Par Timothé Feodoroff
Cet article présente quelques clés de lectures afin de naviguer à travers le tableau
complexe du phénomène de l’accaparement des terres. Il s’ouvre sur la question
de la définition. Cette dernière n’est pas futile mais au contraire un point de
départ fondamental : de la compréhension du problème dépend la forme de la
réponse. L’accaparement est appréhendé ici comme celui de la saisie du contrôle
des ressources foncières ainsi que des bénéfices liés à leur utilisation. Les différentes
réponses qui ont émergées sont explorées, offrant entres autres une catégorisation
tripartite afin d’aider à analyser les enjeux derrière les divers discours.
Émergeant sur la scène internationale sous les feux de la rampe médiatique
aux alentours de 2007-2008, l’expression « accaparement des terres » est
rapidement devenue un fourre-tout pour décrire l’explosion actuelle des
transactions foncières commerciales (trans)nationales liées à la production
d’intrants pour divers complexes industriels, agroalimentaires ou non.
Initialement lancée et popularisée par les groupes d’activistes opposés à ces
transactions, la compréhension et conceptualisation de la notion – entre
interprétations trop étroites ou trop larges – s’est vue récupérée, contestée,
cooptée ou encore dépolitisée par différents groupes d’acteurs, obscurcissant
plus que clarifiant le tableau des dynamiques à l’oeuvre.
L’objectif de cet article est de présenter quelques outils analytiques afin
d’appréhender et naviguer à travers cette complexité. En d’autres termes, ces
clés de lectures visent à faciliter la compréhension et l’analyse du phénomène,
de ses enjeux et impacts, ainsi que des différentes forces en présence. Ces
instruments s’articulent autour de l’étude de deux questions fondamentales
: tout d’abord, comment comprendre la vague actuelle d’accaparement
mondial des terres – (i) quelles sont les limitations des perceptions de
dominations et (ii) que serait une approche alternative pertinente? Ensuite,
comment interpréter les diverses et divergentes réponses politiques face aux
transactions foncières à grande échelle, et ce à la fois aux niveaux (iii) local
et (iv) global?
Les problèmes des définitions actuelles
Alors que la question de l’accaparement mondial des terres reçoit une
attention croissante des milieux académiques, (inter)gouvernementaux
ou encore militants, la multitude des discours autour du phénomène
rend malaisée la compréhension même de ce qui s’entend comme un «
accaparement ». Tandis que l’expression devient un « fourre-tout », la
conséquence est de voir le terme s’affaiblir et, vulnérable, être en proie aux
agendas d’élites non démocratiques. Il est ainsi important de commencer
par démystifier certaines images iconiques largement présentes dans les
perceptions dominantes, qui sont autant d’écueil pour apprécier l’étendue
réelle du phénomène. Le discours dominant parle de l’accaparement des
terres comme des acquisitions à grande échelle violant les droits fonciers,
perpétré par des gouvernements ou investisseurs étrangers, principalement
en Afrique, dans les États faibles, lié au contexte de l’insécurité alimentaire.
Par exemple, Arabie Saoudite, Corée du Sud, Chine ou encore Inde qui font
main basses sur de vastes étendues de terres en Éthiopie ou Madagascar afin
de cultiver des denrées pour assurer leur propre sécurité alimentaire. Ces
scénarios s’articulent autour de 6 assomptions : prise de contrôle par des
acteurs étrangers, concentré en Afrique, en rapport avec la crise alimentaire, à
considérer en termes des droits fonciers, centré sur une approche quantitative
et la question d’une définition absolue.
Premièrement, il est souvent suggéré que l’accaparement implique une
prise de contrôle par des gouvernements ou investisseurs étrangers de la
propriété foncière dans les États faibles. Or, l’accaparement ne requiert pas
nécessairement une mainmise de la propriété par des étrangers, ni que cette
dernière implique toujours un accaparement. Cette connexion fallacieuse
élude tout d’abord le fait de considérer le rôle des élites domestiques, tels
les arendatori en Bulgarie ou les agro-oligarques en Ukraine et Russie (voir
aussi Minville Gallagher, dans ce numéro, pour un exemple en Afrique de
l’Ouest). Les accaparements en Amérique du Sud – Brésil, Argentine –
indiquent que cela concerne aussi des États considérés comme stable. Il est
intéressant de remarquer que plusieurs des pays d’Amérique Latine adoptent
des législations pour empêcher l’achat de terres par des étrangers, sans pour
autant parvenir à empêcher les accaparements, signe que le problème est
au-delà de la simple « étrangéisation » de la propriété foncière. Ensuite, ce
raccourci prévient de regarder le caractère et la direction du changement
dans les relations sociales de propriété. Se concentrer sur la nationalité de
l’acquéreur fait passer à la trappe des questions essentielles telles que l’analyse
des transformations dans les relations de production et dynamiques rurales
: qui accède aux ressources, comment, à quelles fins, qui bénéficie, qui est
inclus ou exclus dans les nouveaux arrangements, etc.
Deuxièmement, l’Africanisation du focus. Les grandes agences de
développement telles que la Banque Mondiale et la FAO avancent
régulièrement que 70% des accaparements ont lieu en Afrique. Bien que
l’Afrique soit définitivement un point névralgique, force est de constater
que le phénomène survient virtuellement sur tous les continents : Asie du
Sud-Est, Amérique Centrale et Latine, aussi en Europe, et dans l’ex-Eurasie
Soviétique (voir Bouniol, dans ce numéro, pour un exemple frappant). Il en
va de même pour l’origine variée des corporations transnationales (TNC)
impliquées. Le capital provient d’Europe Occidentale, d’Amérique du
Nord, mais aussi de nombreux Pays à Revenus Intermédiaires montant en
puissance. Ceci indique clairement que nous sommes au-delà des logiques
Nord-Sud coloniales traditionnelles, et qu’il faut prendre en considération
les dynamiques et le caractère changeant du régime agroalimentaire mondial,
avec l’émergence de nouveaux centres globaux de capitaux et acteurs.
Troisièmement, le narratif centré sur la crise alimentaire ancre l’origine
des accaparements dans la flambée mondiale des prix en 2007-2008. Ce
marquage temporel identifie – à juste titre – le début d’une nouvelle ruée sur
les terres, mais cette lecture « crise alimentaire » est insuffisante pour capturer
l’ensemble de la portée de cette vague. Tout d’abord parce les accaparements
sont le produit de configurations qui s’enracinent dans des siècles d’histoires
davantage que depuis la crise alimentaire (voir Bissonnette, dans ce numéro,
pour une illustration avec l’Indonésie). En outre, elle ne considère pas les
accaparements qui ne sont pas en rapport avec un usage alimentaire, humain
ou animal, des terres. Or, on voit une explosion des accaparements au nom
de projets industriels non alimentaires, liés aux industries extractives, à des
fins d’urbanisations ou encore dans le cadre des stratégies de protection
de la biodiversité. C’est aussi une lentille problématique dans la mesure
où cela laisse la porte ouverte aux arguments en faveur de l’agriculture à
grande échelle. Pour endiguer « la crise », soit résoudre le problème de la
faim chronique et de la pauvreté rurale endémique, il faut investir plus
pour produire plus. Cela occulte que la majeure partie de l’investissement
agricole est entreprise par les agriculteurs eux-mêmes (voir section III, dans
ce numéro) ainsi que la racine du problème est dans la distribution et non
la production.
Quatrièmement, l’accent sur la question des droits fonciers. Il y a une
tendance à concentrer les discours autour des termes, modalités et processus
d’échanges – corruption, spoliation, etc. c’est-à-dire la question des droits
fonciers. La discussion devient alors axée sur l’amélioration de la transparence
lors des transactions, une approche technique laissant dans l’ombre que
l’enjeu fondamental des accaparements est politique – la redéfinition des
relations de pouvoir et de contrôle. En effet, les accaparements se manifestent
sous une multitude de formes, sans regard des régimes fonciers (privé,
public, communaux) et arrangements institutionnels (achat, vente, culture
contractuelle). Ainsi qu’à travers les conditions politico-juridiques : illégaux,
« légaux », ou entre les deux. Au delà de la spoliation ou non des droits, il est
donc important de regarder la capacité effective des communautés à accéder
et utiliser leurs ressources.
Cinquièmement, le refrain récurrent autour de la nécessité de chiffrer
combien d’hectares sont concernés est également une esquive. Selon L’IFPRI
(2009), entre 2005 et 2009, 20 millions d’hectares ont été concernés, 45
millions depuis 2007-2008 d’après la Banque Mondiale (2010) et 227
millions depuis 2007 pour Oxfam (2011). Au-delà d’une simple question
de superficie, il est important de regarder la reconfiguration des relations
sociales, politiques et économiques dans les transactions foncières. Ensuite,
le besoin de quantifier est une approche problématique en raison de l’absence
de fiabilité des données et de la fluidité des transactions. Les acquisitions
sont à des stades différents dans leur opérationnalisation et toutes ne se
concrétiseront pas.
Enfin, la dernière perception des approches dominantes est l’obligation
d’une définition « absolue ». Cette quête n’a pas aboutie à une définition
consensuelle. Celles trop étroites, par exemple concentrées sur le narratif «
qui, comment, pourquoi » manquent des pans du tableau. À l’inverse, celles
trop larges, amalgamant accaparements à la redistribution de pouvoir et de
la richesse peuvent englober tous les transferts de propriété foncière. Ainsi, il
y a un besoin crucial d’éviter ces écueils. Davantage qu’une simple définition
statique, le besoin est d’une approche conceptuelle alternative analysant les
caractéristiques particulières de cette vague mondiale d’accaparement des
terres.
L’accaparement des terres: 3 traits fondamentaux
Dans cette perspective, l’accaparement des terres est fondamentalement
politique et réfère essentiellement à un accaparement du contrôle, c’est-à-dire
la capture (i) du contrôle physique de la terre et autres ressources connexes
ainsi que des bénéfices liés à leurs utilisations (ii) du contrôle du pouvoir de
décider comment et à quelles fins ces ressources vont être utilisées maintenant
et dans le futur (TNI, 2013). Autrement dit, il a pour finalité « d’établir ou
consolider les formes d’accès à la richesse foncière » (McCarty et al., 2012:
523). Le processus consiste en la capture du contrôle des bénéfices liés à
l’exploitation des ressources foncières ou associées – sol, sous-sol, hydriques.
L’enjeu essentiel est ainsi la redéfinition des rapports du pouvoir décisionnel
des acteurs. Ensuite, cette reconfiguration va souvent de pair avec le contrôle
du pouvoir de décider de l’utilisation de la terre. La transformation de
la signification et de l’usage de la terre qui s’ensuit est l’incarnation d’un
changement concernant l’emploi du foncier, d’une utilisation petite-échelle,
locale vers une utilisation à forte intensité capitalistique, à grande échelle,
insérée dans les circuits et marché mondiaux. Ceci souligne un caractère
primordial de l’accaparement, celui de l’aliénation des ressources locales
pour des usages externes, nationaux ou internationaux dans le contexte de
l’hégémonie des logiques du capital transnational et des conditions liées à
son accumulation (voir aussi St-Paul, dans ce numéro).
Le second trait considère la manière de regarder la capture du contrôle, en
dépassant la simple quantification des superficies concernées et la description
des mécanismes de l’acquisition. Il s’agit d’analyser la superficie des terres et
le volume de capitaux. Les deux sont certes souvent liés, mais n’en demeurent
pas moins distincts. Les besoins en investissements varient à travers les
projets. Par exemple, 500 ha de vineries, 5 000 ha de concession minière,
50 000 ha de culture de soja ou 500 000 ha de bétail peuvent requérir le
même montant de capital. Apprécier les volumes concernés permet aussi de
mieux comprendre les types et origines de capitaux, et révéler des schémas
structurels sous-jacents.
Enfin, la troisième caractéristique fondamentale est l’intégration de cette
vague d’accaparement dans le cadre du caractère changeant des relations
internationales, plus particulièrement à deux niveaux. Tout d’abord les
transformations du contexte alimentaire, énergétique, financier ainsi que
climatique, et ensuite dans la restructuration du régime agro-alimentaire
mondial (voir Potvin, dans ce numéro, pour une analyse plus complète).
Premièrement, les différentes « crises » fournissent divers mécanismes qui
sont autant de facteurs déclenchants des accaparements. De nombreux
projets agroalimentaires sont réalisés au nom de la « sécurité alimentaire »
et de l’assomption que l’agriculture à grande échelle est la seule à même
de nourrir le monde. Ensuite, « la sécurité énergétique » génère aussi
des accaparements sous la forme de l’explosion des cultures liées aux
agrocarburants ou des projets d’hydro-électricité. Certaines mainmises
sont conduites sous couvert de stratégies d’atténuation des changements
climatiques; les stratégies de financiarisation des ressources naturelles, référées
parfois comme l’accaparement vert, perpétuent aussi des accaparements au
nom de la protection environnementale (Fairhead, 2012). Enfin, l’explosion
des demandes en matières premières, spécialement au niveau des industries
extractives, représente un aspect important de la vague d’accaparement.
L’eau est une composante toujours présente, soit comme cible principale,
comme dans le cas de l’hydroélectricité ou des projets miniers, soit en arrière
plan comme facteur décisif pour les cultures à grande échelle.
Deuxièmement, le contexte décisif à ces mécanismes d’accaparement est la
restructuration en cours du régime agro-alimentaire mondial, ou l’ensemble
relations qui régissent la production, distribution et consommation des
produits alimentaires et dérivés (Borras, Franco et Wang, 2012). Il se
caractérise entres autres par l’émergence de nouveaux acteurs; BRICS,
Malaisie et Thaïlande en Asie, Chili et Argentine en Amérique Latine sont des
accapareurs non négligeables. Il y a une redistribution du pouvoir politique
en leur faveur, avec une marche progressive vers un régime agroalimentaire «
polycentrique ». Cela témoigne d’une réorganisation des principaux centres
mondiaux de capitaux selon de nouvelles logiques qui transcendent la ligne
Nord/Sud. Le régime actuel s’articule autour d’un complexe agro-industriel
à forte intensité capitalistique, contrôlé par les corporations. L’impunité
des TNCs s’en trouve renforcée. Finalement, le régime se structure de
plus en plus autour des cultures et arbres flexibles, qui prennent une place
importante comme moteur d’accaparements. Les cultures flexibles sont celles
dont la récolte peut avoir de multiples usages facilement interchangeables
(alimentation humaine, animale, carburant, matière première – par exemple
soja, maïs, huile de palme, canne à sucre, jatropha), aussi appelées cultures à
haute valeur ajoutée. La superficie d’arbres flexibles au cours des 20 dernières
années a augmenté de 65% en Asie du Sud-Est et Amérique Latine. La
superficie de cultures flexibles en Amérique Latine depuis les années 1960s
est passée pour le Soja de 250 000 ha à 42 millions, pour la canne à sucre
de 2 000 ha à 10 millions, celle pour l’huile de palme a été multipliée par
11 (FAOSTAT, 2012). La production d’huile de Palme en Indonésie par
exemple sous-tend une acquisition massive des terres (comme expliqué par
Bissonnette, dans ce numéro).
Analyser la diversité des réactions au niveau local
Le deuxième volet des clés de lecture évoqué dans cet article concerne
l’interprétation des diverses réponses politiques suscitées par les acquisitions
foncières à grande échelle. Le niveau local est un point de départ fondamental
dans la mesure où c’est là que se trouvent les principaux concernés par ces
transactions, à savoir les classes rurales travailleuses pauvres. Ce sont les groupes
les plus directement affectés par la perte de contrôle sur leurs ressources ainsi
que les bénéfices liés à leur utilisation. Même si la recherche académique
n’a pas trouvé d’évidence d’impacts sociaux ou environnementaux positifs
aux accaparements des terres (Cornell, 2012), cela n’est pas synonyme
d’opposition systématique de la part des communautés locales. Le cas de
la Roumanie l’illustre (voir Bouniol, dans ce numéro), les investissements
fonciers sont les bienvenues par une population rurale vulnérable en quête
de moyens de subsistance. Tous ne sont pas toujours perdants dans les
nouveaux arrangements économiques et la diversité des réactions au niveau
local peut s’analyser grâce à deux outils.
Le concept d’incorporation permet d’examiner en nuances les impacts, étant
donné que tous les accaparements ne conduisent pas à un déplacement
physique. Par exemple, un projet peut déplacer et exclure, tout comme
déposséder sans déplacer. Cela provient du fait qu’un projet donné implique
généralement une certaine configuration entre terre, travail et capital;
cette configuration diffère d’une situation à l’autre. Il est ainsi intéressant
de regarder les termes d’incorporation du travail: positif ou négatif – soit
exclusion, lorsque seul terre et capital sont nécessaires, soit « incorporation
adverse », lorsque terre, capital et travail sont nécessaires. Une incorporation
adverse désigne une incorporation de la main d’oeuvre des locaux aux projets
dans des termes défavorables. Les termes peuvent varier d’un membre à
l’autre; on note en effet un large éventail de réactions politiques, entre mais
également au sein des communautés locales. En raisons d’aspects de classes
sociales, de sexe, d’ethnie, de génération, etc., tous les membres ne partagent
pas la même réalité et pouvoir, d’où la multiplicité des conséquences.
Autrement dit, la notion de différentiation des impacts.
Interpréter les divergentes réponses politiques au niveau global
La variété de réponses se retrouve aussi au niveau de la gouvernance
globale, avec des tendances divergentes dans l’interprétation du caractère
de l’accaparement des terres contemporain. Les différents positionnements
peuvent se construire comme axé autour de trois tendances « idéal-types »
(Borras, Franco et Wang, 2012). Cette clé de lecture permet ainsi de naviguer
plus aisément à travers les différents débats autour de la question. Ces trois
tendances sont plutôt stables, mais la position des acteurs est fluctuantes
ainsi que dynamique, et peut varier au cours du temps, de l’endroit et de
l’enjeu.
La première tendance vise à faciliter. L’un dans l’autre, elle perçoit l’intérêt
renouvelé dans les investissements fonciers à large échelle comme positif – et
en retour il faut continuer à ouvrir les marchés fonciers, attirer et protéger les
investisseurs, ainsi que déployer des règles en faveur des transactions foncières
commerciale à grande échelle. Une illustration est la Banque Mondiales et
ses Principes pour un Investissement Responsable dans l’Agriculture (PRAI
dans son acronyme anglais). C’est une approche stratégique, porté par une
vision supportant l’investissement foncier à grande échelle. Ce courant est
logistiquement supérieur, possédant le poids de l’appui des institutions
internationales de développement.
La deuxième tendance cherche à atténuer les impacts négatifs et maximiser
les opportunités lors d’acquisition de terres. Une fois encore, l’intérêt
renouvelé dans l’agriculture, secteur délaissé par l’État, est estimé positif.
En revanche, les transactions présentent parfois des dommages collatéraux
qui peuvent et doivent être adressés par le déploiement d’instruments de
gouvernance adéquat. Les positions politiques de grandes OSC comme
Oxfam rejoignent cette position. Les groupes et individus de cette tendance
sont davantage tactiques que stratégiques; mobilisés autour de l’urgence de la
situation, il s’agit avant tout de trouver des solutions concrètes immédiates.
Sont proposés des normes renforcées, des modèles inclusifs et des scénarios
triplement gagnants (voir Delcourt, dans ce numéro, pour le mythe des
scénarios gagnant-gagnant) par exemple. C’est la trajectoire la plus populaire,
probablement dû à l’attrait de l’argumentaire.
Enfin, pour le troisième courant, aussi stratégique, il faut stopper et faire
reculer l’accaparement des terres. Le point de départ de cette tendance
s’ancre dans l’analyse que cette vague d’acquisition renforce un régime agroalimentaire
mondial et un modèle de développement rural qui ne sont pas fait
pour résoudre la pauvreté, la faim et la dégradation écologique mais servent
uniquement à l’accumulation de capital et les profits des corporations. Les
transactions foncières à grande échelle font partie du problème et non de la
solution. Il faut repenser des alternatives, un autre développement agricole
est possible en dehors du modèle capitaliste. Un bon exemple est La Via
Campesina, et la demande pour une souveraineté alimentaire. Sachant que
ce courant est le seul à questionner, dénoncer et opposer la signification des
transactions foncière, il est le plus radical, mais aussi le plus isolé sur le plan
politique (voir Fameree, dans ce numéro, et Talbot, dans ce numéro, pour
des analyses sur les dynamiques de résistance).
À la question « devant qui rendre des comptes? », chacune des trois tendances
avance une vision propre. Pour le premier courant, la réponse est « devant
personne », le modèle idéal voyant l’autorégulation des corporations, comme
en témoigne la proposition d’un code de conduite (Borras et Franco, 2010). Le
deuxième avance « devant les lois »; meilleurs standards pour la transparence
des acquisitions et normes sociales et environnementales renforcées devraient
permettre une gouvernance adéquate. La troisième tendance défend «
devant les populations concernées », avec une représentation démocratique
des classes rurales travailleuses pauvres et de leurs intérêts dans les instances
étatiques. Il est de la responsabilité de ce dernier d’arrêter les accaparements
avant qu’ils ne se produisent. À noter, les trois tendances reconnaissent les
Directives sur la Gouvernance Foncière de la FAO comme instrument de
gouvernance, mais développent leur propre interprétation et utilisation du
document pour supporter leur position – aucun instrument normatif ne
s’auto-interprète ou ne s’auto-met en ouvre (voir Kroff, Guffens et Seufert,
dans ce numéro, pour une lecture par la troisième tendance).
À la question « quelle forme d’investissements est désirable dans l’agriculture?
», la première trajectoire soutient l’élimination des barrières et la protection
des investisseurs qui viennent avec du capital à grande échelle. La deuxième
se positionne aussi en faveur d’un investissement à large échelle, mais encadré
par des mesures et de protections et enserrée dans des modèles inclusifs. La
troisième trajectoire supporte un investissement en direction des systèmes
agricoles agro-écologiques développant la souveraineté alimentaire. Cette
vision aussi analyse les petits paysans comme les premiers investisseurs dans
l’agriculture (pour plus de détails, voir Merlet, dans ce numéro, et Kay, dans
ce numéro).
Les directions futures que prendra le phénomène d’accaparement des
terres dépendront de la gouvernance qui en émerge, elle-même produit de
l’équilibre entre les forces des trois tendances. Par exemple, une convergence
des tendances 1 et 2, entre celle logistiquement supérieure et celle la plus
populaire, donnera l’emphase aux questions procédurales et mécanismes
d’acquisition. On peut raisonnablement s’attendre à ce que les transactions
foncières commerciales deviennent plus transparentes et consultatives, mais
demeurent dans le fond toujours un accaparement des terres. À l’inverse, une
convergence des tendances 2 et 3 viendrait répondre à la fois aux questions
procédurales et politiques, dans une approche à la fois stratégique et tactique.
Cette configuration pourrait voir un véritable recul de l’accaparement, mais
une telle alliance est susceptible d’être marquée par des tensions et des
conflits.
Timothé Feodoroff travaille sur les questions liées à l’accaparement des terres et
de l’eau au sein de l’équipe Justice Agraire du Transnational Institute.
Références
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l’accaparement mondial des terres : repenser aux questions foncières, encadrer à nouveau
la résistance, La Haye, ICAS, Working Paper Series n°1.
Borras, S.M, Franco, J. et Wang, C. (2013) Tendances politiques divergentes dans la
gouvernance globale de l’accaparement des terres. Amsterdam: TNI.
Cornell (2012) Conférence « International Conference on Global Land Grabbing II »
Cornell University, 17-19 octobre 2012. Papiers disponibles au lien suivant, http://
www.cornell-landproject.org/activities/2012-land-grabbing-conference/papers/
Fairhead, J., Leach, M. et Scoones, I. (2012), « Green Grabbing: a New Appropriation
of Nature? », Journal of Peasant Studies, vol. 39, no 2.
FAOSTAT (2012). FAO Statistics (FAOSTAT) – www.faostat.org, accédé au 15 avril
2012.
IFPRI (2009) « Land grabbing » by foreign investors in developing countries, risks and
opportunities. Brief 13. Washington: IFPRI.
McCarthy, J.F., J.A.C Vel et S. Atiff (2012) « Trajectories of land acquisition and
enclosure: development schemes, virtual land grabs, and green acquisitions in Indonesia’s
Outer Islands », Journal of Peasant Studies, vol. 39, no 2.
Oxfam (2011) Land and Power: the growing scandals surrounding the new wave of
investmen in land. Oxford: Oxfam.
TNI (2013) L’accaparement Des Terers, Un livret. Amsterdam: TNI.
World Bank (2010) Rising global interest in farmland: Can it yield sustainable and
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