ÉDITORIAL- L’accaparement des Terres, Planète (pas) à vendre

L’accaparement des Terres, Planète (pas) à vendre

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Par Timothé Feodoroff

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Ces dernières années, l’agriculture a connu un regain d’intérêt sur l’agenda
international avec l’explosion récente des investissements fonciers (trans)
nationaux dans des projets (agro)industriels à grande échelle. Les terres
deviennent un objet de convoitise à l’échelle planétaire de la part de divers
acteurs, allant des grandes multinationales aux gouvernements en passant par
le secteur financier et les élites nationales. Toutefois, cette ruée sur le foncier
à l’échelle mondiale, souvent présentée comme favorable au développement
rural, constitue une nouvelle vague agressive « d’accaparement des terres »
mettant en péril le devenir de l’agriculture paysanne.

Accaparer la terre, détruire l’agriculture paysanne

Il s’agit d’un phénomène d’ampleur mondiale par lequel les élites du capital,
mues par une faim insatiable de profits, capturent l’accès à la terre, l’utilisation
de celle-ci et les bénéfices liés à l’exploitation de la terre et autres ressources
naturelles au détriment des populations rurales les plus vulnérables. Tel que
conceptualisé par Timothé Feodoroff dans le premier article, l’accaparement
est à comprendre fondamentalement comme un accaparement du contrôle
physique de la terre et des ressources qui y sont associées telles que l’eau, le
sous-sol, etc. avec les bénéfices liés à leurs utilisation, ainsi que le pouvoir
de décider comment et à quelles fins ces ressources peuvent être utilisées
maintenant et à l’avenir.

Les moteurs de cette vague d’accaparement vont au-delà de la simple
flambée mondiale des prix de 2007-2008 et s’enracinent dans le contexte
des dynamiques du régime agro-alimentaire néolibéral, tel que l’explique
Valérie Potvin dans le second article. À l’heure où les logiques du paradigme
néolibéral dictent la production et la distribution alimentaires et de
multiples crises éclatent, les pressions sur les terres s’en trouvent accrues
par divers mécanismes. La prédominance de ces logiques entraîne aussi un
changement draconien dans l’emploi du foncier, d’une utilisation dirigée
vers la consommation nationale et les marchés locaux vers des utilisations
à large échelle et forte intensité capitalistiques, insérées dans les circuits
mondiaux. La terre est transformée au bénéfice de projets agro-alimentaires,
agro-industriels, industriels, ou encore liés à l’expansion urbaine.

Ces reconfigurations l’emportent sur les significations, utilisations et
systèmes de gestion foncière enracinés dans le contexte local. Le foncier, avec
les ressources naturelles qui y sont rattachées, en particulier l’eau, devient
une marchandise comme les autres. Dans ce processus de marchandisation,
la terre, par essence immobile, devient ironiquement aussi mobile que
les autres biens. Rose-Anne St-Paul analyse dans le troisième article
comment les accaparements s’appuient et véhiculent une conception monoéconomique
de la terre écrasant les agricultures paysannes et le pluralisme
des approches foncières. Derrière la ruée vers les terres et les investissements
fonciers à large échelle, se profile un modèle économique et des structures
qui mettent directement en péril le devenir des agricultures paysannes.

Un phénomène aux dimensions multiples

L’accaparement des terres est un enjeu international et une réalité qui touche
les communautés rurales à travers le monde. Les récits de la deuxième partie
proviennent des quatre continents – Afrique, Europe, Amérique Latine,
Asie – et s’articulent autour de différents thèmes – résistance, perspective
historique question féminine. Il s’agit d’un modeste tour d’horizon de la
complexité des formes sous lesquelles se présente l’accaparement et des
enjeux.

Il génère une cascade d’effets négatifs sur la vie de millions de personnes,
compromettant droits humains, souveraineté alimentaire et résilience
écologique, entre autres. Les effets sont d’autant plus dramatiques que
l’accaparement va bien souvent au-delà d’une seule saisie foncière simple,
mais dépossède du contrôle sur d’autres ressources naturelles, sur lesquelles
sont fondés les moyens de subsistance. L’article de Judith Bouniol, qui
survole trois cas d’accaparement en Roumanie, explore comment ces derniers
contribuent directement à l’affaiblissement des dynamiques humaines en
milieu rural, et ne sont pas une forme d’investissement répondant aux
besoins des communautés à long terme. Le rôle moteur des politiques de
l’Union Européenne, en particulier les juteuses subventions à l’hectare,
y est souligné. Dans le cinquième article, Myriam Minville note le rôle
actif de l’État comme facilitateur en Afrique de l’Ouest, ainsi que celui des
élites nationales. Aussi révélateur, les accaparements prennent avantage de
l’ambigüité dans le chevauchement des régimes fonciers, entre les systèmes
coutumiers et modernes.
Ces transactions ne vont pas sans une certaine résistance de la part des groupes
concernés en cas d’investissements fonciers à grande échelle. Les conflits liés
au contrôle des ressources naturelles explosent eux-aussi. L’article de Cécile
Famerée présente un cas d’accaparement dans la jungle péruvienne et vient
examiner la résistance, tirant quelques leçons stratégiques ; notamment,
la différence entre une tactique politique formulée en termes de justice
environnementale ou justice agraire, ainsi que l’importance de briser les liens
entre les élites locales et les investisseurs. Geneviève Talbot, dans le septième
article, développe une analyse de la mobilisation paysanne aux Philippines,
pour le renouvellement du programme de réformes agraires, en particulier
du rôle stratégique joué par les acteurs transnationaux. La réforme est perçue
par le mouvement paysan philippin comme un outil essentiel à la lutte
contre les accaparements.
La situation en Asie du Sud-Est est d’autant plus critique qu’elle s’enracine
dans des siècles d’inégalité et d’Histoire d’économie politique. L’acquisition
massive des terres s’inscrit souvent dans la continuité de modèles de production
– des régimes agro-alimentaires – qui se sont développés et structurés au fil
des époques. Une telle perspective est le sujet de Jean-François Bissonnette
dans son article portant sur les plantations d’huile de palme en Indonésie et
sur ce qu’il nomme le visage changeant d’une institution coloniale. Il souligne
la continuité d’un système reposant sur l’acquisition de vastes territoires
pour une production à grande échelle, soutenu par des élites politiques qui
privilégient systématiquement les grandes exploitations agro-industrielles au
mépris de la paysannerie. Producteurs et travailleurs voient tout contrôle
leur échapper. Le neuvième article, de Myriam Minville, sur les questions
de genre, se fait aussi le défenseur d’une perspective historique, pour l’étude
d’une question souvent négligée, celle de la Femme dans les problématiques
agraires. La contextualisation est cruciale afin de mieux comprendre les
conséquences des accaparements sur la Femme, le rôle qu’elle occupe dans
le développement agraire en général et afin d’éviter de créer des mythes et
fables féministes.

Contre l’accaparement, repenser l’investissement

Au coeur des discussions sur l’accaparement des terres réside le problème
de l’investissement. La question fondamentale serait la suivante : pourquoi
s’opposer aux investissements fonciers à grande échelle, et surtout, que
proposer à la place ? Loin d’être un détail technique, l’investissement s’insère
dans des choix politiques : choix du modèle de production et d’organisation
des économies rurales. Il est crucial, pour faire reculer les accaparements,
d’adopter un autre point de départ pour la réflexion, non pas en opposant
investissement et agriculture, mais en se réappropriant cette notion.
Les investissements fonciers à grande échelle ne représentent des exemples
d’investissement que dans le sens le plus strict du terme. Une réflexion
approfondie par Michel Merlet, dans le dixième article, qui se livre à une
déconstruction du sens donné au mot « investissement » et pose les jalons
pour une réinterprétation de ce dernier dénuée d’instrumentalisation.
Sylvia Kay, dans l’article suivant, poursuit sur la même lancée et explore
des formes « positives » d’investissement dans l’agriculture. Par les exemples
de la révolution agroécologique à Cuba et de la réforme agraire radicale au
Zimbabwe, démontrant la viabilité de différents régimes d’investissement,
est avancée une nouvelle perspective sur l’investissement ; celle de la
reconnaissance des petits agriculteurs comme les principaux investisseurs
dans l’agriculture.
Laurent Delcourt explore dans le douzième article diverses pistes pour
protéger ces derniers. Déconstruisant les fausses solutions des agences
internationales de développement – détruisant la paysannerie, mais de
manière responsable – il dessine les contours d’une réforme du système
agricole mondial fondée sur le droit et de politiques adaptées aux contextes
locaux, garantissant l’accès à la terre et assurant la protection des paysans face
aux marchés internationaux.

Enfin, dans le dernier article et non le moindre, Florence Kroff, Claire
Guffens et Philip Seufert déconstruisent le mythe de la bonne gouvernance
foncière en Europe face aux dynamiques de (re)concentration croissante des
terres agricoles, des accaparements et d’un manque d’accès aux terres. Ils
prônent une révision des investissements fonciers en Europe, en se fondant
éventuellement sur les Directives sur la Gouvernance Foncière de la FAO
pour repenser ces derniers.

Planète pas à vendre

La vague d’accaparement des terres, à voir comme la ruée mondiale du
capital vers les ressources naturelles, se heurte à un écueil de taille… la
planète n’est pas à vendre ! S’entêter à poursuivre dans le sens contraire, c’est
multiplier les conflits sociaux. La question de l’accaparement n’est pas un
débat théorique, mais s’inscrit avant tout dans une dimension humaine. De
nombreuses communautés sont engagées dans une lutte pour leur survie et
une résistance contre la dépossession causée par des investissements fonciers
à large échelle. La dernière partie leur rend brièvement honneur. Les deux
premiers documents sont des transcriptions de chansons utilisées lors de
campagnes de résistance. Le troisième est la poignante déclaration finale de
la Première Conférence sur l’accaparement des terres de la Via Campesina, le
mouvement paysan international.

Timothé Feodoroff
Agrarian Justice Programme, Transnational Institute (TNI)

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