Par Cécile Famerée
L’action collective face à l’accaparement dans la jungle du Pérou – PDF
Au moment où le Pérou ouvre la porte aux investissements étrangers, on assiste à une explosion des conflits sociaux liés au contrôle des ressources naturelles. Les populations qui les utilisent sont directement menacées par les investissements à grande échelle qui nécessitent de grandes quantités de terre et de ressources naturelles pour leur fonctionnement. Basé sur le cas de San Martín, dans la jungle péruvienne, cet article explore quelques leçons sur les facteurs qui permettent à la résistance de « gagner du terrain ».
Les possibilités et les contraintes inhérentes à une structure politique contribuent à comprendre l’action collective et le discours autour duquel celle-ci s’organise. Le cas étudié permet de constater que la signification politique d’un discours autour de la terre remet en question l’autorité centrale et la présence de l’entreprise, alors qu’un discours axé sur l’environnement a tendance à accommoder les intérêts des élites et à être moins menaçant. Ces changements de discours s’opèrent en parallèle au changement de la structure politique. Nous pouvons aussi noter que lorsque les opposants se mobilisent dès qu’ils prennent connaissance de l’investissement et avant que celui-ci n’ait eu de conséquences, cela contribue à renforcer leur capacité d’agir collectivement. Ils participent alors aux luttes de pouvoir et à sa reconfiguration. Il est intéressant aussi de remarquer que les paysans, une fois mobilisés, peuvent faire pression et briser le lien existant entre les élites locales et les investisseurs. Inversement, lorsque les acteurs se mobilisent trop tardivement, une fois que les premières répercussions de l’accaparement des terres se sont produites, leurs demandes sont mélioratives et leur capacité d’agir collectivement largement réduite et dépendante de facteurs structurels.
Au Pérou, montée des accaparements et conflits liés au contrôle des ressources
Dans la région étudiée, la population dépend des ressources biologiques pour ses pratiques de vie quotidienne et pour sa survie. Dans cette société basée sur l’agriculture de subsistance, la majorité des paysans comptent sur leur terre pour assurer leurs besoins alimentaires quotidiens. L’eau des rivières et des sources est nécessaire à la survie, et la pêche, la chasse et l’agriculture font partie des stratégies de subsistance. Les produits les plus cultivés sont le riz, le maïs, le yucca, la banane, le cacao, les fèves, d’abord pour l’autoconsommation, et ensuite pour le marché local. Le riz, orienté vers l’agriculture d’exportation, a été introduit dans la région au début des années 80 et depuis les années 2000, de nouveaux produits comme la papaye, le cœur de palme et la palme africaine sont cultivés. L’élevage de bétail est aussi commun surtout parmi la population qui a émigré dans la jungle depuis la Sierra. La population, majoritairement regroupée en communautés, s’est progressivement établie souvent à la lisière de la forêt longées par trois rivières (la Shanusi à l’Ouest, la Caynarachi au Sud et la Huallaga à l’Est) qui délimitent la zone. Les communautés de la vallée du Caynarachi, qui font l’objet de cette étude, font partie d’un des districts les plus pauvres du Pérou avec 85,2 % de la population vivant en deçà du seuil de la pauvreté (INEI, 2007). Néanmoins, il faut souligner que, selon un diagnostic de la municipalité (2010), 69 % des habitants de la région arrivent à combler leurs besoins alimentaires de base. Il en résulte donc une forte dépendance envers la terre et les ressources naturelles pour assurer la sécurité alimentaire.
La sécurité alimentaire et le contrôle des ressources naturelles par les populations qui les utilisent sont directement menacés par les investissements à grande échelle qui nécessitent de grandes quantités de terre et de ressources naturelles pour leur fonctionnement. Depuis le début des années 90, c’est une politique néolibérale agressive qui a été mise en place par les autorités gouvernementales successives. Alors que le Pérou avait réussi à casser le système de latifundia qui avait dominé jusque dans les années 70, on assiste aujourd’hui à un processus de reconcentration de la terre dans les mains de quelques grandes familles (CEPES, 2009). Avec un taux de croissance soutenu depuis les années 2000 et un cadre juridique très favorable aux investissements, incluant les changements introduits par la signature de nombreux traités de libre échange (États-Unis, Canada, Chine, Singapour…), le Pérou a été qualifié par la Banque Mondiale dans ses rapports « Doing Business » comme le pays protégeant le mieux ses investissements. Il faut mentionner les 99 décrets qui ont été édictés dans le cadre du traité de libre-échange avec les États-Unis dont une dizaine (« Ley de la selva ») menaçait directement le contrôle et l’utilisation des ressources naturelles par les communautés indigènes ainsi que par les communautés paysannes. Plusieurs de ces décrets ont été abrogés sous la pression d’une mobilisation extraordinaire qui a eu lieu dans toutes les régions de l’Amazonie, mais qui s’est soldée par la mort d’une trentaine de personnes à Bagua parmi la population civile et les représentants des autorités (Benavides, 2011). Avec une politique d’accaparement des ressources au nom de « l’intérêt national » (Eguren, 2011) explicitement décrite par l’ex-président péruvien, Alan Garcia Perez, dans trois articles dans le journal le plus vendu au Pérou (El Comercio, 2007, 2008), on assiste à une explosion des conflits sociaux liés au contrôle des ressources naturelles. En effet, ces conflits ont été multipliés par 12 entre décembre 2006 et décembre 2010 pour atteindre 164 conflits en date d’aujourd’hui (Defensoria del Pueblo 2006, 2010) alors que 195 personnes sont mortes et 2 312 autres ont été blessées durant le mandat d’Alan Garcia (Defensoria del Pueblo, 2012).
Mise sur pied d’un projet à Loreto et à San Martín
C’est dans ce contexte qu’un puissant groupe péruvien a demandé au gouvernement central, par l’intermédiaires de sociétés filiales, l’adjudication de trois territoires adjacents mais séparés par la frontière départementale entre San Martín et Loreto, afin d’y exploiter des plantations de palmes africaines (elais) destinées à la production de biodiesel. Du côté de Loreto, ce sont approximativement 7 000 hectares qui ont été sollicités et octroyés par le gouvernement central. À San Martín, une demande pour 3 000 hectares et une autre pour 6 000 hectares ont été faites. Les 3 000 hectares ont été octroyés alors que l’entreprise a retiré sa demande pour 6 000 hectares supplémentaires après quelques années. Ces trois demandes d’adjudication ont été déposées dans le courant de l’année 2006 mais avec des parcours différents (voir le tableau résumé ci-dessous) sur lesquels nous nous pencherons en mettant en évidence les stratégies de résistance qui ont animé les opposants à San Martín.
Notre cas se déroule à la frontière disputée entre les départements de Loreto et de San Martín. Une route reliant les deux villes principales de chaque département servait autrefois de piste d’atterrissage pour le narcotrafic. Bien que la culture de la coca semble marginale, son éradication totale justifie souvent la présence de l’armée dont le rôle semble davantage destiné à protéger les plantations à grande échelle. Cette région est aussi connue pour avoir abrité le siège du « Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru » (Movimiento revolucionario Tupac Amaru, MRTA), une organisation inspirée par les guérillas de gauche qui ont émergé en Amérique latine au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les données pour cet article ont été recueillies entre août 2010 et mars 2011 dans la jungle péruvienne. La région amazonienne, qui constitue 60 % du territoire péruvien, présente un climat chaud et humide, avec une jungle tropicale composée de forêts vierges qui abritent l’une des plus grandes biodiversités du monde. Le Pérou fait partie des 12 pays ayant la biodiversité la plus variée au monde, et le pays se trouve en tête du classement pour sa grande variété d’oiseaux, de grenouilles, de mammifères, de papillons, de plantes et d’arbres (Biodamaz, 2004).
Tableau résumé
Région | Superficie | Statut et questions critiques |
(en mars 2011) | ||
Loreto/ Alto | 7 029 hectares | • Investissement en cours : plantation |
Amazonas Zone | octroyés par l’État. | de palmes et construction d’une |
A | Au moins 5 000 | plante industrielle (juillet 2011). |
(29 millions de | hectares acquis | • Au moins 12 000 hectares |
US $) | auprès de paysans et | déforestés. |
d’associations. | • Paysans déplacés | |
(approximativement 300 personnes) | ||
et au moins deux associations de | ||
fermiers démantelées. | ||
• Opposition d’une association mais | ||
division et fragmentation sociale. | ||
• Mobilisation tardive autour de la | ||
pollution de l’eau. | ||
Région | Superficie | Statut et questions critiques |
(en mars 2011) | ||
San Martín | 3 000 hectares | • Investissement en cours mais |
Zone B | octroyés par le | paralysé à de nombreuses reprises. |
(8 millions US$) | gouvernement central | • 2 000 hectares déforestés. |
• Déplacements de paysans limités; | ||
expansion de la société limitée. | ||
• Opposition d’un ensemble de | ||
communautés autour de leurs | ||
dirigeants locaux avec le soutien | ||
tardif du gouvernement régional. | ||
• Mobilisation pour la défense de | ||
la terre puis autour de la défense de | ||
l’environnement. | ||
San Martín | 6 129 hectares requis | • Investissement paralysé et retrait |
Zone C | mais non octroyés. | de la demande d’adjudication |
(20 millions | Retrait de la demande | (mêmes acteurs locaux que zone B). |
US $) | de la société. | • Zone déclarée « de protection |
environnementale » par une | ||
ordonnance municipale, mais | ||
résistance déstabilisée. |
* Pour des raisons de sécurité, nous nous sommes contentés d’indiquer les noms des deux régions, sans préciser les noms des districts et des communautés ni du groupe péruvien à l’origine de ces investissements.
Tel qu’indiqué dans le tableau ci-dessus, on peut noter que l’issue des requêtes a été différente à Loreto et à San Martín en raison de l’interaction entre les acteurs locaux et régionaux. Dans le cas de San Martín, la résistance au projet d’investissement a réussi à freiner les ambitions de la société. La suite de cet article concerne les actions concrètes menées par les acteurs de San Martín bien que nous ferons référence ponctuellement au cas de Loreto.
On observe un consensus dans la documentation sur les mouvements sociaux concernant le rôle des ouvertures ou bien des contraintes de la structure politique pour expliquer l’émergence de ces mouvements (Tarrow, 1994). Il peut s’agir, par exemple, de division au sein des élites, ce qui constitue une opportunité pour l’action collective. Dans le cas de San Martín, un discours du gouvernement régional orienté vers la promotion et la défense de l’environnement a certainement facilité la mobilisation des acteurs locaux. Conjointement à cette ouverture au sein de la structure politique, nous décrivons ci-après les mécanismes concrets qui ont permis aux opposants de faire face à un des groupes les plus puissants du Pérou.
Il faut savoir que les coutumes dans cette région de la jungle consistent à cultiver une petite parcelle de terrain (entre 0,5 hectare et 2 hectares) et de garder le reste du terrain (de 20 à 30 hectares) sous forme de forêt vierge pour d’autres usages. Dans le cas peu probable de la possession d’un titre de propriété, le titre ne couvre que la partie cultivée au moment de la demande, ce qui soulève des doutes sur l’efficacité du programme de formalisation de la propriété comme outil de protection des droits de propriété. Au début de 2006, des paysans ont commencé à affluer à la municipalité pour se plaindre que leur terrain était envahi et que des sentiers étaient construits. Peu de temps après, ces paysans ont noté la présence d’une société et de fonctionnaires de l’agence des titres de propriété en train de délimiter des zones en partie au sein de ce qu’ils considèrent et gèrent comme leur forêt communale, en partie sur des terrains à couverture forestière mais de propriété privée. C’est à ce moment-là que les communautés ont appris qu’une partie des terres de forêt vierge de leur district avait été destinée à un investissement agro-industriel pour la monoculture de la palme africaine au nom de l’intérêt national.
Résistance de la communauté
Étant donné qu’un grand nombre de paysans avaient réclamé un titre de propriété bien avant que l’entreprise n’apparaisse, il leur semblait inacceptable que les conditions soient différentes pour l’entreprise. Des confrontations directes violentes sont survenues sans toutefois être représentatives du déroulement des évènements, et une des premières actions menées par un groupe de paysans a consisté à rendre impossible les activités de démarcation en cours, en empêchant les fonctionnaires de l’agence de formalisation de la propriété de procéder.
En guise de réaction, une seconde mesure, décidée au niveau local entre les paysans, en accord avec des associations locales, visait directement le maire qui était accusé d’avoir facilité l’entrée de la société dans les limites du district sans en informer ou consulter la population. Un rapport du « Bureau de défense de la population » (Defensoria del Pueblo) de juin 2006 relate les événements : « Autour de 200 habitants ont paralysé la municipalité, en empêchant que le maire et ses fonctionnaires ne rentrent. Ils exigent que les accords concernant l’exécution des limites du district soient respectés, ce qui n’a pas été le cas dû à la connivence présumée entre le maire et la société ». Le maire a été évincé de ses fonctions et a été amené à quitter le district. De nouvelles élections municipales ont été organisées dans la foulée.
Une troisième action a eu pour objectif d’établir des canaux de communication entre le district et les 23 communautés concernées, soit pour faire acheminer les plaintes des paysans, soit pour diffuser des informations au sujet de l’entreprise que certains groupes de paysans surveillaient.
Un comité de défense a été mis sur pied afin de coordonner les actions
àmener et d’établir le dialogue avec l’entreprise, comme l’explique un intervenant : « L’entreprise faisait des sentiers, et nous les avons rejoints pour les inviter au district. Ils ont répondu qu’ils viendraient mais ne sont pas venus. À la deuxième invitation, ils ont envoyé un représentant, mais la population voulait parler au gérant de l’entreprise qui est finalement venu
àla troisième invitation. On a conclu un accord établissant que l’entreprise avait de 8 à 10 jours pour retirer ses machines et arrêter de travailler ici, mais ils n’ont pas respecté l’accord ». Après quelques tentatives de dialogue, le comité de défense a décidé de rejeter la présence de la société comme le mentionne un ex-promoteur en charge des relations communautaires de la société : « Dans la Vallée, la stratégie a consisté à refuser l’entrée de la société dans le district. J’ai été menacé et évacué du village en tant que promoteur de l’investissement ». De même, la cinquième action décidée par le comité de défense a visé à contrecarrer sa stratégie de communication avec les communautés en refusant les pots-de-vin et toutes les offres monétaires. Un membre du comité l’explique comme suit : « La société voulait nous donner des ordinateurs, et on s’est réunis avec les professeurs et on a décidé de refuser les ordinateurs, de refuser tous les pots-de vin. C’est la stratégie de la société d’acheter les gens pour arriver à ses fins. »
Enfin, le comité de défense a organisé des manifestations locales et régionales pour informer la société civile de sa lutte : « Nous avons voulu lancer le message partout et à toutes les autorités que nous n’allons pas laisser la société nous prendre nos terres. Nous avons fait plusieurs marches et manifestations dans différentes villes pour que tout le monde soit au courant. » Rapidement, le « Bureau de défense de la population » a reconnu leur action et les a répertoriés dans la liste des conflits sociaux et s’est rendu sur place pour demander une halte des activités de la société tant que celle- ci n’aurait pas produit toute la documentation juridique nécessaire.
Quelques leçons sur les contraintes et les occasions d’agir
Ce bref récit sur les premiers mois d’interaction entre les communautés et l’entreprise montre d’une part, que les opposants à l’accaparement des terres ont systématiquement visé à affaiblir les liens existants entre les élites ou les liens que l’entreprise essaye de tisser avec des membres clés de la communauté. En évinçant leur maire, les opposants rompent la relation entre la société et les autorités locales. En empêchant les travaux de démarcation de se poursuivre, les opposants retardent l’investissement, rendent public le conflit aux niveaux local et régional. En refusant les pots- de vin, ils empêchent l’entreprise de créer des liens avec des acteurs clés (professeurs du village, Club des mamans, etc.). La mobilisation immédiate a aussi facilité le maintien d’un certain degré de cohésion sociale, qui permet de contrecarrer les stratégies de la société tentant d’établir des relations avec la communauté par des dons et des cadeaux qui contribuent à diminuer le capital social (Bebbington et al., 2008 ).
De plus, cette étude de cas met en évidence l’importance de la mobilisation au moment où les acteurs apprennent l’existence de l’investissement. Il existe une fenêtre entre le moment où les acteurs prennent connaissance de l’investissement et le moment où l’investissement a ses premières répercussions. Lorsque les opposants saisissent cette occasion, leur capacité à participer aux luttes de pouvoir et à influencer la reconfiguration des relations de pouvoir semble supérieure (cas de San Martín : zone B et C) par rapport à une réaction plus tardive (cas de Loreto : zone A). Un investissement qui engendre un accaparement de terres a des conséquences qui contraignent à la mobilisation, notamment parce qu’il s’accompagne souvent d’un déplacement de paysans qui se fait de façon éparpillée dans l’espace et dans le temps, ce qui rend difficile la mémoire collective in situ. La reconfiguration des relations de pouvoir qui s’ensuit pousse les opposants à faire des demandes qui auront plutôt tendance à se conformer à cette nouvelle reconfiguration plutôt que des demandes qui remettent en question le « nouveau » pouvoir en place. C’est le cas de Loreto (zone A), où, bien que dans cette région le discours politique du gouvernement régional n’ait pas facilité l’action collective, une association de paysans s’est opposée à l’entreprise sans toutefois générer au début une mobilisation des communautés potentiellement touchées. Ce n’est qu’à la vue des conséquences de l’accaparement des terres, qu’une mobilisation plus tardive de la population restante s’est articulée pour protester contre la pollution de l’eau. Il s’agissait d’une demande ne remettant pas en question le nouveau pouvoir en place contrôlé par l’entreprise et visant simplement à rétablir des besoins primaires autrefois comblés par la rivière. La reconfiguration des relations de pouvoir à la suite de l’accaparement des terres et de ses conséquences désastreuses contraint la population restante à des demandes « mélioratives » (Tarrow, 1994) et affaiblit sa capacité d’action collective largement dominée par les facteurs structurelles.
Il faut définir les ouvertures et les contraintes de la structure politique à tous les niveaux afin de mettre en lumière les coalitions potentielles et les appuis sur lesquels peuvent compter les opposants. Cela sert également à écarter certaines actions en cas de répression, de campagnes de diffamation et de criminalisation de la protestation sociale et à ainsi pouvoir adapter le discours et les actions à mener en tenant compte de la conjoncture politique. Souvent, les demandes s’ajustent à la marge de manœuvre dont les opposants disposent. Cette marge est parfois si mince qu’elle pousse à la résistance cachée et clandestine. Lorsque des changements surviennent quant aux relations de pouvoir local, régional et national, cela peut représenter une occasion ou une contrainte pour agir collectivement, même lorsque la résistance est déjà en cours (voir ci-dessous). Dans ce derniers cas, ce changement peut déstabiliser la cohésion sociale et représenter un risque pour la résistance exprimée.
Dans le cas de San Martín, la résistance a permis de freiner l’expansion de la société en ce qui concerne l’acquisition de terres, par l’entremise des paysans locaux de la municipalité ; de paralyser les travaux de l’entreprise à plusieurs reprises dans la zone B ; de limiter le déplacement de paysans et
de pousser l’entreprise à se retirer de la zone C. Cette zone C a été déclarée « zone de protection environnementale » par ordonnance municipale et ce, juste avant les élections municipales. Malgré cette victoire, la déclaration de protection environnementale n’a pas été comprise par tous les acteurs de la résistance. Certains paysans, notamment ceux qui cultivaient dans cette zone, ont interprété cette déclaration comme une trahison et n’ont pas reconduit le maire pour un nouveau mandat. Un changement d’orientation politique lors des élections municipales a redéfini le discours autour duquel l’action collective s’était articulée jusque-là. À partir des élections, les acteurs se sont mobilisés autour de la défense de l’environnement, alors qu’auparavant, la défense de la terre était la cause à laquelle une majorité de paysans s’étaient ralliés même si tous ne se sentaient pas concernés de la même façon.
Il faut souligner que dans le contexte étudié, un discours basé sur la défense de l’environnement n’a pas la même signification politique et est beaucoup moins menaçant pour les intérêts de l’entreprise. Un tel discours constitue davantage une occasion d’affaires pour l’entreprise qu’une contrainte. D’une part, malgré la déforestation de la forêt vierge (au moins 14 000 hectares pour les zones A et B sans parler des répercussions environnementales connexes), la société investit pour se donner une image verte et pour pouvoir postuler sur le marché des subsides grâce à des actions écologiques symboliques. D’autre part, l’entreprise est ravie de créer des ponts avec le gouvernement régional dont le discours politique a reposé sur l’environnement. Alors qu’un discours basé sur la défense de la terre remet en question la présence de l’entreprise ainsi que la politique du gouvernement central qui a adjudiqué la terre de façon pour le moins irrégulière, un discours écologique offre la possibilité de réconcilier les élites, ne défie ni les intérêts de l’entreprise, ni la politique d’accaparement de la terre du gouvernement central et est à la base de nouvelles divisions au sein des acteurs de la résistance.
À travers ce bref récit, nous avons voulu démontrer que l’accaparement des terres fait partie de la politique du gouvernement central péruvien (du moins jusqu’en 2011). Le cadre législatif a été adapté pour que ces acquisitions de terres se fassent au nom de l’intérêt national (Eguren, 2011) alors que les programmes censés formaliser les droits de propriété ont échoué à protéger les détenteurs de ces droits, tout comme les procédures d’acquisitions transparente (Borras et al., 2010). Face à cela, la résistance s’articule autour des possibilités et des contraintes de la structure politique. Nous avons mis en évidence qu’une mobilisation immédiate et une ouverture dans la structure politique renforcent la capacité d’action collective des opposants à participer aux luttes relatives au contrôle des ressources naturelles. Une mobilisation basée sur la défense de la terre a une signification politique forte et menace directement, à la fois l’entreprise et la politique du gouvernement central. Les changements au niveau de la structure politique modifient les rapports de force et entraînent de nouvelles divisions et un discours plus « accommodant » eu égard aux intérêts des élites. Cette dynamique est aussi celle qu’on retrouve lorsque les opposants ne se mobilisent pas immédiatement. Dans ce cas, les conséquences de l’accaparement des terres affaiblissent la capacité d’agir collectivement et la reconfiguration des relations de pouvoir contraint les acteurs d’une mobilisation tardive à s’articuler autour de demandes qui viseront le rétablissement de leurs besoins primaires plutôt que la remise en question du contrôle la terre.
Cécile Famerée est candidate au doctorat à l’Institute of Areas Studies (LIAS), à l’Université de Leiden. Sa recherche porte sur l’accaparement des terres, les conflits sociaux, la résistance, et la gouvernance des ressources naturelles. Elle est membre de l’Observatoire sur la Sécurité Alimentaire (CERIUM, Université de Montréal) et du réseau Land Deal Politics Initiative. (Adresse: cecilefameree@yahoo.es)
Références
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Benavides, M. (2010) Amazonia Peruana: el choque de dos visions de desarrollo: la protesta indigena del 2008 y 2009 frente a los decretos legislativos que afectaban sus territories; Paper presented to the Annual World Bank Land Policy & Administration Conference, Washington DC, 26th-27th April, 2010, pp.16
Borras Saturnino J. M., McMichael, P. and Scoones, I. (2010) ‘The politics of biofuels, land and agrarian change: editors’ introduction’, Journal of Peasant Studies, 37: 4 (Special Issue), pp. 575 — 592
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Defensoria del Pueblo, Reportes mensuales: Junio 2006, Diciembre 2006, Diciembre 2010. Disponible : http://www.defensoria.gob.pe/temas.php?des=3
Eguren, F. (2011) “Land Grab” a la Peruana, Opinion pieces, 7 Mars 2011, Centro Peruano de Estudios Sociales (CEPES)
El Comercio (2007) El síndrome del perro del hortelano, Alan Garcia Perez, Article 28/10/2007
El Comercio (2008) El perro del hortelano contra el pobre, Alan Garcia Perez, Article 02/03/2008
IIAP-BIODAMAZ (2004) Sistema de información de la diversidad biológica y ambiental de la Amazonia peruana-SIAMAZONIA. Iquitos, Peru. http://www. siamazonia.org.pe/, consulted on the 27th and 28th of December 2010.
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CEPES (2009) La gran propiedad vuelve al campo, Centro Peruano de Estudio Sociales (CEPES), La Revista Agraria, Mayo 2009, N.107
Municipalité distritale (2010), Plan de Desarrollo Concertado 2010-2021, Municipalidad Distrital, Région de San Martín, pp. 29
Tarrow, S. (1994) Power in movement: social movements and contentious politics, Cambridge University Press, 2nd edition