcées qui sont souvent organisées par le gouvernement hôte de l’investissement. La majorité des investissements ont lieu dans des États pauvres, avec de hauts taux de corruption et une faible gouvernance. On rapporte également que de nombreuses transactions visent la production agricole pour exporter, soit dans le pays d’origine de l’investisseur, soit ailleurs, sur le marché mondial. Les transactions peuvent donc avoir pour effet d’augmenter l’insécurité alimentaire et la dépendance à l’importation agroalimentaire. On dénote également certains bénéfices. De nombreux observateurs font effectivement une analyse binaire. Ils identifient à la fois un potentiel positif que ces investissements pourraient engendrer et des risques importants qu’ils comportent en même temps. Parmi les bénéfices identifiés, on souligne souvent que l’agriculture du Sud a un grand besoin d’investissement. Il y a également un grand potentiel pour une hausse de productivité. On souligne également que ces investissements peuvent engendrer des emplois, bien nécessaires en zones de pauvreté. Les transactions peuvent également amener un transfert de technologies du Nord vers le Sud. De Schutter identifie également comme facteurs positifs une amélioration de l’accès des producteurs locaux aux marchés domestiques, régionaux et internationaux ainsi qu’une hausse des revenus d’impôts et de taxes à l’exportation (De Schutter 2009, 5). L’investissement massif dans les terres agricoles peut également engendrer une amélioration de l’infrastructure disponible si les investisseurs y investissent en parallèle de leurs exploitations agricoles. Cette vision que les investissements fonciers pourraient être positifs, mais comportent également des risques, est partagée par une majorité des organisations internationales qui se sont penchées sur le sujet : Banque mondiale, IFPRI, IIED, IFAD, FAO. Et pour mitiger les effets négatifs qu’engendrent actuellement les investissements fonciers, ces organisations internationales, avec bien d’autres acteurs, ont identifié des principes qui rendraient les investissements fonciers agricoles socialement responsables.
La responsabilité sociale des entreprises
La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est un concept assez flou, dont les définitions sont multiples. Les définitions de la RSE couvrent un spectre assez large qui va de celle très conservatrice de Milton Friedman aux définitions plus larges et libérales de ce que constituent les responsabilités des entreprises. Les définitions sont donc diverses, mais de façon générale et basique, on entend par RSE les obligations des entreprises qui vont au-delà des simples obligations légales et économiques (Schwartz & Saiia 2012, 4). Sabadoz explique que la responsabilité sociale des entreprises est l’expression de la tension entre les nécessités de faire des profits et les préoccupations sociales, que l’idée générale de la RSE est d’incorporer des éléments de socialité au capitalisme (Sabadoz 2011, 78).
Certains définissent les responsabilités sociales de l’entreprise comme étant strictement économiques et légales. À la tête de ces auteurs se trouve Milton Friedman, qui en 1970 écrit un article phare dans le New York Times Magazine (Friedman 1970, 32) dans lequel il dit essentiellement que la seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire du profit. Il ajoute par ailleurs que les entreprises peuvent être charitables, mais seulement dans la mesure où cela profite à l’entreprise et ne nuit pas aux actionnaires. Friedman ajoute que la distribution des ressources n’est pas une responsabilité de l’entreprise, mais est exclusivement celle de l’État. D’autres auteurs ont dans le même ordre d’idées affirmé que la RSE mine le capitalisme. Elle viole les principes qui régissent les entreprises et porte à confusion quant aux responsabilités qui sont privées et celles qui sont publiques. Or, d’autres auteurs affirment que les entreprises ont des responsabilités qui s’étendent au-delà des responsabilités légales et fiduciaires.
En effet, plusieurs auteurs suggèrent que les entreprises ont également des obligations morales et éthiques. De nombreuses définitions ont été développées parmi ce groupe de chercheurs. Parmi elles, l’une des plus reconnues est celle de Archie Carroll (Carroll 1979, 497-505). Il avance qu’en plus des obligations légales et économiques de l’entreprise, celle-ci a également la responsabilité de répondre aux attentes de la société en termes éthiques et en termes d’actions philanthropiques. Il a également été soulevé que le terme de RSE devrait plutôt être remplacé par le terme « responsabilité des entreprises », plus large. En effet, certains voient RSE comme une terminologie trop étroite, qui exclut entre autres l’environnement.
Dans ce texte, une définition large de la RSE sera utilisée. La RSE sera entendue comme étant les obligations légales, économiques, morales et éthiques à l’intérieur des opérations d’affaires de l’entreprise (par exemple avec ses employés ou ses fournisseurs), envers la communauté dans laquelle elle opère, ainsi que sur la société mondiale dans son ensemble. La définition de la RSE adoptée ici reflète l’idée que l’entreprise doit, et non pas devrait, engendrer des impacts positifs sur la société et l’environnement globalement et doit répondre aux valeurs éthiques et morales de la société. L’entreprise doit contribuer à rendre le monde meilleur, tout simplement.
Principes pour des investissements fonciers agricoles socialement responsables
De nombreuses propositions ont été mises de l’avant par différents acteurs pour définir ce que constitueraient des investissements fonciers agricoles socialement responsables. Deux initiatives de grande envergure doivent notamment être soulignées. Ce sont deux initiatives de principes volontaires, des sortes de codes de conduite pour les entreprises et les États impliqués dans l’investissement foncier. Ces deux projets sont les Principles for Responsible Agricultural Investment (RAI) that Respects Rights, Livelihoods and Resources, développés par la Banque mondiale, la FAO, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) et l’International Fund for Agricultural Development (IFAD). L’autre initiative est celle des Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale, initiées par la FAO et le fruit de consultations publiques internationales. D’autres organisations internationales et chercheurs ont également élaboré des principes de responsabilité sociale dans l’investissement foncier pour enrayer les dommages collatéraux qu’il engendre en ce moment. Les principes qui feraient de l’investissement foncier agricole une activité socialement responsable sont très nombreux et disparates, puisqu’ils touchent l’ensemble des activités et des impacts des opérations d’une entreprise. Ils peuvent toutefois être regroupés en une dizaine de thèmes.
D’abord, les acquisitions foncières agricoles doivent impérativement respecter les droits fonciers existants, incluant les droits qui ne sont pas officiellement reconnus, mais qui sont légitimes. Ces droits ont souvent été violés dans les acquisitions des dernières années, notamment à cause du système de droits fonciers dans les pays en développement. Les droits fonciers y sont peu sécurisés. Cela est dû d’une part au fait que la propriété privée y est peu répandue, surtout en Afrique. Sur le continent africain, la majorité des terres appartient à l’État, mais la population jouit de droits d’usage. Ces droits sont toutefois la majorité du temps coutumiers et ne sont pas reconnus dans des documents légaux officiels.
Par ailleurs, dans les transactions récentes, il a souvent été indiqué par les gouvernements hôtes ou les entreprises que les terres acquises étaient libres. La terre est donc parfois utilisée, mais dite libre parce que les droits des gens qui l’utilisent ne sont pas reconnus. D’autres fois, le gouvernement établit que les terres sont dites libres si elles ne sont pas productives. Or, en Afrique notamment, les traditions du nomadisme et du pastoralisme sont encore répandues. Les terres peuvent donc être considérées comme non productives parce qu’elles ne sont pas exploitées et que des éleveurs y font paître leur troupeau temporairement, même si ces pâturages sont essentiels à leur mode de vie. Les droits de ces usagers « secondaires » doivent également être reconnus et respectés dans le cadre des acquisitions. Bref, les droits fonciers dans les pays en développement, notamment en Afrique, sont mal définis, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas et qu’ils puissent être ignorés ou exploités. Les entreprises ont la responsabilité de les respecter. Et les gouvernements hôtes ont eux l’obligation de les protéger. Or, la reconnaissance et le respect des droits fonciers des communautés locales impliquent également que les institutions du pays hôte soient assez transparentes, accessibles et aient assez de ressources, et que les populations locales aient le pouvoir d’exercer leurs droits.
En effet, dans une majorité des États où les investissements actuels prennent place, les institutions sont faibles et ainsi, la gouvernance foncière également. Pour que les acquisitions foncières soient légitimes et socialement responsables, les institutions des gouvernements hôtes doivent être renforcées. Davantage de ressources doivent leur être allouées pour qu’elles puissent mettre en place des cadres légaux qui protègent les droits sur la terre et les ressources et pour qu’elles puissent assurer un suivi sur les terres acquises, surveiller que les contrats et les lois sont respectés. Les gouvernements, tout comme les communautés locales, doivent également avoir un réel pouvoir de négociation. L’IIED propose notamment que les agences de développement internationales accompagnent les gouvernements hôtes dans ces processus de transaction (IIED 2006, 1). Les acquisitions, pour être socialement responsables, doivent être octroyées par des institutions, si les terres appartiennent à l’État, légitimes qui ont les capacités de les réguler. À cause du système de propriété foncière dans le Sud, l’État a nécessairement un rôle à jouer en tant que propriétaire, mais il a également un rôle à jouer pour encadrer les transactions faites avec des individus directement.
Il y a actuellement un grave manque de transparence. Les communautés locales, tout comme les chercheurs, ont de la difficulté à avoir accès aux informations même de base des contrats. Ils ne sont pour la plupart pas rendus publics. Il est très difficile de savoir l’endroit, les acteurs impliqués, l’ampleur de la transaction. Il est encore plus rare d’avoir accès aux détails des contrats ou à d’autres informations connexes comme les résultats des études d’impact. Pour être socialement responsables, les transactions devraient donc être entièrement transparentes et publiquement accessibles dans leur entièreté. Il ne peut être tenu comme légitime et socialement responsable de garder des informations comme confidentielles alors que les vies d’autant de producteurs agricoles et de leurs familles seront affectées, sans parler du système agroalimentaire mondial.
Ensuite, les populations locales doivent participer au processus de prise de décision, qu’ils soient propriétaires, usagers primaires ou usagers secondaires, être consultés, informés. L’État a un rôle à jouer pour garantir cette participation, donner accès à toute l’information pertinente à la communauté, et assister la communauté si nécessaire dans la conduction de la transaction. Des consultations inclusives, non discriminatoires, délibératives doivent prendre place avec l’ensemble des communautés locales concernées et affectées par l’investissement. Ces consultations ne doivent pas être seulement des séances d’informations, mais être réellement consultatives. Elles doivent inclure les femmes comme les hommes et ne doivent pas seulement impliquer les chefs des communautés. Les décisions des individus de vendre ou de louer leurs terres à des investisseurs publics ou privés doivent être volontaires et elles doivent se faire de façon informée. Le principe applicable est celui de consentement libre, préalable et éclairé, principe de droit incorporé dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Bref, les populations locales affectées par la transaction doivent prendre réellement part au processus de décision. Ils sont des acteurs incontournables et les transactions doivent faire l’objet de discussions publiques et inclusives. La transaction doit en fait être le fruit d’une décision collective, pas juste celle de l’entreprise ou du gouvernement.
Un autre élément essentiel pour que les investissements soient socialement responsables est que les investissements doivent engendrer des bénéfices sociaux significatifs aux populations locales affectées par la transaction foncière. D’une part, les projets ne doivent pas engendrer d’impacts sociaux négatifs et dans ce but, des études d’impacts sociaux doivent être menées par une organisation indépendante de l’entreprise et les résultats doivent être rendus publics. Or, le projet ne doit pas seulement être socialement neutre, il doit améliorer les conditions de vie de la population locale. Notamment, les projets doivent créer de l’emploi et donc les projets où une main d’œuvre intensive est nécessaire doivent être privilégiés. Par ailleurs, le projet doit prioriser l’emploi de la main-d’œuvre locale.
Olivier De Schutter précise également la nécessité de bonnes conditions de travail pour les travailleurs agricoles employés par les entreprises qui ont acquis la terre. De Schutter met de l’avant le besoin de salaires minimums chez les ouvriers agricoles pour assurer un revenu familial suffisant, une protection sociale ainsi que la mise en œuvre des principes établis dans les instruments légaux de l’Organisation internationale du travail (OIT) (De Schutter 2009, 10). Pour engendrer des répercussions économiques positives pour l’ensemble de la communauté locale, les investisseurs devraient également faire affaire prioritairement avec les producteurs et les petites entreprises locales. Les bénéfices qui doivent être engendrés par l’investissement doivent également être égalitaires. Ils doivent notamment atteindre également les femmes et les hommes des communautés. Auverlot spécifie également que des retombées sociales significatives et durables ne peuvent être atteintes par des investissements « à visée exclusivement spéculative, ou consistant à rechercher une rentabilité à très court terme (Auverlot & Barreau 2011, 28) ». Ce sont donc des types d’investissement qui devraient être proscrits.
Tout comme la dimension sociale, la dimension environnementale est très importante pour que les investissements soient socialement responsables, surtout dans le contexte des changements climatiques et de la croissance de la population mondiale. Les agences onusiennes et la Banque mondiale qui ont développé les sept principes pour des investissements agricoles responsables ont identifié l’environnement comme un point important à respecter. Ils ne suggèrent pas que les investissements n’aient pas d’impacts environnementaux négatifs, mais qu’ils devraient être minimisés. Cela est probablement plus réaliste comme approche.
Il est nécessaire que soient conduites des études d’impacts environnementaux indépendantes et dont les résultats sont rendus publics. Les projets de production d’agrocarburants devraient être minimisés, ou du moins revus, car leur impact environnemental négatif a été démontré, tout comme celui de la production agricole commerciale et hautement mécanisée. La monoculture industrielle, à moyen et long terme, réduit la fertilité des terres, augmente l’érosion et affaiblit même la sécurité alimentaire. On a en partie justifié la production d’agrocarburants comme le Jatropha Curcas en disant qu’ils pouvaient être cultivés sur des terres marginales qui ne sont pas appropriées à la culture de productions vivrières. Par ailleurs, la production d’agrocarburants, pour une production optimale (ce que les investisseurs recherchent) nécessite un apport important de fertilisants et ont besoin de beaucoup d’eau. L’impact environnemental de leur production, en plus de leurs effets négatifs sur la sécurité alimentaire en affectant la disponibilité des terres et les prix des denrées alimentaires, tend à les exclure en termes de possibilités d’investissements fonciers agricoles socialement responsables. Dans le contexte des changements climatiques, il n’est plus possible de faire fi de la question environnementale.
Les investissements doivent également ne pas réduire la sécurité alimentaire, surtout des communautés locales affectées par les investissements mais également de la population nationale dans son ensemble, mais plutôt la renforcer. L’Organisation des Nations Unies a identifié comme objectif premier des Objectifs du développement du millénaire l’éradication de la faim et de la pauvreté, deux plaies inextricablement liées. Or, les investissements fonciers agricoles actuels peuvent avoir une incidence négative sur la sécurité alimentaire de populations où les investissements sont placés. Il doit donc être assuré qu’au moins, le niveau de sécurité alimentaire ne baisse pas et donc, que des moyens alternatifs d’accès à la nourriture soient donnés aux populations locales quand celles-ci dépendaient de l’accès à la terre pour se nourrir. Des études d’impacts sur la sécurité alimentaire indépendantes et publiques devraient être menées pour évaluer l’impact de l’investissement potentiel. Les investisseurs devraient par ailleurs prioriser la vente de leurs produits agricoles sur le marché local et national, au lieu de l’exportation, qui elle augmente la dépendance de la population à l’importation. La perte potentielle de sécurité alimentaire doit donc être compensée et idéalement, les investissements devraient favoriser une hausse de la sécurité alimentaire nationale, en privilégiant la production de cultures vivrières et l’écoulement au niveau local et domestique. De Schutter suggère que les contrats d’investissement spécifient une garantie qu’un certain pourcentage de la récolte soit écoulé sur le marché local et que ce pourcentage augmenterait dans certaines proportions sur les prix des produits agricoles atteignent un certain prix sur les marchés mondiaux. De Schutter spécifie également que la sécurité alimentaire d’une population est une responsabilité étatique. C’est un droit inscrit dans le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux, auxquels souscrit la quasi-totalité des États du monde. L’État a donc une responsabilité de s’assurer que les investissements n’affecteront pas négativement la sécurité alimentaire nationale.
En plus des dimensions sociales, environnementales et en termes de sécurité alimentaire, la viabilité économique des investissements constitue également un principe de responsabilité sociale. La viabilité économique est une condition nécessaire, mais non suffisante à la responsabilité sociale d’un projet et une étude de viabilité indépendante et rendue publique devrait également être conduite. Pour que les projets puissent avoir des répercussions sociales intéressantes, créent des emplois, améliorent la sécurité alimentaire du pays, ils doivent être viables. Pour que le potentiel positif des investissements se fasse voir, la condition sine qua non est qu’il puisse fonctionner, et ce dans le long terme.
Les contrats, en plus d’être transparents, devraient comporter des engagements clairs et détaillés pour l’investisseur, le gouvernement hôte ou la communauté locale et ces engagements devraient être suivis. Bien sûr, cela est inextricablement lié à la capacité des institutions gouvernements à faire cette surveillance. Les contrats rendus publics démontrent que souvent ils sont très simples et comportent peu d’informations détaillées. Ils devraient donc être plus spécifiques et contraignants. Ils devraient par exemple spécifier que la main-d’œuvre locale sera employée, que les compensations seront en terres, etc. Surtout, ces engagements devraient être surveillés pour qu’ils aient une signification. Les institutions gouvernementales doivent faire respecter les engagements pris par la compagnie. Un mécanisme de dépôt de plaintes devrait être mis en place pour permettre aux individus que leurs griefs soient entendus facilement. Les populations locales doivent également pouvoir engager des recours juridiques contre l’investisseur. Or, en ce moment les dispositifs légaux auxquels peuvent avoir recours les entreprises pour être compensés d’actions préjudiciables par un gouvernement d’un État où ils ont des opérations « sont généralement bien plus efficaces que ceux dont dispose la population locale pour protéger ses droits fonciers, par exemple dans le cadre des traités des droits de l’homme (IIED 2006, 4) ».
Aussi, les droits que la population locale transfère à l’investisseur doivent également être compensés de façon adéquate. On observe actuellement que les compensations ne sont souvent pas adéquates. Les compensations monétaires sont souvent peu élevées parce que les gouvernements hôtes souhaitent offrir des avantages économiques aux entreprises étrangères pour encourager l’apport de l’investissement étranger. Les compensations sont également souvent versées au niveau national et non au niveau local, mais cela est parfois le cas également. Toutefois, même si les compensations sont versées au niveau régional ou local, les compensations couvrent souvent uniquement la perte des récoltes et des améliorations apportées à la terre, mais elles n’incluent pas la perte de l’accès à la terre et à d’autres ressources, entre autres à cause du système de droits fonciers décrits plus hauts. Souvent, les producteurs agricoles sont considérés uniquement comme des usagers et non pas comme des propriétaires des terres agricoles qu’ils exploitent parce que c’est légalement l’État qui est propriétaire des terres.
Les compagnies doivent par ailleurs rendre des comptes. Elles doivent être tenues responsables de leurs actions. Et pour que les investissements soient bénéfiques et répondent aux attentes du gouvernement hôte et de la population locale (idéalement, mais pas toujours concordants), certains suggèrent aux gouvernements hôtes d’établir des stratégies nationales claires et opérationnelles qui spécifieraient aux investisseurs les attentes et les obligations qu’ils auront. Cela permettra que les investissements soient cohérents avec des intérêts spécifiques définis par l’État, en concertation et dans l’intérêt des populations locales.
Finalement, certains types de contrat et de type de production sont plus socialement responsables que d’autres. Les modes de production collaboratifs, où les producteurs agricoles locaux entrent en partenariat de production avec l’investisseur, sont préférables à l’achat de la terre ou à la location à long terme du fond de terre. Voici certaines des formes que peuvent prendre ces alternatives :
One approach to increasing sustainable private-sector investment in agriculture is to promote mutually beneficial partnerships between smallholder farmers and private-sector investors – preferably partnerships that do not require large-scale land acquisitions. Such partnerships can take the form of outgrower schemes, contract farming or joint share equity schemes, with outside investors focusing mainly on providing expertise and other support in agroprocessing or improved access to markets (IFAD 2010, 7).
En résumé, de très nombreux critères ont été définis par différents acteurs pour que les acquisitions foncières agricoles soient socialement responsables. Or, cela ne semble pas être suffisant.
Évaluation de l’acquisition foncière agricole dans le contexte mondial actuel
La tendance des acquisitions foncières agricoles des dernières années a eu des impacts négatifs nombreux. Pour y remédier, de multiples principes de responsabilité sociale ont été développés. Or, si on utilise une définition large de la responsabilité sociale, où les entreprises doivent contribuer positivement à la société mondiale et où l’ensemble de leurs impacts, directs et indirects, doivent être pris en compte, les acquisitions, ou plus généralement les investissements fonciers agricoles, ne peuvent être considérées comme une activité commerciale socialement responsable et ne sont donc pas souhaitables. Cette conclusion est due à deux raisons prépondérantes. Premièrement, les principes de responsabilité sociale élaborés, expliqués dans la partie précédente du travail, ne peuvent être mis en œuvre. Deuxièmement, il n’est pas souhaitable que les agriculteurs agricoles perdent l’accès et le contrôle sur les terres agricoles.
En effet, les principes de responsabilité sociale, si intéressants qu’ils soient, ne peuvent être mis en œuvre de façon intégrale. D’abord, l’application de ces principes et leur respect nécessite dans les États hôtes une bonne gouvernance, des institutions gouvernementales transparentes, démocratiques, qui ont assez de ressources financières et humaines pour assurer un encadrement et une surveillance des investissements faits. Or, les investissements sont faits dans des États corrompus, endettés, avec de faibles capacités. Or, ces contraintes ne changeront pas vraisemblablement pas à court et moyen terme. On a maintes fois souligné que pour être socialement responsables, les investissements devaient se faire dans un contexte de bonne gouvernance. En effet, les entreprises ont des obligations morales et éthiques, mais il serait illusoire de croire que les entreprises vont volontairement suivre ces principes si les gouvernements ne les font pas respecter. Les principes sont pour l’instant des paroles et les gestes ne pourront suivre les paroles dans le futur prochain. En effet, les entreprises n’ont pas de réels intérêts à respecter les principes énumérés s’ils n’y sont pas obligés. Par ailleurs, la mise en oeuvre est également impossible puisqu’il est très peu probable qu’on puisse organiser les acteurs à ce niveau. C’est-à-dire que nonobstant le fait que les institutions n’ont pas la capacité de faire respecter les principes, la théorie est trop contraignante pour que la pratique puisse réellement s’appliquer. Les principes énumérés dans la partie précédente sont positifs, mais on peut s’attendre à ce que toutes les entreprises suivent cette vingtaine de principes. Cela est encore moins probable si les institutions pour les faire respecter sont inexistantes, mais même avec elles, il est illusoire de penser que tous les investissements entreront dans cette boîte théorique très spécifique et bien délimitée. Bref, les principes ne peuvent être tout simplement mis en œuvre et on ne peut espérer que les investissements répondront à l’ensemble de ces critères, tous essentiels pour que les investissements soient socialement responsables.
Ensuite, il n’est pas souhaitable que les paysans perdent l’accès et le contrôle sur les terres agricoles, même s’ils la transfèrent volontairement. La littérature sur la réforme agraire indique à quel point l’accès et le contrôle de la terre et des autres ressources comme l’eau sont importants pour la sécurité alimentaire et la diminution de la pauvreté. L’accès et le contrôle des ressources sont inextricablement liés dans le Sud à la réduction de la faim et de la pauvreté. Les investissements fonciers peuvent avoir une incidence positive sur l’emploi et cela a soulevé de nombreux espoirs notamment pour les régions rurales très pauvres. Or, de transférer la terre et de devenir un employé agricole laisse présager un avenir incertain. En effet, les emplois agricoles générés par les acquisitions foncières sont à court terme, peu qualifiés et non sécurisés. La communauté locale devient dépendante d’une entreprise dont les opérations sont risquées financièrement. Même dans les cas de modes de production collaboratifs, à contrat par exemple, qui sont comme plus socialement intéressants que les locations ou les achats, les producteurs deviennent dépendants des systèmes commerciaux agricoles mondiaux et sont enclins à s’endetter pour acquérir de la machinerie et des intrants. The Oakland Institute indique également que le secteur privé ne fournit pas une stabilité, ni à court terme ni à long terme, dans la production agroalimentaire dans les pays en développement (Oakland Institute 2009, 2). Par ailleurs, dans le contexte actuel de la croissance de la population et des changements climatiques, il n’est pas souhaitable que les paysans transfèrent leur contrôle à la terre. La population mondiale augmentera de façon importante dans les prochaines décennies, ce qui augmentera la demande de nourriture tout comme la densité de population, augmentant ainsi la demande pour les terres, surtout pour les bonnes terres. De plus, les études sur les changements climatiques prévoient que les terres arables se feront de plus en plus rares. Les ressources en eau diminueront, la désertification et l’érosion diminueront le stock de terres disponibles pour la production, sans compter l’étalement des villes. Les terres arables continueront de se raréfier et leur importance d’augmenter, et si les paysans en plus n’ont plus accès à leur terre, qu’ils l’ont vendu ou loué pour 50 ou 100 ans, cela aura de lourdes conséquences sur les populations rurales du Sud. En fait, il n’est pas nécessaire de regarder dans le futur. La forte majorité des producteurs agricoles du monde souffrent déjà d’insécurité alimentaire. De nombreux pays où ont lieu les investissements sont déjà importateurs de denrées alimentaires ou même receveurs d’aide alimentaire d’urgence. Bref, les paysans du Sud peuvent peut-être gagner à vendre ou louer leurs terres sur le court terme, mais ils ne peuvent y gagner sur le moyen et le long terme.
Conclusion
Somme toute, de nombreux observateurs ont souligné le potentiel, mais également les risques que comportent les acquisitions de terres agricoles à grande échelle que l’on observe depuis le milieu des années 2000. Ces acquisitions injectent un investissement attendu et nécessaire dans l’agriculture du Sud et laissent espérer que le plein potentiel agricole des pays en développement pourra être atteint. Or, les acquisitions engendrent actuellement des effets négatifs tels que des violations de droits humains, des expropriations et un grave manque de transparence dans les contrats. Plusieurs organisations et auteurs ont toutefois avancé qu’en respectant certains principes de responsabilité sociale, ces acquisitions pourraient être réellement bénéfiques. Ces principes sont en effet intéressants et couvrent un large éventail. Ces critères incluent notamment la transparence, les bénéfices sociaux, l’amélioration de la sécurité alimentaire, la préservation de l’environnement, le respect des droits fonciers et la bonne gouvernance foncière. Ces principes sont effectivement positifs, mais ils ne sont pas suffisants pour faire des acquisitions une activité socialement responsable. En effet, dans la mesure où les entreprises doivent fournir un apport positif à la société et contribuer à la résolution des problèmes globaux, les acquisitions à grande échelle ne peuvent être positives. D’une part, les principes proposés ne peuvent être mis en œuvre parce que les États du Sud n’ont pas les capacités de les mettre en œuvre correctement et ils forment un cadre trop restreint pour qu’ils puissent se traduire dans la réalité. D’autre part, il ne peut être positif que les paysans perdent le contrôle et l’accès à leur terre. Or, la population mondiale ne cesse d’augmenter, tout comme la demande de nourriture. La faim et la pauvreté ne baissent pas significativement. Comment développerons-nous l’agriculture dans les pays en développement ? Comment répondrons-nous à la demande mondiale alimentaire dans cinquante ans ? L’agriculture familiale est-elle suffisante ? Les acquisitions actuelles ne sont ni positives ni socialement responsables, mais d’autres alternatives doivent être envisagées pour développer l’agriculture du Sud. Cela ne signifie pas le développement de l’agriculture commerciale, mais l’agriculture des pays en développement a pendant longtemps été négligée et 70 % des personnes souffrant d’insécurité alimentaire sont des producteurs agricoles. Nécessairement, des mesures doivent être apportées pour remédier à la situation, mais la solution optimale n’est pas si évidente.
RÉFÉRENCES
Auverlot, Dominique et Blandine Barreau. 2011. « La course aux terres. Pour des investissements agricoles responsables dans les pays en développement ». Futuribles 372 : 25-41.
Carroll, Archie. 1979. « A three-dimensional conceptual model of corporate social performance ». Academy of Management Review 4 : 497-505.
De Schutter, Olivier. 2009. Large-scale land acquisitions and leases : A set of core principles and measures to address the human rights challenge. Genève: Conseil des droits de l’homme.
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