Rouge Temps

 

Rouge temps

 

Par Ouanessa Younsi

 

Nous marchons

Nous marchons parce que le gravier, seul, est insuffisant. Nous marchons pour clamer, nous avons des cordes vocales aux jambes et nous refusons de reculer, de débaptiser les sentiers d’importance. Nous marchons parce que les murs sont des enclos; les instituts, des dérivés de bruits et de dollars braisés. Nous marchons parce que la justice n’est pas seulement une idée: elle a des mollets. Nous marchons, et avec un accent grave.

Nous marchons parce que nous rêvons, et cela est sain. Certes nous rêvons tous, mais peu rapportent leurs fragments de songes jusqu’au jour, peu les jugent nécessaires, indispensables à la vie grouillante. Peu savent que c’est dans les magmas d’étoiles que se dessinent branchages, constructions d’atomes. Le jour rampe, il est grège, à écrire, et nous avons des litres de soleil avec nous.

Nous marchons galvanisés, sachant pourtant que nos affiches, nos slogans, nos enjambées ne changeront pas le monde, et ceci nous déçoit. Mais nous marchons malgré tout, et des kilomètres de rivages avancent avec nous.

Nous marchons avec cette pensée puissante que la rue est une rivière, et nous débordons, les mains affranchies des tatouages qui ne nous appartenaient pas.
Nous marchons et nous créons des visages.

Nous revenons de beaucoup.

Nous revenons de longtemps.

Vivants

Entendez-vous? Nos morts s’apaisent. Nous sommes vivants. Corps à corps. Pied à pied. Indomptés par les fouets des matraques. Assez mangé nos molaires. Assez sucé nos moelles. Assez arraché nos yeux par des vitrines, vendant notre âme aux plus désespérés de l’offre spéciale. Crédit peau de peu. Rêves empalés vides. Assez de cire aux êtres. Une certaine idée marche mieux que des enchères, des supermarchés, des évasions fiscales. Les tournevis mesquins ne creusent plus nos cheveux.

Voyez-vous? Nos gorges brillent. Sortie de caverne. Je dis: sortie de caverne. Assez d’écrans dont nous ne maîtrisons pas les codes, les images, les reflets d’oxygène souillé. Et basta. La terre est chauve. Nous sommes ses racines. Assez cultivé de faux jardins. Assez arrosé le plastique. Assez nourri la poussière. Assez de pendaisons de pauvres. Nous voulons les visages que nous aurons semés. Nous voulons. Cela est déjà beaucoup. Cela est peut-être tout.

Touchez-vous? Notre cœur bat. N’est plus une montre anxieuse. N’est plus le cadran de votre main. Assez chanté le chantage. Nous sommes d’autres tambours. Nos propres pas, avec traces. Assez de théâtre. Nous parlons d’un temps que nous conjuguons. Des erreurs? Nous en faisons aussi. Mais nous les reconnaissons.

Goûtez-vous? Notre sueur. Son sang change. N’est-ce pas qu’elle est plus salée, plus sucrée, moins amère? Assez coulé. Nous n’acceptons plus les saignées. Nos remèdes sont des idées de sable. Pour l’engrenage. Assez de vie vertige. Lorsque les lois deviennent croches, nous sommes droits. Nous ne sommes plus respirés. Nous respirons. Surprenant? Aucune inquiétude. Nous nous habituons à vivre.

Humez-vous? Nos tussilages. Le printemps percutant les profits. Raz les médias. Raz les rues. Un parfum de bourgeons. Assez de blessés à l’âme. La lumière du réel dénonce l’illusion. Nous refusons désormais d’être des entonnoirs. Assez avalé. Nous n’avons qu’une soif, celle de créer. Nous sommes plusieurs à rêver mieux.

Comprenez-vous?

Nous sommes vivants

pour rester.

22 juillet 2012

Je suis à sang l’hôpital.

Les furoncles renversent les draps, épousent les coutures de l’être.

J’arrache le foie j’arrache les tentacules du soleil.

Je prie dans le sermon des couloirs, renversant mon sérum quotidien en des sceaux prisés de rendez-vous.

J’entends le murmure des miens dans la pugnacité de leur histoire.

J’entends leurs pas marcher sous mes pas, prolonger le carrelage où les fous se liquéfient.

Dans la perte du pauvre les maniaques reçoivent la paix en injection.

J’entends le souffle court des pavés, écrasés nuit après peu après tous, le roucoulement des matraques matamores l’ecchymose décollée.

J’entends les pas d’avant les pas.

Je suis à sec l’hôpital.

J’entends l’urgence du monde cogner les ombrages les nuques parmi les plissés les pétrins les mutilés les paquets de rivières.

Je reçois ma dose de continents, vastitude des corps en écharpe contre les roues de l’heure, contre l’essence imparable, mais dans la dure lignée des dégâts.

J’entends les malades suer avec les marcheurs:

nous sommes maintenant

nous sommes ici

en un grand arrachement de bitume et heureux

la sueur fraîche écarlate

au sommet des racines.

Je suis à feu l’hôpital mon cri s’écaille.

La fenêtre lutte pour deux ou trois pivoines aux pistils certains.

Je ressors nos cadavres.

Quelqu’un mâche l’arrière du décor, met des cartes sur les grèves, comme si la vie se crispait près des rebords.

Autrement belles les pupilles se dégonflent, collapsus de l’ivresse.

Je demande un climat volontaire, où les fous mangent à la table de tous.

Quelqu’un s’ouvre les veines, quelqu’un l’en empêche, plusieurs empêchent d’empêcher: meurtres indifférenciés de la piastre dans la nullité d’être-au-monde des rebuts.

Je suis l’hôpital dans la paume du délire.

Les pieds dans mes mains je croque une histoire de gueule ouverte, je traverse cabanes pancartes abattoirs.

Je parle d’yeux crevés les nôtres

je parle de balles en plastique les leurs

je parle de barreaux dans l’imprimé des jours

je parle de fausses craies

en une déchirure de papillons familiers

je parle d’espérance garrochée

sur des chemins de fougères rouges

l’asphalte sonne les cloches

nous n’avons plus honte de nos rêves

le rire est une trêve molle mais pigmentée

la lune n’est pas une chaise pliante

nous croyons aux couleurs.

nous sommes peut-être peu

nous sommes beaucoup

à être peu.

N’est plus le temps

« t’en souviens-tu, Godin

qu’il faut rêver aujourd’hui

pour savoir ce qu’on fera demain? »

– Gérald Godin

N’est plus le temps des apatrides
des poqués des biens nulle part
des par défaut des sans récit
qui pissent leurs squelettes
dans la pâleur d’être pauvres
poinçonnés du prénom
amputés de visage

N’est plus le temps de périr
en d’autres corps que les nôtres
n’est plus le temps de quêter
please un peu de peau pour nos enfants
n’est plus le temps d’attendre
des pupilles en nos yeux
il y a des doigts dans nos doigts

N’est plus le temps des bouffons
du Beaver Club et de Sagard
arrachant notre sang
pour pomper des pipelines
qui sucent nos racines
car leur monnaie s’effiloche
les morts n’ont pas d’argent

N’est plus le temps d’être en retard
sur nous-mêmes
nos mots ont une longueur d’avance
sur l’histoire

Mon accent est grave
assez de nuits beurrées d’ecchymoses
assez de gratte-ciels
qui harponnent nos étoiles
assez d’un pays en piñata
assez de lys en plastique
je veux que notre langue dure
dans l’urgence du monde

Est un temps d’appartenance
dans l’urgence de survivre
je revendique
en batèche de bataille
des chicoutais plein les reins
des mamelons d’éoliennes
des cuisses en estuaires
car le fleuve nous agrandit
nos bras sont des oies affamées
nos pas sont des plaques tectoniques
en un brouhaha de bouleaux jaunes
le soleil m’est convaincant
je veux naître du cran
des perce-neiges
je veux retenir nos poèmes
de tomber

Est un temps d’espérance
dans l’urgence de dire
nous sommes
de Bas Saint-Laurent
nous sommes
de Hautes Laurentides
étourdis du tour du Lac Saint-Jean
arc-boutés abitibiés
comme une danse en ligne
au nez de la puissance
pour un salut sans militaire
à l’île verte des départs
défricher ensemble
ce chemin jusqu’à nous

L’histoire est un vent qui ne souffle pas souvent
attachons notre sang
l’avenir a besoin d’épaules

Nous ne rendrons pas les ailes.

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