Drapeau noir sur carré rouge : les anarchistes et la grève étudiante de 2012

Drapeau noir sur carré rouge : les anarchistes et la grève étudiante de 2012[1]

Par Francis Dupuis-Déri[2]

«Peut-être ne le savez-vous pas, mais les anarchistes sont très actifs au Québec», déclarait un chroniqueur du Journal de Montréal en mai 2012, soit en plein cœur de la plus grande et plus longue grève étudiante de l’histoire du Québec[3]. «On y a même vu un enfant d’environ 10 ans, en pyjama, brandissant un grand drapeau rouge et noir, symbole anarcho-communiste ou anarcho-syndicaliste», rapportait un journaliste de La Presse qui couvrait à Montréal les manifestations de casseroles[4]. Les commentaires médiatiques au sujet des anarchistes adoptaient un ton plutôt critique, puisqu’il s’agissait de dénoncer leur influence prétendue au sein des associations étudiantes, ou plus globalement sur l’ensemble de la société québécoise. Le chroniqueur conservateur Mathieu Bock-Côté signait ainsi un texte dans Le Journal de Montréal, intitulé «Un extrémisme destructeur», où il avançait que «[l]a crise actuelle offre à l’anarchiste un théâtre inespéré». Selon son diagnostic, «l’anarchisme radical» (rien de moins !) «attire des personnalités troubles. Des intoxiqués idéologiques[5]». Même dans le courrier du cœur du Journal de Montréal s’exprimaient des critiques contre «une minorité d’enfants-rois [qui] prône la violence, la désobéissance civile, la révolte et l’anarchie[6]

Alors que les médias s’enflammaient au sujet de la présence de «violents» anarchistes dans les manifestations étudiantes, Louis Fournier, un syndicaliste auteur d’un ouvrage sur le Front de libération du Québec (FLQ), et aussi ex-président de la Presse étudiante nationale, signait une lettre ouverte dans Le Devoir où il déplorait que «les groupes politiques radicaux […] font du noyautage au sein de la CLASSE [Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante], à commencer par les anarchistes qui semblent y exercer une grande influence. C’est le cas notamment de l’Union communiste libertaire, un groupuscule anarchiste qui agit dans la quasi-clandestinité.» Selon lui, la coalition étudiante est hantée par «la vieille utopie anarchiste et ses illusions. Chez certains jeunes, l’anarchisme semble avoir pris la relève du bon vieux “marxisme-léninisme”, populaire ici à la fin des années 70 et au début des années 80[7].» Un membre de l’Union communiste libertaire (UCL) a répliqué dans Le Devoir par une lettre intitulée «À propos de “l’anarchisme” de la CLASSE[8]». Louis Fournier a riposté dans Le Devoir par une nouvelle lettre, intitulée «Oui, un manifeste “anarchisant”», où il condamnait encore une fois «l’UCL et d’autres sectes anarchistes» et «la CLASSE et ses amis anarchistes», pour ne pas prendre au sérieux la question nationale, les élections et les syndicats[9].

Au-delà du mouvement étudiant, les médias débusquaient des anarchistes parmi les enseignants au collégial. Sous le déguisement du célèbre AnarchoPanda se cachait Julien Villeneuve, qui enseigne la philosophie au cégep de Maisonneuve, et qui défilait en costume de panda lors des manifestations à Montréal[10]. Pour sa part, David Gagnon, qui enseigne le français au cégep de Ste-Foy, a été interpellé à la suite d’une bousculade à l’Hôtel de ville de Québec, et il s’est présenté comme un «anarchiste convaincu» au journal Le Soleil. D’autres professeurs et chargés de cours associés à l’anarchisme ont déclaré publiquement leur sympathie pour le mouvement, dont Anna Kruzynski et Norman Nawrocki de l’Université de Concordia, et Normand Baillargeon et Marc-André Cyr de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)[11].

Les anarchistes semblaient à ce point partout que deux ex-premiers ministres du Québec ont senti le besoin de s’en dissocier publiquement. Bernard Landry précisait ainsi, en référence au mouvement étudiant : «Sur le fond des choses, je suis plutôt sympathique à leur cause. Mais quand les dérives anarcho-communistes ont commencé, là je suis devenu moins enthousiaste[12].» Dans le même esprit, Lucien Bouchard, en évoquant ses années comme étudiant, s’est disculpé par ce témoignage : «j’étais plutôt un gars d’ordre. Je n’étais pas un anarchiste. Je n’avais pas beaucoup de goût anarchique[13].» Personne n’en avait jamais vraiment douté… Pour sa part, l’acteur Claude Legault s’est excusé d’avoir déclaré publiquement, sous le coup de la colère contre le gouvernement, que «les étudiants» devraient «décâlisser des bagnoles à l’envers parce qu’on ne les écoutent pas». Dans son message de contrition, il déclarait : «Je ne suis pas un casseur… Je ne suis pas un anarchiste… Je ne suis pas un violent[14]».

Dans les médias, les anarchistes ont surtout été associés à la «casse», soit la violence et l’intimidation, et aux images de vitrines de banque fracassées, de voitures de la police renversées, d’incendies allumés au centre ville de Montréal, et d’affrontement avec les policiers. Le Journal de Montréal a ainsi publié en première page la photo d’une femme portant un drapeau noir et marchant masquée et tout de noir vêtue dans un Black Bloc. «Qui sont ces anarchistes?», titrait le quotidien sur cette photo[15]. Même l’enseignant au cégep de Ste-Foy qui s’est confié au journal Le Soleil après son arrestation à Québec évoquait cette question : «[l]es principes qui sont à la base de l’anarchisme sont avant tout des principes de respect les uns des autres. […] Moi, je suis un non-violent, la plupart de mes amis anarchistes sont des non-violents aussi, mais je ne vous cacherai pas que, comme dans tous les milieux, il y a des gens qui prônent la violence chez les anarchistes, comme il y en a chez les capitalistes[16]».

Au-delà de la question de la «violence», l’anarchisme a une logue histoire politique et philosophique. L’anarchisme propose du même souffle une critique radicale de toutes les structures inégalitaires d’autorité politique et d’exploitation économique, et un projet de (re)fondation des communautés et collectivités de manière autonome, et sur des bases libertaires, égalitaires et solidaires. Ce mouvement prend racine dans le mouvement ouvrier révolutionnaire européen au XIXe siècle, soit dans les syndicats, mais aussi chez les individualistes qui cherchent à vivre l’anarchie «en dehors» de la société. Déjà à l’époque, les anarchistes luttaient pour de meilleures conditions de travail et de vie pour les classes laborieuses, mais pas uniquement. On retrouvait aussi les anarchistes en lutte contre la cruauté envers les animaux (dès la fin du XIXe siècle), ou encore pour la liberté sexuelle, ce qui signifiait alors de critiquer la prostitution tout comme le mariage (forme légale de prostitution), et de dénoncer la criminalisation de la contraception et de l’homosexualité (et donc parfois de se retrouver en prison pour atteinte aux bonnes mœurs). Les anarchistes dénonçaient aussi la criminalisation de la dissidence, et pratiquaient l’objection de conscience et le refus de servir dans l’armée, le végétarisme, le nudisme. De plus, les anarchistes ont souvent rejoint les mobilisations de différents mouvements sociaux revendiquant plus de justice, de liberté, d’égalité et même de droits, comme les mouvements des syndicats, des féministes, des pacifistes et des antimilitaristes, des antiracistes et des antifascistes, et les mouvements étudiants.

Depuis toujours, les anarchistes ont aussi prôné et pratiqué une éducation mixte et progressiste, accessible à tout le monde, en particulier les personnes issues des classes défavorisées. Il n’est donc pas si surprenant de retrouver des anarchistes dans la grève étudiante et le mouvement populaire qui l’a accompagné. Je ne prétends pas ici proposer une analyse des enjeux qu’a pu soulevé la présence anarchiste pendant la grève étudiante, mais plus simplement un survol rapide des diverses expressions de cet anarchisme, conscient par ailleurs que chaque cas mériterait une attention particulière, et que bien des expériences anarchistes resteront à jamais ignorées des études sur la grève. Avant de débuter, un petit retour sur la résurgence de l’anarchisme avec le mouvement altermondialiste, à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

Contexte

 

Depuis le début des années 1980 en Occident, si non avant,le rapport de force politique est en faveur de la droite. Même les partis se disant socialistes ou sociaux-démocrates ont abdiqué devant les «lois du marché» et adopté des politiques d’austérité. Les mouvements sociaux progressistes sont sur la défensive, tentant de protéger des acquis et gérant à l’interne des crises de légitimité et une baisse de l’engagement et privilégiant la concertation auprès de l’État et du patronat. À l’extrême gauche, les groupes et partis communistes ont plus ou moins perdu leur capacité de mobilisation, suite à la chute du bloc soviétique. Des groupes autonomes autochtones, féministes, écologistes et homosexuels (comme ACT UP!, qui luttait contre le SIDA) ont continué à se mobiliser en fonctionnant de manière égalitaire et en pratiquant l’action directe. Dans le débat public, le discours contre le néolibéralisme et la mondialisation s’est amplifié, alors que des mobilisations en Occident ou hors de l’Occident ont attiré l’attention et stimulé l’espoir politique : soulèvement des zapatistes au Chiapas en 1994; Marche du Pain et des roses des féministes québécoises en 1995; manifestations contre le Forum économique mondial à Davos, en Suisse; Marche européenne contre le chômage; campagne «No Border» contre les politiques racistes en matière d’immigration; Marche mondiale des femmes et contestation populaire contre la crise politique et financière en Argentine, en 2000.

Au Québec, quelques mobilisations pratiquant la désobéissance civile et même des affrontements avec les forces policières vont marquer les esprits, dont celle de la Coalition Y et le blocage du Complexe G à Québec, la manifestations contre Human Life International à Montréal, le Commando bouffe à l’hôtel Reine Élizabeth de Montréal, la manifestation contre le Sommet du G20 à Montréal, chargée par la police. Les groupes associés aux mobilisations plus radicales sont alors, entre autres, SalAMI, le Comité des sans emplois, le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) et Démanarchie, qui publiait un journal du même nom, et le Mouvement pour le droit à l’éducation (MDE) du côté étudiant.

Voilà qu’émerge un nouveau sujet politique, le mouvement «antimondialisation», qui se nommera «altermondialiste» à partir de 2003, et qui vibrera au rythme des forums sociaux à Porto Alegre, et de contre-sommets plus ou moins turbulents comme à Seattle en 1999, à Prague en 2000, à Québec et à Gênes en 2001, en France, à Thessalonique et à Cancun en 2003, en Écosse en 2005, en Allemagne en 2007[17]. Si ce mouvement est d’abord constitué par des syndicats et des organisations non gouvernementales, y compris religieuses comme Oxfam, il est aussi fortement marqué par l’engagement d’anarchistes ou d’activistes qui mettent en pratiques les principes d’organisation et d’action qui relèvent de l’anarchisme. L’anarchisme est alors identifié comme une menace à la sécurité publique par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), dans son rapport L’antimondialisation, un phénomène en pleine expansion, publié avant le Sommet des Amériques à Québec en avril 2001[18]. «Si les anarchistes veulent détruire la démocratie, nous ne les laisserons pas faire[19]», menace pour sa part le Premier ministre du Canada Jean Chrétien lors du Sommet du G8 à Gênes en juin 2001, suite à des affrontement très violents entre la police et les altermondialistes, et qui fait un mort du côté de ces derniers. Au fil des années 2000, les anarchistes au Québec vont participer aux mobilisations anticapitalistes, comme celles contre le G8 en 2002 à Ottawa, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Montréal en 2003, le Sommet Partenariat pour la sécurité et la prospérité (PSP) à Montebello, en 2007. Les féministes radicales (Les Sorcières, par exemple), les queers (Les Panthères roses, entre autres), des groupes écologistes (La Mauvaise herbe, par exemple), les forces antifascistes et antiracistes (Anti-Racist Action [ARA], Red Anarchist Skinheads [RASH], Mother Sisterhood) et les groupes de solidarité avec les personnes immigrantes  (la Commission populaire, Personne n’est illégal, Solidarité sans frontières) ou avec les Autochtones, participent aussi et de manière pus ou moins affirmée de cette mouvance anarchiste[20].

La diversité de cette mouvance au Québec confirme les observations de Thomas Ibanez, un anarchiste actif en France en Mai 68, avant de retourner en Espagne et d’y militer à la Confédération nationale du travail (CNT). Il constate que l’imaginaire anarchiste des années 1960 traçait une filiation historique avec la Commune de Paris (1971), la révolution en Russie (1917) et la révolution espagnole (1936-1939), alors que les anarchistes d’aujourd’hui se sentent plutôt en lien avec la révolte étudiante de Mai 68, et surtout les mouvements de résistance au néolibéralisme, y compris du côté des luttes indigènes (Zapatistes) et des contre-sommets. L’identification solidaire ou les alliances sont beaucoup plus courantes avec les «nouveaux mouvements sociaux» également en lutte de résistance. Il parle alors de «néo-anarchisme» pour désigner ce mouvement qui, bien plus que la génération précédente, entretient «un rapport différent envers la tradition anarchiste d’une part, et envers les mouvements antagonistes [féminisme, écologisme, etc.] extérieurs à cette tradition d’autre part. […] En bref, l’identité anarchiste contemporaine n’est plus tout à fait la même que celle d’antan, et elle ne peut pas être la même, parce que […] les luttes des Nouveaux mouvements subversifs […] se retrouvent incorporées, en partie, dans l’anarchisme[21]».

À l’occasion du Sommet du G20 à Toronto, en 2010, la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) réapparait, après s’être dissoute en 2006 (elle s’était formée en 2000 pour organiser les mobilisations contre le Sommet des Amériques à Québec, en 2001). En plus des féministes radicales et des queer, entre autres, plusieurs étudiantes et étudiants participaient à la mobilisation de la CLAC, qui sera identifiée à la «casse» et au Black Bloc. À Toronto, on s’étonnera de la puissance de l’anarchisme made in Québec. Preuve de ce dynamisme, la police de Montréal annonçait à l’été 2011 l’existence d’une groupe d’enquêteurs nommé Guet des activités des mouvements marginaux et anarchistes (GAMMA), associé à la Division du crime organisé. À ce moment se met en place, au centre ville de Montréal et à Québec, les campements urbains du mouvement Occupy, aussi connu sous le nom des «Indignés», qui prétend représenter 99% de la population face au 1% les plus riches, et qui dénonce le fonctionnement du capitalisme. Non hiérarchique, autonome et fonctionnant sur le mode de l’assemblée générale, Occupy apparaît pour plusieurs comme l’expression d’une joyeuse anarchie, même si les anarchistes s’en désintéressent, en raison de certaines incohérences et d’un discours trop sympathique — et naïf — à l’égard de la police.

À l’aube de la plus grande et de la plus longue grève de l’histoire du mouvement étudiant au Québec, l’anarchisme était donc dynamique et diversifié au Québec, à tout le moins à l’extrême gauche du spectre politique. Le Salon du livre anarchiste de Montréal, qui se déroule tous les mois de mai, est considéré comme le plus important en Amérique du Nord. Il est couplé à un Festival de l’anarchie, qui propose des spectacles pendant tout le mois de mai.

L’anarchisme et la grève étudiante de 2012

Pour mieux saisir la place des anarchistes dans la grève étudiante de 2012, je vais m’inspirer en partie du texte de Rémi Bellemare-Caron «Les anarchistes et le mouvement étudiant», publié dans l’ouvrage collectif Nous sommes ingouvernables : Les anarchistes au Québec aujourd’hui (Lux, 2013). L’auteur est lui-même étudiant à la maitrise en science politique à l’UQAM, membre de l’UCL et syndicaliste. Il rappelle d’abord que les anarchistes ont toujours milité pour une éducation accessible à tous et à toutes[22], même si cette mémoire n’est pas nécessairement vivante. Il rappelle aussi qu’après la grande grève étudiante de 2005 s’est formé le Regroupement des Anarchistes en Milieu Étudiant (RAME), qui cherchait à mettre en liaison les anarchistes des divers établissements d’enseignement. Cette expérience se poursuivra quelques années, avant d’être abandonnée.

Certes, les revendications principales des forces majoritaires du mouvement étudiant québécois ne sont pas révolutionnaires : elles ne proposent pas la séparation de l’éducation et de l’État, ni de refonder les établissements d’enseignement sur une base autogestionnaire, ni d’abolir la hiérarchie entre les professeurs et les étudiants, ni d’en finir avec les disciplines ou les cours qui justifient et glorifient le libéralisme, son mode de fonctionnement et son mode de gestion. Par exemple, l’UQAM, identifiée comme un bastion du radicalisme étudiant et de la pensée progressiste en général, compte 30% d’étudiantes et d’étudiants dans les programmes de gestion, sans compter des disciplines orientées en grande partie vers les institutions officielles et qui en forment les cadres de demain, ou qui proposent très souvent des approches normalisatrices, comme les sciences juridiques, la science politique, le travail social et sexologie. Mais Rémi Bellemare-Caron rappelle que «bien que les anarchistes se revendiquent la plupart du temps comme “révolutionnaires” […], cela ne les empêche pas de lutter quotidiennement au sein d’organisations qui n’ont pas les mêmes objectifs à moyen et à long terme», y compris les associations étudiantes. De plus, et cette remarque est importante, les anarchistes sont souvent autre chose que simplement des anarchistes. Des anarchistes travaillent pour un salaire ou sont au chômage, sont locataires et aux études. Les anarchistes peuvent donc s’engager dans des activités politiques liées à des sphères d’activité propres à leur catégorie sociale; c’est le cas des grèves étudiantes, lorsque les anarchistes fréquentent des établissements d’enseignement pour y enseigner ou y étudier.

De plus, le mouvement étudiant n’est pas homogène, loin s’en faut, en termes de processus de prise de décision, de modes d’action et de revendications, et les anarchistes peuvent se sentir des affinités avec certaines tendances plus radicales. À la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et à la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), le processus de prise de décision est plutôt centralisé, l’exécutif et la direction ayant une grande marge de manœuvre, alors que la base et les assemblées locales ont moins d’influence. En termes d’actions, on y reste par principe hésitant face à la grève, préférant le lobbying ou les manifestations légales et paisibles. Enfin, leurs revendications sont plus modérées, allant parfois jusqu’à accepter une hausse des droits de scolarité. À l’inverse, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) s’identifie au «syndicalisme étudiant de combat». Les assemblées locales et la démocratie directe sont très influentes, ce qui limite l’autonomie de l’exécutif et des porte-parole. Comme le remarque Rémi Bellemare-Caron, «[e]n ce sens, la forme d’organisation s’inspire des principes chers aux anarchistes que sont le fédéralisme et la délégation, plutôt que d’une structure hiérarchique traditionnelle où les personnes siégeant sur les plus hautes instances prennent les décisions pour ceux et celles qui sont à la base. Ainsi les associations étudiantes les plus progressistes fonctionnent selon des processus décisionnels assez proches de ceux des anarchistes.» En termes d’actions, la grève est espérées et encouragée par principe, ainsi que les actions de perturbation. La diversité des tactiques, une notion développée par la CLAC lors des mobilisations contre le Sommet des Amériques en 2001, est respectée. Enfin, les revendications sont plus radicales, évoquant par exemple la gratuité scolaire. Des anarchistes qui étudient dans des cégeps ou des universités peuvent alors se sentir des affinités avec l’ASSÉ, qui formera la CLASSE pendant la grève de 2012. D’ailleurs, Louis-Frédéric Gaudet et Rachel Sarrasin notent, dans «Fragments d’anarchisme au Québec (2000-2006)»[23], que le dynamisme particulier du mouvement étudiant au Québec serait en partie responsable du dynamisme de l’anarchisme (et vice-versa, pourrait-on dire, même si cela paraît un raisonnement circulaire).

Faut-il alors prendre au sérieux l’accusation lancée aux anarchistes d’avoir noyauté le mouvement étudiant? Face à la polémique, l’UCL a publié un communiqué précisant que

«les anarchistes – comme les féministes radicales – sont bien et bel [sic.] une partie intégrante de la lutte étudiante. En fait, il n’y a rien de très surprenant dans cette participation : les personnes se revendiquant de l’anarchisme ont pris part aux luttes sociales de leur époque depuis 1860, et ce aussi bien en Europe, en Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie! Plus concrètement, en ce qui concerne le mouvement étudiant québécois, notre action est similaire à celle de bien d’autres militants et militantes : participation à des assemblées générales, manifestations, actions symboliques et de désobéissance civile, animation de réunions, d’assemblées, d’ateliers de formation, de conférences. Notre approche n’est pas d’imposer des pratiques ou de “noyauter” des organisations en obtenant des postes de pouvoir (ce qui serait contraire à nos principes). Il s’agit plutôt de défendre la démocratie directe, insister sur le partage des connaissances et des responsabilités, inculquer une méfiance des dirigeants (étudiants ou autres), promouvoir une vision non-corporatiste de la lutte en allant au-delà de la défense des intérêts strictement étudiants, etc.[24]»

Il ne faut pas croire, cela dit, que l’anarchisme est la seule idéologie qui s’exprimait dans les fédérations, associations et autres organisations étudiantes : on y trouve aussi, bien évidemment, des marxistes de diverses tendances, mais aussi des membres de partis politiques, dont le Parti québécois (PQ), Québec solidaire (QS), Option nationale (ON) et le Nouveau parti démocratique (NPD). On y croise enfin des féministes, des queers et des écologistes, qui toutes et tous peuvent aussi être anarchistes ou sympathiques à l’anarchisme.

Par ailleurs, des anarchistes militent aussi dans les nombreux comités autonomes de mobilisation, dont les Comités d’action politique (CAP), mis en place en marge des associations officielles. Les anarchistes peuvent alors participer à des mobilisations collectives, des actions directes et à l’organisation d’évènements comme des ateliers de discussion ou des présentations de films politiques. D’autres enfin se retrouvent dans des collectifs autonomes comme Force étudiante critique, qui valorise la démocratie directe et les assemblées générales, et dénonce le «centralisme démocratique» et l’obsession médiatique envers l’«opinion publique» de certains élus de l’ASSÉ et de la CLASSE. De plus, les anarchistes qui étudient peuvent militer hors du cadre du mouvement étudiant, soit dans des organisations qui portent un projet qui concorde mieux avec leurs principes.

Enfin, des anarchistes qui ne sont pas aux études peuvent aussi s’inviter dans les mobilisations étudiantes. C’est d’ailleurs ce dont semblaient se préoccuper les forces policières, qui feignaient de distinguer les bons manifestants, soit les vrais étudiants, des mauvais manifestants, soit les anarchistes accusés de venir parasiter un mouvement dont ils seraient étrangers. À noter pourtant que d’autres se sont invités dans les mobilisations du mouvement étudiant, dont les militantes et militants de Québec solidaire, y compris la candidate Françoise David et le député Amir Khadir (qui a d’ailleurs été arrêté dans une manifestation à Québec), la cheffe du Parti québécois Pauline Marois, qui a pris la rue avec des casseroles, et bien des professeurs et des syndicalistes. Si toutes ces personnes n’étaient pas aux études, la police ne leur reprochait pas de s’inviter dans le mouvement étudiant…

Émeutes et Black Blocs

Les anarchistes ont été associés aux actions les plus perturbatrices du mouvement, y compris des émeutes, comme la manifestation contre le Salon du Plan Nord au Palais des Congrès à Montréal, et celle contre le Conseil général du Parti libéral à Victoriaville, mais aussi la manifestation contre la brutalité policière du 15 mars 2012 et celle de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) du 1er Mai, deux évènements auxquels ont participé des milliers d’étudiantes et d’étudiants, et bien des anarchistes. De plus, un appel à joindre un «Contingent anarchiste contre la Loi spéciale» a été diffusé en prévision d’une manifestation contre la Loi 12, une loi spéciale qui limitait le droit de manifester et l’autonomie des associations étudiantes et des syndicats.

Alors, est-ce que les anarchistes détournaient l’attention d’un mouvement légitime par des actions spectaculaires mais violentes, qui incommodaient l’opinion publique? En réponse à cette polémique, un Manifeste du carré noir a circulé sur le site Web du Centre des médias alternatifs du Québec (CMAQ) et a été repris dans Casse sociale, le journal de RASH. Ses signataires, «des anarchistes parmi d’autres», déclaraient :

«Nous sommes étudiant-e-s. Nous sommes travailleuses et travailleurs. Nous sommes chômeur-e-s. Nous sommes en colère. Nous ne récupérons pas une grève. Nous sommes dans le mouvement depuis le début. Une de ses formes au même titre qu’une autre. […] Nous n’infiltrons pas les manifestations, nous aidons à les organiser, nous les rendons vivantes. Nous ne sabotons pas la grève, nous en sommes partie intégrante, nous aidons à l’organiser, nous faisons battre son cœur. […] Nous opposons le principe de la solidarité au mythe de l’unité qui sévit dans l’imaginaire de nos contemporain-e-s — les intérêts des québécois-e-s ne sont pas uniques et homogènes. L’unité d’un mouvement est-elle vraiment souhaitable? Ne prend-il pas sa force justement dans le fait qu’il soit diversifié, que certains soient prêts et prêtes à prendre plus de risques et se protéger en conséquence?[25]»

Quelques précisions s’imposent ici, inspirées d’observations lors de manifestations : certes, des anarchistes ont sans aucun doute mené des actions directes, soit fracassé des vitrines de banque, vandalisé des véhicules de police et affronté les forces policières. Mais une fois de plus, d’autres que les anarchistes ont pratiqué la turbulence, comme en témoignait la présence sur la ligne de front de quelques drapeaux communistes et de plusieurs drapeaux du Québec ou des patriotes. J’ai même vu, lors d’une manifestation nocturne à Montréal, un Black Bloc de quelques personnes qui n’avait pour tout drapeau qu’un fleur-de-lysé, ce qui semble incompatible avec l’anarchisme et tendrait à indiquer que la tactique du Black Bloc a été récupérée par des agitateurs de diverses allégeances politiques, y compris des souverainistes.

De plus, si la représentation de l’anarchiste évoque le plus souvent un «casseur», il semble qu’il y avait en fait plusieurs «casseuses», même si l’identité sexuelle est souvent incertaine lorsque la personne est toute de noir vêtue et masquée. Un discours queer revendique d’ailleurs la tactique du Black Bloc comme moyen de troubler la différence binaire de sexe[26]. La participation importante des femmes dans les Black Blocs pourrait s’expliquer en rappelant l’influence des femmes depuis plusieurs années dans les mouvements sociaux en général, et dans le mouvement anarchiste en particulier. Elles comptaient pour environ 60% des personnes ayant visité le Salon du livre anarchiste de Montréal, en mai 2012. De plus, la hausse des droits de scolarité devait frapper plus durement les femmes, puisqu’elles ont en général moins d’argent que les hommes, ce qui réduit leur capacité de payer des droits de scolarité élevés, mais aussi de rembourser par la suite des prêts étudiants. Enfin, les femmes ont été à l’avant-scène un peu partout dans ce conflit social. Le gouvernement libéral a confié la gestion de la crise à deux femmes, les ministres Line Beauchamp et Michèle Courchesne. Au fil de la grève, les femmes se sont retrouvées majoritaires aux postes de porte-parole officielle du mouvement étudiant. La cheffe du principal parti d’opposition était une femme (Pauline Marois). Même la répression policière a une femme comme symbole, soit l’agente 728 du Service de police de la ville de Montréal (SPVM). Pourquoi, alors, l’anarchiste ne serait pas une femme (ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus de collectifs anarchistes composés uniquement d’hommes, ou que la misogynie ou les violences sexuelles ont disparu du milieu anarchiste[27]) ?

Bref, pourquoi le «casseur» ne serait pas une «casseuse» ?

Par ailleurs, plusieurs anarchistes n’ont évidemment jamais participé à des affrontements avec les forces policières ou pratiqué le vandalisme. Lors d’actions non-violentes, il était possible de jouer de références à la violence, mais de façon purement symbolique. Ainsi, des femmes qui défilaient nues dans les rues de Montréal, lors de maNUfestations, avaient le visage couvert d’une cagoule noire. Elles protégeaient ainsi leur identité tout en présentant l’image d’une Black Bloc improbable, puisque la nudité évoque la vulnérabilité et la cagoule noire le potentiel de violence (à tout le moins dans le discours de la police et des médias, mais aussi dans une certaine iconographie anarchiste). Mêmes des manifestations qui comptaient surtout des anarchistes se sont déroulées de manière paisible, comme lors de marches devant les pénitenciers à Montréal pour exprimer une solidarité envers les prisonnières et dénoncer la criminalisation de la dissidence.

Autonomie

La présence anarchiste n’était pas limitée au mouvement étudiant institutionnalisé, soit ces assemblées générales et ses manifestations. Des organisations anarchistes ou anarchisantes ont exprimé, dans leurs publications par exemple, un bel enthousiasme face à la mobilisation étudiante et à la lutte populaire. Ainsi, la CLAC, le RASH, l’UCL et Les Sorcières ont publié des journaux qui avaient pour thème principal la grève étudiante, ou qui y faisaient référence à plusieurs occasion. Le journal Tout d’un coup, de la CLAC, proposait un article sur Mai 68, un autre sur la grève sociale, un lexique sur la grève étudiante, une analyse de la place des féministes et des queers dans la mobilisation, etc. Le numéro de Casse sociale, du RASH, paru à la fin du printemps 2012, discutait des émeutes étudiantes et du Black Bloc. Le numéro 33 de Cause commune, de l’UCL, parlait du mouvement étudiant et des perspectives anarchistes sur l’éducation.

Quelques anarchistes s’en sont pris systématiquement au mouvement étudiant, en particulier aux fédérations nationales, y compris l’ASSÉ et la CLASSE, souvent présentées de manière empathique par les anarchistes. Ainsi, les huit hommes qui forment le collectif Hors d’œuvre et leurs camarades ont déroulé des bannières sur le passage des manifestations étudiantes à Montréal, frappées de slogans déclarant que les grandes fédérations ne le représentent pas, ou déplorant l’option électorale prise par plusieurs grévistes à la fin de l’été. Le 22 juillet, ils ont accroché des effigies de personnes pendues et affublées d’un carré rouge, sur la structure d’un viaduc sous lequel défilait la manifestation, lançant une pluie de tracts proposant un texte intitulé «Québec suicidaire», en référence au parti Québec solidaire : «Collaborer à leurs élections serait un suicide politique. Ce serait la mise à mort de notre mouvement, de la possibilité qu’il a fait apparaître, celle d’une vie politique dont nous pourrions enfin être les sujets, placés au centre d’une véritable transformation du monde.»

S’exprimait ici un discours qui fait écho aux propos des anarchistes et de la tendance marxiste des conseils ouvriers (qui était aussi la position politique de l’Internationale situationniste[28]), et qui condamne tout à la fois l’électoralisme et le centralisme démocratique des grandes fédérations et associations étudiantes, leur préférant les assemblées générales.

D’autres anarchistes ont exprimé leur colère face à un militantisme trop régimenté et trop sérieux, appelant à saisir l’occasion pour tout remettre en cause, y compris l’Université, l’éducation, le militantisme et même les assemblées générales. Entre d’une part l’appui à l’association étudiante nationale sympathique dont les revendications et les mobilisations peuvent plaire à des anarchistes, et d’autre part l’exaltation de l’assemblée générale que préfèrent d’autres anarchistes, les membres du collectif La Mitrailleuse ont opté pour une position plus délinquante[29]. «Nous n’irons pas à la grève comme nous allions à l’école[30]», lançait joliment La Mitrailleuse, qui se présentait comme «un outil de diffusion d’idées qui n’ont pas de tribune dans le milieu anarchiste montréalais» et «provenant d’outre-mer», pour «amener, dans les réseaux francophone, la présence d’un discours sur les pratiques insurrectionnelles et autonomes sans limites[31]». La Mitrailleuse publiera plusieurs pamphlets reprenant des textes parus en d’autres occasions, comme lors des occupations des universités en Californie quelques années auparavant, ou des textes inédits, y compris des essais, des poèmes et récits d’expériences malheureuses et aliénantes dans le système d’éducation. Ces pamphlets ont été diffusés sur le Web et sous forme de brochures distribuées à prix libre, par exemple au Café Aquin à l’UQAM. En écho aux propos exprimés par les «autonomes» des réseaux des squats politiques en Europe, le langage qui marie poésie et politique, témoignages et théories, est ici plus libre que celui des associations ou des fédérations étudiantes, des groupes anarchistes «organisés», des professeurs sympathisants (moi y compris), et même des activistes post-situationnistes, qui reprennent un vocabulaire plus convenu.

Même si certains thèmes sont en partage avec d’autres tendances anarchistes, place ici à certaines formes poétiques, et à un élargissement plus assumé de la lutte : il ne s’agit plus d’une simple grève, mais d’une guerre sociale ou civile. Les ennemis sont nombreux : l’État, la police et les prisons, le capital et la bourgeoisie, les professeurs et les enseignants, les syndicats en général et le syndicalisme étudiant en particulier, le militantisme qui prend la forme d’un travail discipliné où l’effort est valorisé, plutôt que la joie et le plaisir, et qui s’exprime sur le mode des «revendications» plutôt que des «désirs». Le discours de la Mitrailleuse a été repris dans la rue pendant la manifestation du 22 novembre à Montréal, alors qu’un Black Bloc marchait avec une bannière frappée par cet extrait d’un texte produit lors des occupations d’universités en Californie : «Nous ne réclamons pas une université libre, mais bien une société libre. Une université libre au beau milieu d’une société capitaliste s’apparente à une salle de lecture dans une prison[32]

Dans le texte «Vous pouvez continuer à dormir si vous voulez, mais vous allez tout rater», paru dans le pamphlet En suspens, il est affirmé que «[l]a grève comme figure de lutte étudiante ne nous intéresse pas. La grève, comme instaurer un rapport de force prolongé contre l’État, la grève comme tout foutre en l’air, la grève comme il faut retourner la peur de bord, la grève comme solidarité avec les insurrections qui pointent un peu partout sur la planète. […] La grève comme découverte de soi, de moi et de toi, comme moments de ruptures vécus à plusieurs.» Ces textes insistaient donc non pas sur la défense du système d’éducation comme bien public menacé par la privatisation, mais sur le commun, soit le vivre en commun et la mise en commun des expériences, de la lutte et des «singularités» qui trouvent dans la grève l’occasion de se remettre en cause, en jeu, en commun (« présences communes ») avec d’autres singularités rebelles. «Quand arrêterons-nous de faire comme si? Comme si c’était juste une affaire de frais de scolarité et que c’était pas notre vie qui était en jeu à chaque instant?», demandait le pamphlet Faire-grève. Le formalisme de l’assemblée générale et de processus délibératifs, pourtant si important dans le mouvement étudiant radical, ainsi que chez plusieurs anarchistes (comme à la CLAC et chez Force étudiante critique) est ici identifié à une sorte d’aliénation politique. Le pamphlet Faire grève explique :

«Comme si on devait toujours en passer par le vote ou le consensus, et que tout ce qui allait à leur encontre était forcément autoritaire ou pire, réactionnaire. Le dogme démocratiste ne vise qu’à créer un sentiment d’adhésion, une fiction de l’unité que personne ne pourra remettre en question. En se légitimant par la démocratie on évite de se mettre en jeu, de prendre position: on sublime le conflit dans les procédures démocratiques. Ce que tout le monde sait secrètement, c’est que c’est surtout une manière de fermer la gueule de ceux et celles qui sont pas d’accord, qui remettent en question l’unité en ne voulant pas réduire la grève à une affaire d’étudiants. Ce qui est en jeu dans une grève, c’est toujours des rapports de forces entre tendances qui ne pourront jamais se résumer à un mandat d’AG[33]».

Cette position  permettait de résister au choix d’une trêve en période électorale, soit de la décision par l’association étudiante et son assemblée générale d’arrêter la grève, ce qui sera le choix majoritaire au mois d’août 2012. Puisque l’assemblée générale n’est qu’un des multiple champs de bataille où s’affrontent des forces antagonistes, une défaite sur ce front (un vote contre la grève) n’empêche pas de mener la lutte ailleurs et autrement, sous forme d’opérations de blocage de portes, d’occupations d’établissements d’enseignement, de manifestations «sauvages» et de saccage (graffiti, etc.).

D’autres expressions de l’anarchisme peuvent être rapportées, soit la présence du groupe de musique punk-dadaïste Mise en demeure (dont 3 des 4 membres s’identifient comme anarchistes), lors de nombreux évènements festifs de la grève étudiante. La CLAC a aussi appelé à des assemblées anticapitalistes, pendant l’été. Enfin, d’autres initiatives ont été lancées par des anarchistes, ou des personnes sympathiques à l’anarchisme. Le réseau Profs-contre-la-hausse a été initié par de enseignantes et des enseignants qui avaient milité à la fin des années 1990 et au début des années 2000 dans le mouvement altermondialiste, par exemple en solidarité avec les Zapatistes, ou comme membre de la CLAC.

De même, la première Assemblée populaire autonome de quartier (APAQ) s’est tenue à Montréal le 26 mai, dans un parc de Rosemont-Petite-patrie, suite à un appel diffusé par une féministe radicale des Sorcières et un anarchiste proche de la CLAC (qui enseignaient par ailleurs à l’UQAM) qui avaient eu cette idée après une soirée à discuter avec une voisine et un voisin du risque d’essoufflement de la grève étudiante, des manifestations de casseroles et de l’expérience des assemblées populaires en Argentine en 2000[34]. Dans les semaines qui ont suivi, des assemblées similaires se sont tenues dans plusieurs quartiers de Montréal et dans d’autres villes (Gatineau, Longueuil, St-Jean, etc.). Ces assemblées se voulaient autonomes, c’est-à-dire liées à aucun parti politique, syndicat, groupe militant ou organisme communautaire. Il s’agissait de se réunir et de discuter collectivement du conflit social et des moyens d’y participer. Selon les assemblées, des déclarations ont été rédigées et diffusées, des appels ont été lancés à participer aux manifestations de casseroles, des marches ont été organisées en solidarité avec les cégeps qui votaient pour continuer la grève, de la nourriture a été amassée et distribuée aux étudiantes et étudiants dont le versement de l’aide financière avait été suspendue en raison de la grève, des ateliers d’éducation populaire ont été proposés, des pique-niques populaires ont convié les voisines et les voisins à des discussions politiques et à des spectacles de musique (dont du groupe Mise en demeure). Bien sûr, il n’y avait pas que des anarchistes dans ces assemblées, mais aussi de «simples» citoyennes et citoyens, ainsi que des activistes du mouvement Occupy et des groupes maoïstes, d’anciens marxistes-léninistes reprenant du service, des partisans de Québec solidaire ou d’Option nationale, voire du Parti québécois ou du Bloc québécois. Or comme le disait un participant de l’assemblée du quartier du Plateau Mont-Royal, tout ce monde pratiquait l’anarchie sans parler d’anarchisme, puisque les assemblées fonctionnaient sans chef ni structure hiérarchique, si possible au consensus, et de manière autonome.

Curieusement, la présence des anarchistes pendant ces longs mois de mobilisation sociale a su si bien attirer l’attention que des voix se sont élevées dans des médias de gauche à l’occasion de la campagne électorale provinciale du mois d’août, pour les convaincre de ne pas s’abstenir et de voter pour Québec solidaire[35]. Il s’agissait alors soit de convaincre les anarchistes que l’anarchisme et les élections ne sont pas incompatibles, ou d’insinuer que les anarchistes étaient responsables de grandes catastrophes comme la défaite face aux troupes de Franco lors de la Guerre d’Espagne, en raison de leur refus de participer aux élections et leur préférence pour la «démocratie directe» des assemblées populaires. À croire les anarchistes si nombreux qu’ils pouvaient faire une différence quant au résultat de la joute électorale.

Cela dit, c’est bien l’option de la trêve qui l’emportera et s’imposera dans le mouvement étudiant lors de la campagne électorale du mois d’août 2013. Le soir de l’élection du 4 septembre, nous ne serons qu’une petite centaine d’anarchistes et de communistes à manifester dans les rues de Montréal, sous la pluie, contre l’électoralisme et pour les actions directes et la révolution. Baroud d’honneur un peu pitoyable. La manifestation se dissipera rapidement dans un centre ville désert, quelques activistes cherchant à se réfugier dans un bar où il n’y avait pas de téléviseur diffusant les résultats des élections. En vain.

Conclusion provisoire

Les anarchistes ont donc participé à la grève surtout à titre individuel et en fonction de leur positionnement social (étudiant à tel cégep, enseignant à telle université, résidant dans tel quartier). Les organisations anarchistes elles-mêmes ont surtout accompagné le mouvement, plutôt que de l’organiser. En fin de parcours, l’option de la «trêve» pour ne pas perturber le cirque électoral l’a remporté sur le choix de continuer la grève. Bref, le mouvement étudiant a choisi, dans sa majorité, de laisser les urnes décider du résultat du conflit. Et le taux de participation aux élections a nettement augmenté (75%), par rapport à la dernière élection provinciale en 2008 (moins de 60%). Voilà de quoi décevoir les anarchistes.

Mais pour les anarchistes et autres anticapitalistes, il n’est peut-être si intéressant d’évaluer la victoire ou la défaite en ne portant attention qu’au mouvement étudiant et à ses revendications officielles, ou aux résultats des élections.

Espérant un élargissement de la lutte vers une grève sociale et, pourquoi pas, une révolution, la modération des syndicats et des autres forces sociales a déçu les anarchistes, sans doute sans trop les surprendre. La plupart des initiatives collectives issues de la grève se sont dissoutes à la fin du mouvement. Les APAQ pour la plupart désertées se cherchent une raison d’être, maintenant la grève terminée, et il n’en reste que quelques-unes toujours actives (entre autres Hochelaga-Maisonneuve, Rosemont/Petite-patrie et Villeray)[36].

Les anarchistes peuvent malgré tout tirer un bilan positif de ce conflit, dans la mesure où l’anarchie a été un apport important pendant la grève étudiante et dans le processus d’élargissement du conflit social. Souvent plus combattifs car plus critiques ou plus en colère, des anarchistes ont su par leur dynamisme et leurs actions directes exprimer une critique radicale et traduire en gestes l’importance de la lutte politique. Par ailleurs, leur conception radicale de la liberté, de l’égalité et de la solidarité, et leur valorisation de pratiques participatives et délibératives, ont favorisé un mode de fonctionnement que plusieurs qualifiaient de «démocratie directe», preuve que cette utopie peut en fait prendre une forme politique concrète, ici et maintenant. En marge de ces instances délibératives, des singularités se sont retrouvées et ont pu mettre en commun leurs passions et leur rage, et passer à l’action. La grève a été un espace où l’anarchie a pu être mise en pratique, et plusieurs semblent avoir trouvé l’expérience stimulante et inspirante. Lors du Salon du livre anarchiste à Montréal, en mai 2012, soit en pleine grève étudiante, les éditeurs constataient l’engouement pour des livres d’introduction sur l’anarchisme, tout comme les bénévoles à la libraire anarchiste l’Insoumise, à Montréal.

Certes, il est un peu déprimant de se dire qu’au final, l’effet le plus important de la plus grande grève étudiante ne sera que d’avoir produit plus d’anarchistes… Les conflits sociaux ne peuvent être, toujours, que des incubateurs à militantes et militants qui se mobiliseront la prochaine fois….

En fait, le bilan d’un tel mouvement social ne peu se réduire à un simple calcul quantitatif des actifs et des passifs, ni à une évaluation de son impact dans les institutions officielles dont le parlement (à ce titre, le «succès» de Québec solidaire est pitoyable, considérant ses espoirs de capitaliser sur le mouvement social, et les efforts investis pendant la campagne électorale), ni à un concours de la durée dans le temps.

Il s’agissait d’une grande lutte sociale, qui prenait racine dans des mobilisations passées d’ici et d’ailleurs, et qui a permis la convergence d’une grande diversité de forces militantes. Tant que nous vivrons dans un système injuste qui divise la société entre gouvernants et gouvernés, riches et pauvres, propriétaires et locataires, professeurs et étudiants, la lutte en soi a quelque chose de positif pour les anarchistes : on y exprime et on y expérimente à la fois la juste colère, l’autonomie et la solidarité.

Or lutte il y a eu.

Nous avons vécu de beaux moments d’anarchie.


[1] Ce texte reprend des éléments d’une conférence présentée le 13 octobre 2012 à Montréal, pour l’Association des professeures et des professeurs d’histoire des collèges du Québec (APHCQ) ; un autre texte tiré de cette même conférence sera publié dans le bulletin de l’association. Pour une discussion sur certains thèmes discutés ici, voir aussi l’ouvrage collectif (dirigé par Émilie Breton, Rémi Bellemare-Caron, Marc-André Cyr, Francis Dupuis-Déri et Anna Kruzynski) Nous sommes ingouvernables : Les anarchistes au Québec aujourd’hui, Montréal, Lux, 2013.

[2] Professeur de science politique à l’UQAM, auteur de plusieurs ouvrages (dont Les Black Blocs, Lux, 2007), et collaborateur ou sympathisant de divers groupes de sensibilité anarchiste, dont le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP) et la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC).

[3] Michel Hébert, «Troubler la paix sociale», Le Journal de Montréal, 12 mai 2012.

[4] Daphné Cameron, David Santerre, Sylvain Sarrazin, «Des milliers de casseroles à Montréal, des arrestations à Québec», La Presse, 28 mai 2012.

[5] Mathieu Bock-Côté, «Un extrémisme destructeur», Le Journal de Montréal, 11 mai 2012, p. 23.

[6] Le Journal de Montréal, 4 août 2012, p. 48.

[7] Louis Fournier, «Une “grève sociale” avec la CLASSE ?», Le Devoir, 18 juillet 2012.

[8] Jacques Phosphore, «À propos de “l’anarchisme” de la CLASSE», Le Devoir, 20 juillet 2012, p. A8.

[9] Louis Fournier, «Oui, un manifeste “anarchisant”», Le Devoir, 26 juillet 2012, p. A7.

[10] Catherine Lalonde, «AnarchoPanda : La philosophie dans le trottoir», Le Devoir, 27 mai 2012, p. A9 ; Catherine Lalonde, «Anarchopanda s’attaque au règlement antimasque», Le Devoir, 5 juin 2012, p. A3.

[11] J’ai moi même fait quelques sorties publiques, dont «Black Bloc et carré rouge», Le Devoir, 28 avril 2012 ; «Vote des jeunes — De la rue à l’isoloir : pourquoi la discipline ?», Le Devoir, 18 juillet 2012 (avec Marcos Ancelovici) ; (vidéo) «Manifestation et perturbation», Boîte rouge [boiterouge.net/2012/05/08/francis-dupuis-deri/].

[12] Patrick Bellerose, «Bernard Landry déplore les dérives “anarcho-communistes” de la CLASSE», Huffington Post, 24 juillet 2012.

[13] Paul Journet, «“Les jeunes ne se sentent pas à l’aise dans notre société” — Lucien Bouchard», La Presse, 15 septembre 2012.

[14] Stéphane Laporte, «Claude Legault s’explique» [http://blogues.lapresse.ca/laporte/2012/03/07/claude-legault-sexplique/

[15] Pour voir la photo : http://edition-e.lejournaldemontreal.com/epaper/viewer.aspx.

[16] Marc Allard, «David Gagnon, un anarchiste convaincu», Le Soleil, 20 juin 2012.

[17] Je me permets de renvoyer à mon petit livre L’Altermondialisme, Montréal, Boréal, 2009.

[18] Source : document du SCRS n° 2000/08. <www.csis-scrs.gc.fa/miscdocs/200008_f.html> ; voir aussi le Rapport public de l’an 2000 [<www.csis-scrs.gc.fa/publicrp/pub2000_f.html>].

[19] F. Garlan, [AFP], «Sommet du G8 : Les Huit affirment qu’ils ne se laisseront pas intimider par les casseurs», La Presse, 23 juillet 2001, p. A4.

[20] Pour un portrait global, voir l’ouvrage collectif Nous sommes ingouvernables : Les anarchistes au Québec aujourd’hui, Montréal, LUX, 2013.

[21] Thomas Ibanez, «L’anarchisme est un type d’être constitutivement changeant : argument pour un néo-anarchisme», Jean-Christophe Angaut, Daniel Colson, Mimmo Pucciarelli (dir.), Philosophie de l’anarchie : Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon, Atelier de création libertaire,  2012, p. 365.

[22] Voir, à ce sujet, Normand Baillargeon, Éducation et liberté, Montréal, 2005

[23] Louis-Frédéric Gaudet, Rachel Sarrasin, «Fragments d’anarchisme au Québec (2000-2006)», F. Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements, Montréal, Lux, 2008

[24] Union communiste libertaire, «Rectificatif sur les liens entre la CLASSE et l’UCL», 10 mai 2012 [http://www.causecommune.net/actualite/2012/05/rectificatifs-sur-les-liens-entre-la-classe-et-lucl].

[25] Voir le Centre des médias alternatifs du Québec (CMAQ), 16 mars 2012 [http://www.cmaq.net/fr/node/45191].

[26] Edward Avery-Natale, «“We’re here, we’re queer, we’re anarchists” : The nature of identification and subjectivity among Black Blocs», Anarchist Development in Cultural Studies, 2010 (no. 1), p. 95. Voir aussi AK Thompson, Black Bloc White Riot : Anti-Globalization and the Genealogy of Dissent, Oakland-Edimbourg, AK Press, 2010, p. 124.

[27] De fait, des cas d’agressions sexuelles ont été mis à jour, pendant ou tout juste après la grève. Comme le rappelle la chanteuse Sofi L’Anthrope, dans sa chanson «Le Tago des anars», «mais eux aussi parfois ils agressent des femmes».

[28] Jonathan Roy, «Conseillisme et autogestion dans l’œuvre de l’internationale situationniste», mémoire de maîtrise, philosophie, Université du Québec à Trois-Rivières, 2008.

[29] À surveiller le texte «La grève en vers et en prose», de Michel Lacroix, Olivier Parenteau, Rachel Nadon, qui propose une discussion de divers textes de Hors d’œuvre et de La Mitrailleuse, entre autres, et qui sera publié dans un ouvrage collectif sur la grève étudiante de 2012, à paraître chez Écosociété au début de l’année 2014.

[30] En suspens, Montréal, La Mitrailleuse, 2012.

[31] http://lamitrailleuse.noblogs.org/

[32] Anonyme, Communiqué d’un futur absent : la mort de la vie étudiante, Montréal, La Mitrailleuse, 2012.

[33] http://faire-greve.blogspot.ca/2012/02/faire-greve.html

[34] Même sans cette intervention, il y aurait sans doute eu de telles assemblées. Déjà circulait l’idée de pique-niques «rouges» dans le quartier Villeray. Et quelques jours à peine après la première assemblée de Rosemont/Petite-patrie, des affiches ont été posées dans le même quartier, appelant une assemblée publique populaire. Cet appel émanait d’un autre groupe de voisins, qui avait eu la même idée. Le compte rendu de la première assemblée de Rosemont/Petite-patrie a rapidement été diffusé largement par courriel, avec un encouragement à tenir de telles assemblées dans d’autres quartiers.

[35] Jonathan Durand Folco, «Réponse d’un libertaire solidaire aux anarchistes abstentionnistes», Le Couac, septembre 2012, p. 4; Jean-Marc Piotte, «Démocratie des urnes et démocratie de la rue», site <Presse-toi à gauche!>, 7 août 2012 [http://www.pressegauche.org/spip.php?article11076].

[36] L’Assemblée populaire autonome de Montréal (PANAM) a été lancée en décembre 2012, par une vingtaine d’activistes se dotant d’un programme des plus ambitieux : se mobiliser pour obtenir l’amnisties des personnes arrêtées pendant la grève, mobiliser contre le Sommet de l’éducation, mobiliser contre la Loi C45 (entre autres sur les clauses relatives au droit du travail et au chômage), mobiliser contre un projet de pipeline, aider les assemblées de quartier selon leurs besoin.

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