Approche théorique de l’analyse sociologique des mouvements sociaux
Par JEAN-CLAUDE ROC
L’instauration de l’État providence, après la Deuxième Guerre mondiale, est à l’origine d’une vague de transformations sociales dans plusieurs pays capitalistes avancés. La sphère industrielle n’est plus le lieu central des conflits. Ils se situent principalement en dehors de l’opposition du travail et du capital. Ainsi naissent de nouveaux mouvements sociaux porteurs de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles formes de revendications, qui font appel à une nouvelle approche théorique d’analyse sociologique.
1. Mouvements sociaux: conduites collectives conflictuelles, porteurs de rapports sociaux
En élaborant sur la théorie des mouvements sociaux, on ne peut s’empêcher de se référer aux travaux d’Alain Touraine. Celui-ci a le mérite de proposer un nouveau cadre théorique d’analyse des changements sociaux.
Touraine donne un sens très particulier à la notion de mouvement social. En premier lieu, et c’est là l’essentiel, écrit-il, « je définis les mouvements sociaux comme des conduites socialement conflictuelles mais orientées et non pas comme la manifestation des contradictions objectives d’un système de domination » (Touraine 1978, 107).
Conséquemment, les mouvements sociaux ne peuvent être caractérisés selon lui, par la contradiction entre le capital et le travail, mais par l’ensemble du mode de connaissance, d’investissement, de modèle culturel, c’est-à-dire les grandes orientations culturelles: l’historicité (ibid., 45).
Bien entendu, il est question dans les travaux de Touraine d’une nouvelle forme de société: la société programmée ou post-industrielle. Dans cette société dans laquelle nous entrons, explique-t-il, ce n’est plus la lutte de classes pour le contrôle du processus de production et de la conquête du pouvoir qui est au centre de l’histoire, mais les nouveaux mouvements sociaux: l’expression des conflits de la production culturelle de la société par elle-même. Ils « sont en train de devenir les principaux acteurs de l’histoire contemporaine, des agents rationnels décidés à transformer la société » (Vaillancourt 1991, 217).
Dans l’approche sociologique et la conception tourainienne, les mouvements sociaux ont des caractéristiques qui leur sont propres. Ils sont régis par une combinaison de trois principes: identité, opposition et totalité. L’identité est le principe qui définit l’acteur comme porte-parole d’un groupe social, tandis que l’opposition renvoie à la défense de l’acteur contre son adversaire de classe et la totalité réfère au système d’action dont les acteurs se disputent la domination, c’est-à-dire l’historicité. (Teulon 2000, 35 ; Touraine 1978, 109). Ce qui signifie que le mouvement social est un acteur de changement.
L’historicité est le concept central de l’approche tourainienne car, selon Touraine, une société ne repose ni sur ses ressources matérielles, ni sur l’idéologie, mais sur son historicité (ibid., 39). Touraine se démarque du courant marxiste classique, car dans son analyse du changement social, les luttes sociales qui caractérisent les mouvements sociaux s’articulent non pas autour de la production économique, mais autour de l’historicité, c’est-à-dire « l’ensemble des valeurs, ressources sociales et orientations culturelles d’une société » (Roc 1993, 10).
L’historicité est le lieu de l’opposition de deux acteurs de classes, l’enjeu de la lutte qu’ils mènent pour le contrôle des ressources sociales et culturelles (ibid., 11). À ce sujet, Touraine se fait très explicite en écrivant: « Le champ de l’historicité est l’ensemble formé par des acteurs de classes et par l’enjeu de leurs luttes, qui est l’historicité elle-même » (Touraine 1978, 104).
Ces acteurs de classes sont la classe dirigeante et la classe populaire. L’une s’approprie, par son savoir et sa capacité d’innovation dans les grands domaines de la production culturelle et sociale, l’historicité, et l’autre lutte pour se réapproprier la direction de l’historicité. Touraine écrit:
La classe dirigeante est le groupe d’innovateurs-dominateurs qui s’identifie à cette production de la société par elle-même, à cette historicité, et en retour l’utilise pour légitimer sa domination sur le reste déjà société, c’est-à-dire la classe populaire qui lui est soumise, mais qui conteste aussi sa domination pour se réapproprier l’historicité (ibid., 48).
La classe dirigeante renvoie à l’appareil technocratique qui étend sa domination sur la classe populaire grâce à son contrôle de l’historicité. La classe populaire est porteuse de mouvements sociaux qui contestent non seulement la domination de son adversaire de classe, l’appareil technocratique, mais qui s’oppose aussi à lui pour la direction de l’historicité. «Le mouvement social est la conduite active organisée d’un acteur de classe, luttant contre son adversaire de classe pour la direction sociale de l’historicité dans une collectivité concrète » (ibid., 104).
Les mouvements sociaux sont donc des actions collectives aux conduites conflictuelles impliquant deux acteurs dont l’un s’oppose à l’autre pour l’appropriation et la destination de valeurs et ressources sociales (Melluci 1978, 37-38).
Les conflits qui caractérisent les mouvements sociaux se manifestent particulièrement en dehors des lieux de travail : « Ce n’est plus la lutte du capital et du travail dans l’usine qui est l’essentiel mais celle des appareils et des usagers, consommateurs ou habitants, définis moins par leurs attributs spécifiques que par leur résistance à ces appareils » (Touraine 1978, 21).
C’est ainsi que sexualité, corps, loisirs, consommation, éducation, écologie deviennent des lieux de conflits, de résistance, de revendications contre la rationalité instrumentale des appareils technocratiques (Melluci 1978, 48).
Les conflits sont partout, là où les appareils technocratiques étendent leur domination. Cependant, les mouvements sociaux ne remettent pas en question le modèle de société capitaliste, mais bien sa gestion technocratique du social. C’est pourquoi ils ne sont pas des forces sociales dont les revendications sont orientées vers la conquête du pouvoir et de l’État (id.) pour construire une société égalitaire. Ils sont des mouvements de revendication, de démocratisation d’espaces sociaux et publics (Maheu et Drescent 1990), d’autonomie et d’indépendance face aux appareils technocratiques, de la construction d’identités (Bélanger 1988); de la défense d’un mode de vie (Dubet 1993), de protection de l’environnement, des droits civils (Offe 1985), de défense et de promotion des intérêts de groupes sociaux dont ils encadrent et assurent le support.
C’est dans ce sens que Touraine et d’autres analystes font une différence théorique et pratique entre les conduites collectives conflictuelles contemporaines et celles d’avant la deuxième Guerre, c’est-à-dire les mouvements sociaux traditionnels au projet révolutionnaire (mouvement ouvrier, populaire) et les mouvements sociaux d’aujourd’hui (mouvement féministe, écologique, étudiant, communautaire…) au projet d’élargissement d’espaces démocratiques et d’autonomie. Ces nouveaux mouvements sociaux sont porteurs de nouveaux types de rapports sociaux. Ils ne revendiquent pas la conquête du pouvoir politique et des appareils étatiques, mais s’opposent à l’imposition des besoins, au refus de la manipulation et à l’imposition de la domination des appareils technocratiques (Roc 1993, 13).
Les nouveaux mouvements sociaux manifestent une méfiance explicite devant les phénomènes de centralisation de délégation d’autorité et des états-majors lointains, au profit de l’assemblée générale, du contrôle des dirigeants (Neveu 1996, 67).
2. Mouvements sociaux: revendications au niveau des rapports sociaux
Les nouveaux mouvements sociaux remettent donc en question les formes classiques de conflits, en mettant en scène de nouvelles formes de revendications, à partir desquelles les acteurs sont situés dans un même champ culturel et social. L’action sociale est normativement orientée par l’historicité qui elle-même, « est mise en œuvre qu’à travers les rapports de classes » (Touraine 1978, 83).
Ce qui signifie que la reproduction de la société par elle-même est mise en forme par le dynamisme interactionnel de plusieurs types de rapports sociaux. De ce fait, la société, en tant que formation sociale est, selon Mouffe, un ensemble complexe de rapports sociaux hétérogènes qui ont leur dynamisme propre et qui ne peuvent être tous réduits à des rapports sociaux de production ou à leurs conditions idéologiques et politiques de production (Mouffe 1983, 48).
Chantal Mouffe se démarque en quelque sorte de la pensée marxiste traditionnelle et rejoint, à certains égards, celle des analystes des nouveaux mouvements sociaux. Car dans l’analyse marxiste traditionnelle de l’action sociale, on met l’accent sur un type particulier de rapports sociaux, les rapports sociaux de production, tandis que l’accent est mis sur un type particulier de conflits, les conflits entre le capital et le travail.
Or, après la deuxième Guerre mondiale, la société capitaliste est traversée par une vague de mutations sociales qui aboutissent à des transformations culturelles profondes. On assiste à l’intervention croissante de l’État dans les sphères du social. De ces nouvelles transformations sociales et institutionnelles naissent de nouveaux conflits. Et, c’est de ces nouveaux conflits qu’émergent les nouveaux mouvements sociaux, porteurs pour chacun d’un rapport social propre.
Le système social du capitalisme d’après-guerre est organisé non pas autour d’un type central de rapports sociaux, mais autour d’une variété de rapports sociaux dont chacun a son dynamisme propre (ibid.) et s’identifie à un mouvement social propre: rapport de consommation (Bélanger et Lévesque 1991), rapport de sexe (homme/femme) et rapport d’âge (Boucher 1990), rapport d’ethnicité (Melluci 1983, 1990), rapport de natalité (pro et antiavortement), rapport de santé, rapport d`éducation et rapport d’écologie.
Ces nouveaux thèmes revendicateurs n’acquièrent leur notoriété qu’en s’éloignant du lieu de travail, lieu de conscience de classes (Touraine et al. 1984, 297-316). « Le lieu central des rapports et des conflits sociaux s’est déplacé du champ de travail vers le champ plus large de la culture » (Touraine 1982, 19).
Le mouvement social se déplace « du monde du travail à l’ensemble du champ culturel pour lutter contre une domination qui, bien au-delà de la production, s’étend à l’ensemble de la vie sociale » (Touraine et al. 1984, 408). Les nouveaux mouvements sociaux sont donc les véritables forces sociales qui façonneront la société programmée; « puisqu’il n’y a pas, il n’y aura pas de second souffle du mouvement ouvrier, moins encore de bonds en avant » (ibid., 336).
Le mouvement ouvrier n’est pas seulement en déclin, il est condamné à péricliter, parce que nous explique Touraine, l’émergence des nouveaux mouvements sociaux affaiblissent non seulement la conscience ouvrière, mais érode la croyance en elle (ibid., 316). Ce n’est pas sans raison qu’il écrit: « dans la société programmée, le conflit principal est moins celui qui oppose le travailleur au maître de l’organisation que celui d’un appareil et de la population qu’il domine » (Touraine 1978, 22).
Il s’agit d’un conflit spécifique qui s’articule hors du champ du travail. L’action sociale quant à elle, se situe essentiellement dans un rapport social spécifique et central: le rapport hors travail. Dans ce cas, les revendications sociales ne mettent en cause qu’un rapport social parce qu’elles ne peuvent plus défendre un métier, un statut, une communauté (ibid., 16).
On peut comprendre alors pourquoi Touraine conçoit le déclin du mouvement ouvrier comme indéniable et irrémédiable et suppose son remplacement par les nouveaux mouvements sociaux dont il tend à faire l’expression d’un type spécifique de rapports sociaux: les rapports sociaux hors travail. De ce fait, Touraine, tout comme les marxistes traditionnels, nie que tout système institutionnel et organisationnel pourrait être constitué à la fois de rapports sociaux de travail et hors travail. Néanmoins, Bélanger et Lévesque, dans l’un de leurs travaux portant sur les services collectifs au Québec, ont abouti à cette perspective. Ainsi, dans l’analyse d’une institution sociale, le CLSC, produite en 1991, ceux-ci ont montré que le système de santé est caractérisé par deux types de conflits: un conflit qui s’articule autour du travail, mettant en scène les travailleurs professionnels du réseau de santé et l’État employeur; l’autre mettant en scène les citoyens consommateurs et l’appareil technocratique représentant légitime de l’État distributeur de services et preneur de décisions touchant la vie sociale des usagers.
Ces conflits, quels qu’ils soient, sont interdépendants selon eux, puisqu’ils résultent de la même domination institutionnelle: travailleurs, professionnels du réseau de santé et citoyens consommateurs ont le même adversaire, l’appareil technocratique-étatique. Le système de santé est organisé autour de deux rapports distincts mais interdépendants: le rapport de travail (salarial) et le rapport hors travail, c’est-à-dire le rapport de consommation (ibid.). Bélanger et Lévesque ont montré qu’un mouvement social pouvait être porteur de plusieurs types de rapports sociaux.
Bélanger et Lévesque élargissent le cadre d’analyse des nouveaux mouvements sociaux en situant l’action collective dans un double rapport social distinct, autonome et interdépendant: un rapport de travail et un rapport hors travail. L’appréhension de ce double rapport dans l’analyse des mouvements sociaux manifeste la réserve de ces auteurs quant à la thèse du déclin du mouvement ouvrier mise de l’avant par Touraine.
Mais ce qui paraît tout aussi important à retenir, c’est qu’ils sont des mouvements de revendications et particulièrement des formes de luttes revendicatives (Touraine, 1978, 113). Celles-ci émergent des conflits issus des contradictions qui activent les rapports sociaux. Ces conflits se situent dans les systèmes institutionnel et organisationnel, puisque c’est à travers les institutions et l’organisation que les mouvements sociaux produisent les pratiques sociales (ibid., 125).
3. Mouvements sociaux: revendications au niveau institutionnel
Toute société requiert un minimum d’institutions et d’organisations pour son fonctionnement. Mais ce qui détermine une société concrète avant tout, fait savoir Touraine, c’est son champ d’historicité (Touraine 1973, 72). « Institutions et organisations dépendent donc du champ d’historicité qui pénètre ainsi jusqu’à l’organisation sociale » (ibid.).
Une institution est commandée par l’historicité selon Touraine (Touraine 1978, 100). Mais alors qu’est-ce qu’une institution? Selon lui, c’est « un système de rapports sociaux qui produit des décisions considérées comme légitimes par la collectivité qui institue l’organisation sociale » (ibid.).
Les décisions institutionnelles sont donc des décisions légitimes. Mais une décision institutionnelle, quel que soit son degré de légitimité et le niveau d’institution (État ou entreprise) d’où elle émane, ne requiert pas forcément, d’emblée, l’assentiment général. Elle est sujette à être contestée parce que le système d’action institutionnel se situe « dans une formation où s’articulent des actions historiques et des rapports de classes différents » (ibid., 101). Et de plus, parce que la configuration des sociétés et des institutions sociales est aussi déterminée par les rapports sociaux (Bélanger et Lévesque 1992, 78).
Alors on peut comprendre pourquoi se trouvent, au centre de l’analyse des mouvements sociaux, les concepts de rapports sociaux et d’historicité. De plus, nous tenons à rappeler que les rapports sociaux sont aussi, par nature, des rapports conflictuels s’activant autour des enjeux de l’historicité, lieu des conflits sociaux opposant la classe dirigeante et la population (classe populaire).
La classe dirigeante, représentée par les appareils technocratiques, s’approprie le mode de connaissance, les ressources sociales, les orientations culturelles (historicité) pour gérer le développement au nom du progrès. Grâce à cette appropriation, les appareils technocratiques, à travers les institutions dont ils gèrent le fonctionnement et les orientations, imposent à l’ensemble de la société les besoins de la classe dirigeante au nom du développement et du progrès.
Face à l’emprise de cette domination sociale, la classe populaire résiste et s’oppose. Ses revendications sont prises en charge par les mouvements sociaux qui les portent au niveau institutionnel: revendications contre l’imposition des besoins; pour la reconnaissance d’identité et contre les formes d’exclusion pour participer aux discussions des processus décisionnels visant à élargir les espaces de la démocratie, acquérir de l’autonomie et un partage équitable du pouvoir.
Ces revendications sont situées à l’intérieur d’institutions et de procédures considérées comme telles et légitimes (Touraine 1978, 115). Leur action vise à modifier les décisions prises au niveau institutionnel (ibid.).
Ce ne sont pas des luttes à vaincre ou à mourir, mais des luttes de revendication débouchant sur des compromis. À ce sujet, Touraine écrit: « L’étude des mouvements sociaux montre en effet qu’après une première phase d’opposition globale entre les utopies concurrentes apparaît une phase d’affrontement direct entre les adversaires sociaux, puis une phase d’institutionnalisation des conflits » (Touraine 1973, 241).
Ainsi quelle que soit l’ampleur des conflits opposant les adversaires sociaux, ils finissent par conclure un armistice instituant des compromis institutionnalisés (Bélanger et Lévesque 1992, 78) qui permettent de modifier les décisions institutionnelles prises par les appareils technocratiques. Les mouvements sociaux ne s’opposent pas juste pour s’opposer. Ils revendiquent au nom d’objectifs précis, reconnus et proposent des alternatives.
4. Mouvements sociaux: revendications au niveau organisationnel
Traditionnellement, certains analystes de la théorie de l’organisation dont Bernoux (1985), définissent l’organisation par les caractéristiques suivantes: division des tâches, distribution des rôles, système d’autorité, de communication et de contribution- rétribution. Cette définition si pertinente soit-elle, ne paraît pas répondre à notre besoin du moment. Nous porterons plutôt notre attention sur les travaux effectués par Alain Touraine, dans le cadre de l’analyse des mouvements sociaux.
Touraine après avoir appelé institution le mécanisme de décisions légitimes, écrit: « J’appelle organisations les unités collectives d’action utilisant des catégories spécifiques de ressources, remplissant une fonction légitime et gérées par un mode d’autorité propre » (Touraine 1973, 382).
Le mode d’autorité repose avant tout sur un pouvoir (ibid., 239), instrument qui définit les objectifs et les normes d’une organisation (ibid., 282). Le concept de pouvoir joue un rôle déterminant dans l’analyse de l’organisation. Toutefois, sa définition varie d’une approche d’analyse à l’autre.
Dans l’approche stratégique par exemple, le pouvoir se définit comme une relation qui met aux prises deux ou plusieurs acteurs dans l’accomplissement d’un objectif commun et qui implique toujours la possibilité des uns d’agir sur les autres (Crozier et Friedberg 1977, 56). Le pouvoir est donc un rapport de force, la capacité d’action que possède un acteur pour tirer avantage dans une négociation (ibid.).
Crozier et Friedberg traduisent le pouvoir en termes d’influence qu’un acteur cherche à avoir dans une organisation. Ainsi, ceux-ci nient le caractère de domination sociale que revêt le pouvoir. L’organisation, pour eux, est un lieu où les acteurs développent des stratégies pour contraindre les autres membres à satisfaire à leurs exigences et pour échapper en même temps à leur contrainte (ibid., 79). La contrainte est réciproque ce qui exclut, dans l’analyse stratégique, toute forme de domination sociale du pouvoir.
Pour Touraine, c’est le contraire. Plaçant l’analyse de l’organisation dans l’approche théorique des mouvements sociaux, il a une définition autre du pouvoir : « J’entends donc par pouvoir la projection sur une organisation d’une domination de classe légitimée par un système politique » (Touraine 1973, 283). Le pouvoir n’est donc pas une relation entre des acteurs ou l’exercice de l’influence, c’est de préférence, un système de domination sociale, légitimé par des décisions institutionnelles qui définissent les limites (id.) Touraine associe le pouvoir à des rapports de domination d’une classe sur une autre.
Dans la société programmée, la classe dirigeante est la catégorie sociale qui a le pouvoir de mobiliser des ressources sociales, au profit du développement scientifique et technique et qui en même temps contrôle l’utilisation de ses investissements et identifie les intérêts de modèle culturel à ceux des appareils qu’elle dirige (ibid., 147).
Le pouvoir est l’élément qui permet, au sein d’une organisation, à la classe dirigeante d’assurer le contrôle des orientations socio-culturelles et du mode de production et par la suite, de les imposer par l’intermédiaire des appareils, sous forme de contrainte, à la classe populaire, au nom du développement d’un modèle culturel.
Quant à l’organisation elle-même, elle se situe dans un champ d’historicité. C’est un système intégré de pouvoir qui encadre le mode de gestion et d’une domination sociale qui assure la régulation du modèle de développement et de production. Elle est générée par des rapports sociaux et activée par des conflits dont la mise en forme résulte du dynamisme des rapports sociaux.
L’existence de conflits amène les catégories sociales subissant les conséquences directes de la domination sociale à s’organiser en mouvements sociaux qui assurent la cohérence de leur opposition. Ceux-ci prennent en charge leurs revendications adressées contre la domination des organisations et cherchent à les faire aboutir. Celles-ci n’ont pas pour objectif d’atteindre le pouvoir mais de modifier la place de l’acteur dans l’organisation.
L’adversaire et l’acteur se situent à l’intérieur de l’organisation. L’acteur revendique pour obtenir un meilleur salaire, de meilleures conditions de travail ou pour un changement des formes de commandement (Touraine 1978, 116), ou encore pour des garanties de carrière, de la reconnaissance d’un statut personnel dans la hiérarchie de l’organisation (Touraine 1974, 142).
Selon lui, dans les activités non reliées aux entreprises industrielles: techniciens, employés, chercheurs, infirmières ou médecins, enseignants; tous ceux qui appartiennent aux organisations modernes de production, de diffusion et d’application de la connaissance participent fonctionnellement à un réseau de communication et demandent en même temps un statut personnel, une carrière qui assure leur défense contre l’emprise de l’organisation (ibid., 142).
On retrouve aussi des consommateurs individuels se transformant en mouvements sociaux pour imposer aux entreprises des changements technologiques ou organisationnels (Bélanger et Lévesque 1991, 39).
Les revendications mises de l’avant débordent du cadre des revendications salariales pour s’étendre à des domaines plus larges, parce que, selon Touraine, la domination déborde du domaine de la production industrielle et s’étend à ceux de l’information, de la consommation et autres (Touraine 1974, 187-188).
Pour ainsi dire, les revendications prises en charge par les mouvements sociaux contre le mode de gestion et la domination des organisations, tout comme au niveau institutionnel, ne sont pas des luttes à finir. Elles peuvent s’activer à des degrés supérieurs mais finissent par inclure une trêve, ou une entente suite à une négociation, résultat d’un compromis. C’est dans ce sens que Touraine parle de l’institutionnalisation de l’organisation, parce que rendus au stade de compromis, les conflits sont institutionnalisés. Ce n’est pas l’organisation, mais bien les institutions qui sont les mécanismes de discussion et de négociation et c’est le système institutionnel lui-même qui définit les limites d’action du pouvoir et de domination des organisations (Touraine 1973, 239). Ainsi les revendications qui se manifestent au niveau organisationnel se rapportent aussi au niveau institutionnel.
Le mouvement social est donc l’expression de divers types de revendications qui s’activent à travers les rapports sociaux, dont l’objet des conflits n’est pas principalement l’opposition en termes d’intérêts matériels. Ils sont partout où les appareils technocratiques imposent leur domination en fonction des intérêts et besoins des classes dirigeantes.
Le mouvement social est un acteur de changement mais pas n’importe quelle force de changement. Il existe s’il a une identité propre à travers laquelle il s’identifie comme porte-parole d’un groupe social, une communauté, en particulier, identifie clairement son ou ses adversaires et mène la lutte au nom de grands principes et valeurs reconnues. Conséquemment, en l’absence de ces éléments théoriques, un mouvement pourrait être considéré comme un mouvement social en devenir et non comme un mouvement social au sens propre de l’analyse sociologique des mouvements sociaux.
Jean-Claude Roc est professeur à temps partiel au département de sociologie et d’anthropologie à l’Université d`Ottawa et chargé de cours au département de sciences sociales et travail social à l’Université du Québec en Outaouais. Il détient un doctorat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Spécialiste de l`analyse sociologique des mouvements sociaux, du syndicalisme, de la question nationale au Québec, de la société québécoise ; une partie de ses activités de recherche porte sur la mondialisation, les axes privilégiés : conflits, crises, pauvreté, développement et relations internationales.
Bibliographie
Bélanger R, Paul. 1988. « Les mouvements sociaux à l’aube des années 1990 », Nouvelles pratiques sociales 1(1) : 101-113.
Bélanger R, Paul et Benoit Lévesque. 1992. « Éléments théoriques pour une sociologie de l’entreprise : des classiques aux néo-classiques », Cahiers de recherche sociologique 18-19 : 55-92.
Bernoux, Philippe. 1985. La sociologie des organisations. Paris : Seuil.
Boucher, Jacques. 1990. « Les mouvement sociaux : réflexion à partir des théories de l’action collective et de la régulation », Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales, ET9003. Montréal : CRISES.
Crozier, Michel et Erhard Friedberg. 1977. L’acteur et le système. Paris : Seuil.
Dubet, François. 1973. « Les nouveaux mouvements sociaux », in. F. Chazel (dir.) Action collective et mouvements sociaux, pp. 61-69. Paris : PUF.
Melluci, Alberto. 1978. « Société en changement et mouvements sociaux », Sociologie et société 10(2) : 37-53.
Mouffe, Chantal. 1983. « Socialisme, démocratie et mouvements sociaux », in. C.Bucigluchsmann (dir.) La gauche, le pouvoir et le socialisme, pp. 147-156. Paris : PUF.
Neveu, Erik. 1996. Sociologie des mouvements sociaux. Paris : La Découverte.
Offe, Claus. 1985. « New social movements: challenging boundaries of institutional politics », Social Research 2(4): 817-867.
Roc, Jean-Claude. 1993. « La CSN et le mouvement nationaliste québécois », mémoire de maîtrise. Montréal : Université du Québec à Montréal.
Teulon, Frédéric. 2000. Changement social et conflits. Paris : Ellipses.
Touraine, Alain. 1978. La voix et le regard. Paris : Seuil.
Touraine, Alain. 1973. Production de la société. Paris : Seuil.
Vaillancourt, Jean-Guy. 1991. « Mouvement ouvrier et nouveaux mouvements sociaux : l’approche d’Alain Touraine », Cahiers de recherche sociologique 17 : 213-221.