Investissements agricoles étrangers et enjeux fonciers en Afrique subsaharienne
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Par Pascal Vallières,
Depuis 2008, l’annonce d’acquisitions de vastes terres agricoles africaines par des capitaux étrangers a retenu l’attention de nombreux médias internationaux (Le Monde, 2009; La Presse, 2009; Business Week, 2009; The Financial Times, 2009; Jeune Afrique, 2010). Connu sous l’expression anglaise « land grab », ce phénomène est venu réveiller le spectre d’une recolonisation de l’Afrique, rappelant la première ruée qu’avait connue le continent au XIXe siècle.
Toutefois, les ex-puissances coloniales européennes se voient maintenant concurrencées par les pays émergents tels que la Chine, la Corée du Sud et l’Inde, de même que par les monarchies pétrolières du Golfe Persique, démontrant une fois de plus l’attrait que suscitent les ressources naturelles du continent africain. On observe un nouvel élément à ce problème : on n’acquiert plus seulement des concessions minières ou forestières, tel que par le passé, mais bien des terres agricoles permettant de produire des cultures céréalières et/ou des agrocarburants, dans la plupart des cas destinées à l’exportation.
La question qui nous préoccupe maintenant consiste à savoir comment les pays africains peuvent répondre à cette demande étrangère sans compromettre les droits fonciers des communautés locales et leur sécurité alimentaire (UA/FAO/BAD, 2009: 26-27).
Cet article vise à expliquer ce phénomène, en présentant tout d’abord quelques-uns des cas emblématiques rapportés par la presse et les rapports qui ont étudié cette question. Nous chercherons ensuite à présenter les causes conjoncturelles de ce phénomène à l’échelle globale et leurs implications au niveau local. Nous analyserons ainsi les perspectives des différents acteurs sociaux, tels les communautés locales, les ONG, les États africains et les investisseurs étrangers. Nous verrons finalement quels sont les enjeux fonciers soulevés par ces modèles d’investissement et quels sont les défis auxquels font face les gouvernements africains afin de sécuriser les droits fonciers des communautés locales.
Quelques cas emblématiques
Les cas présentés ici illustrent la diversité des situations rencontrées tout en mettant en évidence la tendance qui s’installe. Commençons tout d’abord par le cas du Soudan. En 2009, Jarch Capital, une compagnie d’investissement américaine enregistrée dans le paradis fiscal des Îles Vierges, a pu y négocier un bail sur une terre de 400000 ha. Cette opération a été rendue possible par l’acquisition de 70% des parts de la compagnie sud-soudanaise LEAC for Agriculture and Investment Co Ltd. Celle-ci est dirigée par le fils de Paulino Matip, commandant de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) qui a longtemps combattu le gouvernement central de Khartoum avant de prendre le contrôle du sud du pays. Refusant de révéler les termes du contrat, l’acquéreur a tout simplement répondu aux journalistes trop curieux : « You have to go to the guns: this is Africa » (Blas et Wallis, 2009; Silver-Greenberg, 2009).
Au Mozambique, le gouvernement de l’île Maurice a, par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères, obtenu un bail à long terme pour 20 000 ha de terres agricoles. Dès la conclusion de l’entente, en août 2009, le ministère mauricien de l’agro-industrie s’est empressé de sous-louer la terre à deux grandes entreprises. La première, Vitagrain de Singapour, qui est sous contrôle de la société de capital de risque Intrasia Capital, doit cultiver du riz hybride destiné au marché africain. La deuxième, Nin Group du Swaziland, est spécialisée dans l’élevage du bétail et la culture des agrocarburants (GRAIN, 2009a; Vitagrain, 2009).
En ce qui concerne le Mali, 100 000 ha de l’Office du Niger ont été octroyés à Libya Africa Investment Portfolio, un fonds souverain du gouvernement libyen, par l’intermédiaire de sa filiale locale Malibya. Ces superficies seront vouées à la production à grande échelle et mécanisée de riz hybride, destiné principalement à l’exportation. La Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP) et la section locale de Via Campesina prévoient des effets négatifs sur les communautés locales du cercle de Macina. Ces organisations soulignent que les besoins d’irrigation du projet entreront en compétition avec ceux des paysans et que ceux-ci risquent d’être expulsés de leurs terres. Des craintes sont également exprimées selon lesquelles l’introduction de semences hybrides pourrait menacer la diversité des semences de riz locales (Clavreul, 2009; Coulibaly et Monjane, 2009; Koné, 2009).
Du côté de la Tanzanie, le gouvernement a alloué à la compagnie britannique Sunbiofuels 8 000 ha afin d’y produire des agrocarburants dans le cadre d’un projet qui doit à terme s’étendre sur une superficie de 40 000 ha. Sur le site Internet de la compagnie, on apprend que ces terres, soi-disant dégradées, sont situées à 70 km au nord-ouest de la capitale, « an ideal location », et qu’un bail de 99 ans a pu permettre de sécuriser l’investissement. La compagnie tient à nous assurer qu’aucune culture vivrière, ni bâtiment communautaire n’ont été déplacés et qu’aucune communauté n’a dû être expropriée (Sunbiofuels, 2009). Des informations contradictoires indiquent toutefois que des agriculteurs auraient été évincés après avoir reçu une maigre compensation. À l’heure actuelle, 11 millions d’hectares, près d’un huitième du pays, auraient déjà été alloués à des compagnies internationales afin d’y produire des agrocarburants destinés à l’exportation (Debailleul, 2009).
Le Ghana a également misé sur les agrocarburants, ouvrant ses portes à des investisseurs israéliens (100 000 ha), indiens (50 000 ha), italiens (10 000 ha), norvégiens (10 000 ha), brésiliens, chinois, hollandais et allemands, tous attirés par la possibilité d’y cultiver du jatropha à des coûts très compétitifs. Dans la majorité des cas, les terres sont allouées par le Ghana Investment Promotion Council. Toutefois, un vif débat a été soulevé par les ONG locales, accusant la firme-conseil Rural Consult, spécialisée dans les agrocarburants, de favoriser l’accaparement des terres du pays par des compagnies étrangères (Dogbevi, 2009).
Le récent rapport de Cotula, Vermeulen, Leonard et Keeley (2009), intitulé Land grab or development opportunity? Agricultural investment and international land deal in Africa, dresse un portrait de la situation actuelle en analysant de plus près les cas de l’Éthiopie, du Mali, du Soudan, de Madagascar, du Ghana, du Mozambique et de la Tanzanie. Nous nous référerons à ce rapport tout au long de ce travail, car il rassemble des informations tant qualitatives que quantitatives, permettant d’obtenir un portrait plus clair de la tendance qui se dessine sur le continent.
Malgré la difficulté d’obtenir des données à jour et complètes, l’analyse quantitative des inventaires nationaux de cinq pays[1] fait état d’attributions de l’ordre de 2,5 millions d’hectares durant la période de 2004 à 2009 et ce, en excluant les allocations de moins de 1 000 ha. Le Madagascar et l’Éthiopie enregistrent les allocations de terres les plus importantes, soit plus de 800 000 ha et 600 000 ha chacun. Ces chiffres correspondent respectivement à 2,29% et 1,39% des terres propres à l’agriculture pluviale dans ces deux pays. Ce sont toutefois le Soudan et le Mali qui ont connu les plus importants investissements étrangers, totalisant près de 440 millions $US pour le premier et près de 292 millions $US pour le deuxième (Cotula et al, 2009 : 41-42). D’après les auteurs du rapport, ces données doivent toutefois être considérées comme conservatrices puisqu’elles n’incluent pas les demandes d’attribution en cours.
Causes conjoncturelles
Différents facteurs permettent de mieux expliquer cet engouement pour les terres agricoles africaines. La hausse des cours du pétrole en 2007 et les sécheresses qu’ont connues l’Europe de l’Est et l’Australie sont les éléments auxquels on attribue le plus souvent la crise alimentaire mondiale de 2007-2008. Toutefois, il ne faudrait pas oublier l’effet combiné des spéculations sur les produits agricoles ainsi que l’accaparement des terres pour la culture d’agrocarburants. En synergie avec la crise alimentaire, la crise financière est venue exacerber la demande pour les « investissements alternatifs », tels les infrastructures ou les terres agricoles. Ces dernières constituent un placement stratégique puisque leur valeur ne suit pas les variations des autres actifs comme l’or ou les devises (GRAIN, 2009: 2). Tout récemment, Michel Juvet, membre de la direction de la banque Bordier à Genève, recommandait « l’Afrique aux investisseurs patients », affirmant qu’il s’agissait du nouveau marché émergent (Le Temps, 2010).
Ainsi, avec la libéralisation économique, la globalisation du transport et des communications et l’augmentation de la demande alimentaire et énergétique mondiale, de nombreux acteurs économiques, tels que les compagnies internationales d’agrobusiness, les banques d’investissement, les fonds alternatifs, les fonds souverains (sovereign wealth funds), les négociants en matières premières, les fonds de pension, les fondations et autres investisseurs privés se sont tournés vers les terres agricoles des pays africains. Les destinations phares de ces investissements sont aujourd’hui majoritairement des pays côtiers comme le Kenya, la Tanzanie, le Mozambique, le Madagascar, l’Angola, la République démocratique du Congo, le Cameroun, le Nigéria, le Ghana, la Sierra Leone et le Sénégal, mais aussi des pays enclavés tels le Malawi, la Zambie, le Zimbabwe, l’Ouganda, le Mali et l’Éthiopie (Châtel, 2010; Cotula et al., 2009: 25; GRAIN, 2007a; Ho, 2010).
Le puissant lobby qui se met en place aujourd’hui cherche à obtenir des conditions favorables pour faciliter et protéger les investissements agricoles des grandes entreprises. Pour ces personnes, l’objectifs est « […] de se débarrasser de ces lois foncières gênantes qui ferment les possibilités de propriété aux étrangers, d’annuler les restrictions sur les exportations alimentaires en vigueur dans les pays hôtes et de contourner toutes les réglementations concernant les organismes génétiquement modifiés » (GRAIN, 2009: 3). Pour ce faire, les investisseurs ont pu bénéficier de l’implication de la Société financière internationale et du Foreign Investment Advisory Service, organisations membres du Groupe de la Banque Mondiale, qui fournissent une assistance technique et des services-conseils aux gouvernements des pays les moins avancés et des pays en développement. Chargées des opérations avec le secteur privé, ces organisations ont contribué à implanter dans ces pays des politiques et des procédures permettant d’acquérir et de sécuriser les droits fonciers des investisseurs, allant jusqu’à participer à la réécriture des lois régissant l’investissement (Daniel et Mittal, 2010: 13-20).
Question de prix et de conditions
Les gouvernements africains, dont plusieurs sont bénéficiaires de l’aide alimentaire internationale, acceptent de concéder une partie de leur souveraineté territoriale pour des intérêts économiques. Comme l’exprimait encore une fois Michel Juvet avec sa logique comptable, « le fait de donner à un pays étranger une partie de son propre territoire n’est pas nécessairement néfaste. C’est surtout une question de prix et de conditions » (Le Temps, 2010). Regardons donc de plus près les prix et les conditions qui s’appliquent dans ces attributions de terres arables.
Les gouvernements hôtes ont tendance à jouer un rôle clé dans l’affectation des baux fonciers, notamment parce qu’ils possèdent formellement l’entièreté ou la majeure partie des terres dans de nombreux pays africains. Les baux emphytéotiques, plus que les achats, constituent la norme et leur durée oscille entre 50 (contrats renouvelables dans les cas observés au Mali, en Éthiopie et au Mozambique) et 99 ans, comme cela est pratiqué en Tanzanie. Les gouvernements africains tendent à charger aux investisseurs étrangers des coûts de location excessivement bas ou à des taux nominaux. Les investisseurs peuvent également se voir accorder une exemption de taxe foncière pour une période donnée, correspondant à des économies de plusieurs millions de dollars. Les répercussions économiques de ces investissements sont perçues comme étant les principaux bénéfices (Cotula et al., 2009: 76-79).
De plus, soulignons que les gouvernements de certains pays africains ont élaboré des processus administratifs visant à faciliter les investissements étrangers. Par exemple, au Mali, au Mozambique et au Ghana, des agences nationales pour la promotion des investissements ont été mises en place afin de faciliter l’acquisition des permis et des autorisations nécessaires. Des banques de terres sont également constituées, comme celle de la Tanzania’s investment promotion agency, qui a identifié 2,5 millions d’hectares de terres disponibles pour des projets d’investissement (Cotula et al., 2009: 67).
Les résultats pour l’Éthiopie, le Ghana, le Mali et Madagascar indiquent que les terres sont le plus souvent allouées à des compagnies privées plutôt qu’à des entités étatiques, même si la diplomatie intergouvernementale facilite les accords (Cotula et al., 2009 : 47). Les réflexions de Coquery-Vidrovitch, concernant l’époque des grandes compagnies concessionnaires en Afrique Équatoriale Française, pourraient s’appliquer à la situation actuelle. Elle soutient qu’un État qui recourt à l’initiative privée pour mettre en valeur ses ressources, évitant ainsi de faire lui-même les investissements nécessaires au développement du pays, se soustrait à ses obligations. Cette orientation constitue en quelque sorte une « démission de l’État » (Coquery-Vidrovitch, 2001: 25).
Les raisons les plus souvent évoquées par les pays hôtes sont la stimulation de l’économie locale, la création d’emplois, le développement des infrastructures, l’introduction de nouvelles technologies, l’accès à de nouveaux marchés et l’amélioration de la compétitivité. Toutefois, il ne faudrait pas oublier les effets pervers de ces investissements, tels que la dégradation environnementale, la croissance des inégalités socio-économiques et le manque d’intégration de ces projets dans l’économie locale (Ward, 2008: 1), autant d’éléments sur lesquels nous reviendrons plus en détail.
Des terres vraiment vacantes?
Des données issues de l’imagerie satellitaire datant de 1995-1996 indiquent qu’il y aurait environ 800 millions d’hectares de terres cultivables sur le continent africain, dont près de 200 millions déjà utilisées (Fisher et al., 2002). Toutefois, ces chiffres semblent sous-estimer l’usage actuel des terres africaines en ne tenant pas compte de la rotation des cultures et des terres en jachère. En établissant un ratio d’une parcelle en culture pour cinq parcelles en jachère, le total dépasse largement celui des réserves annoncées (Cotula et al, 2008: 20). Malgré tout, les gouvernements africains entretiennent le mythe de l’abondance des terres cultivables afin d’attirer l’attention des investisseurs intéressés à profiter de la croissance de la demande mondiale en nourriture et en carburant et des pays étrangers soucieux de sécuriser leur approvisionnement alimentaire et énergétique.
Des termes tels « terres vacantes », « terres neuves », « terres inoccupées » et « terres incultes » sont utilisés afin de justifier les généreuses allocations faites à des investisseurs, exprimant de la part des États hôtes une perspective axée sur la productivité et la rentabilité. Toutefois, dans la majeure partie des cas, les terres ainsi décrites sont cultivées et habitées par des populations locales qui n’en détiennent pas les titres de propriété. Lorsque ces terres sont visées par des investissements, elles risquent d’être éventuellement réclamées par des paysans, des éleveurs ou des chasseurs, sur la base d’un usage présent, saisonnier ou futur, créant ainsi des situations conflictuelles (Cotula et al., 2009; Daniel et Mittal, 2010).
Mais les États hôtes et les investisseurs (qu’ils soient corporatifs ou gouvernementaux) disposent d’une panoplie d’outils légaux, financiers et politiques auxquels les paysans pauvres n’ont pas ou peu accès (GRAIN, 2009). Ces derniers apprennent bien souvent trop tard que la terre de laquelle ils tiraient leur subsistance appartient désormais à ces nouveaux venus. L’accaparement de terres agricoles africaines est tel qu’il peut représenter une menace directe à l’agriculture vivrière traditionnellement pratiquée par les paysans africains et, par le fait même, à leur mode de vie et à leur subsistance : « land allocations on the scale documented in this study do have the potential to result in loss of land for large numbers of people. As much of the rural population in Africa crucially depend on land for their livelihoods and food security, loss of land is likely to have major negative impacts on local people » (Cotula et al., 2009: 90).
Le cas de l’Éthiopie, par exemple, est symptomatique du fait qu’une importante partie des terres attribuées par le gouvernement se concentre dans les zones les plus favorables à l’agriculture et/ou les plus près des marchés. Selon Nyikaw Ochalla, directeur de l’Organisation pour la survie des Anuak, le gouvernement éthiopien « trompe toutes ces entreprises étrangères en prétendant que les vastes terres fertiles qui leur sont louées ne sont que des « terres à l’abandon » et que les transactions n’ont donc aucun impact socio-économique ni environnemental sur la vie et les moyens de subsistance des populations indigènes de la région » (Ochalla, 2010). Rappelons que cette nouvelle pression sur les terres agricoles s’ajoute à la forte densité démographique, qui est de 1 000 habitants par km2 de terre cultivable, faisant de l’Éthiopie la montagne la plus peuplée du monde (Gascon, 1995 : 365). Les populations éthiopiennes, qui ont connu depuis 1958 des déplacements forcés à répétition et des déportations vers les basses terres infestées de moustiques et de mouches tsé-tsé, risquent encore une fois de se voir privées des terres les plus productives (Lacey, 2004).
L’un des importants problèmes à cet égard tient au fait que les gouvernements hôtes, détenant un monopole foncier, peuvent contractuellement s’engager à fournir des terres avant même de consulter leurs utilisateurs locaux: « Evidence of pre-existing land use and claims in areas allocated to investors was […] provided by the qualitative studies in Tanzania and Mozambique » (Cotula et al, 2009; Nhantumbo et Salomao, 2010; Sulle et Nelson, 2009).
Lorsque des législations ou des politiques existent afin de garantir la consultation des communautés à travers le processus de transfert des terres, comme c’est le cas au Ghana et au Mozambique, l’implantation de ces politiques demeure incomplète, les conditions de partage des bénéfices avec les communautés restent vagues et les femmes et les minorités continuent d’être exclues des décisions. « Les concertations se font entre parties aux pouvoirs de négociation totalement asymétriques », souligne Michael Taylor de la Coalition internationale pour l’accès à la terre (Cirad, 2009). Dans certains cas, comme en Tanzanie, les paysans évacués des terres nationales (considérées comme « general land », par opposition à « village land ») ne sont éligibles à aucune compensation (Cotula et al., 2009 : 71-73). En outre, le manque de transparence et de contrepoids dans les négociations contractuelles favorise la corruption et tend à restituer les bénéfices aux riches et aux puissants. Il apparaît clairement que les priorités économiques nationales font en sorte que les intérêts des investisseurs priment sur les droits des populations locales.
Agrocarburants et menaces à la sécurité alimentaire
Dans le domaine énergétique, l’acquisition de terres cultivables sur le continent africain demeure stratégique dans la mesure où la production d’agrocarburants est encouragée par les politiques d’approvisionnement européenne et états-unienne. La perspective de vente de crédits-carbone constitue un autre incitatif économique. Toutefois, ces intérêts entrent directement en conflit avec les objectifs de sécurité alimentaire des pays hôtes, lesquels voient leur biodiversité menacée et leurs forêts, sols et ressources hydriques soumis à d’immenses pressions.
Les études, telles que celle menée par l’International Institute for Applied Systems Analysis et l’OPEC Fund for International Development, démontrent que la croissance de la production d’agrocarburants détourne les terres, l’eau et les autres ressources nécessaires à la production vivrière, exacerbant ainsi l’insécurité alimentaire.
Ainsi, l’expansion des agrocarburants de première génération[2] aura des effets considérables sur les prix alimentaires à l’échelle mondiale : « For example in 2020, a production level of first-generation biofuels contributing a 2, 4 or 6 percent share in total transport fuels results in world cereal price increases of the order of 5, 20 and 34 percent respectively. Such increases will cause a serious deterioration of food security in many developing countries with limited domestic food production and lack of foreign exchange earnings to finance essential food imports » (Fischer et al., 2009: 181). L’adoption incontrôlée des agrocarburants risque également d’entraîner « la substitution des systèmes autochtones de culture, de pacage et de pâturage, basés sur la biodiversité, par de la monoculture et des cultures d’agrocarburants génétiquement modifiés » (GRAIN, 2007b). Jacques Diouf, directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, soulignait également le bilan environnemental négatif de la production d’agrocarburants (FAO, 2008). S’ajoutent à cela les questions éthiques que suscite l’accaparement des terres agricoles par l’industrie des agrocarburants, alors que de nombreux pays africains font face à des besoins alimentaires croissants (Pimentel, 2009).
Malgré l’appel à un moratoire sur les nouveaux développements d’agrocarburants par les membres d’organisations de la société civile africaine, une trentaine de pays africains se sont déjà lancés dans la course aux agrocarburants depuis la mise sur pied, en 2006, de l’Association des pays africains non producteurs de pétrole (GRAIN, 2007b; Kéfi, 2010). Plusieurs pays de la sous-région ouest-africaine, tels que le Sénégal, le Mali, le Ghana et le Nigéria, ont élaboré des politiques et stratégies nationales en matière d’agrocarburants. Celles-ci visent à mettre sur pied des comités techniques chargés de « définir les politiques à mettre en œuvre dans ce secteur, de créer un cadre législatif et réglementaire incitatif pour la production et l’utilisation des biocarburants et de développer à court et moyen termes, des filières » éthanol et oléagineuse (Gandonou, 2007). Alors que la Côte d’Ivoire et le Nigéria optent pour la production d’éthanol à partir du manioc, de la canne à sucre et du maïs, des pays comme le Ghana, le Sénégal et le Mali se tournent davantage vers le jatropha curcas, une plante oléagineuse non comestible dont l’exploitation industrielle sur des terres à vocation vivrière présente toutefois le risque de conflits d’usage.
La deuxième Conférence internationale sur les biocarburants, tenue du 10 au 12 novembre 2009 à Ouagadougou, regroupait différents acteurs sociaux sous le thème « Les biocarburants : facteur d’insécurité ou moteur de développement? »[3]. Malgré des objectifs visant à se questionner sur la responsabilité des agrocarburants dans la crise alimentaire et leurs impacts sur l’environnement, l’économie et les dynamiques sociales, les informations disponibles sur le site Internet de la conférence font état d’une surreprésentation des acteurs de la filière des agrocarburants et, conséquemment, d’une faible participation de la société civile et des organisations paysannes. L’utilisation du terme « biocarburants » dans l’intitulé de la conférence n’est sûrement pas anodine. Elle consiste à reverdir l’image d’une industrie gourmande en engrais et en pesticides en lui accolant un préfixe à connotation positive. La tenue conjointe d’un forum de rencontres sur le financement de projets constitue le programme caché de cette conférence : permettre aux bailleurs de fonds (dont la transnationale Total, « partenaire » de l’événement) de développer des liens avec les porteurs de projets. Cet événement parallèle laisse sous-entendre un plus grand intérêt pour le développement économique de cette industrie plutôt qu’une profonde remise en question de celle-ci.
Toutefois, la volonté des gouvernements africains d’accélérer les investissements se heurte dans certains cas à une levée de boucliers de la part des populations locales. Ainsi, des soulèvements populaires en lien avec des projets industriels d’agrocarburants ont éclaté dans des pays tels que l’Afrique du Sud, l’Ouganda et le Ghana. Du côté de Madagascar, les émeutes d’Antananarivo en janvier 2009 ont contraint le gouvernement à annuler la signature d’un contrat léonin avec la société sud-coréenne Daewoo Logistics, lequel octroyait 1,3 million d’hectares de terres arables à la culture industrielle du maïs et du palmier à huile pour la production d’agrocarburants. « L’affaire Daewoo a eu d’autant plus de résonance dans un pays où 70% de la population est rurale qu’elle met en lumière une contradiction entre la redistribution des terres aux paysans prévue par une réforme majeure entamée en 2005 et l’ouverture de ce marché aux sociétés étrangères » (AFP, 2009).
Effets pervers de l’agribusiness
Alors que les pays hôtes s’attendent à voir se développer les infrastructures, les techniques modernes d’agriculture ainsi que le marché de l’emploi national, ces attributions de terres s’accompagnent d’effets pervers qui s’ajoutent à l’insécurité foncière. Ainsi, l’introduction d’une agriculture industrielle associée aux contrats d’agribusiness s’accompagne le plus souvent de fertilisants, d’herbicides et de pesticides, dont certains sont interdits dans les pays occidentaux. L’expérimentation et l’utilisation de semences hybrides sur de grandes superficies risquent également d’entraîner la pollution génétique de semences paysannes traditionnelles, pavant ainsi la voie à l’industrie biotechnologique et ses brevets, avec les conséquences néfastes que cela comporte pour les droits des paysans et la souveraineté alimentaire des peuples africains (CNOP/BEDE/IIED, 2008).
La construction de barrages pour l’irrigation des grandes cultures menace de causer des inondations sur les terres avoisinantes, là où les paysans locaux pratiquent une agriculture traditionnelle, tel que cela a été observé au Kenya (Silver-Greenberg, 2009). Les pratiques culturales industrielles contribuent également à la pollution des nappes phréatiques et à l’épuisement des sols. Ces atteintes à l’environnement ne sont toutefois pas sanctionnées, étant donné la faible effectivité du droit de l’environnement dans la plupart des pays africains (Granier, 2008). Ici, les questions de responsabilité sociale et environnementale sont tout simplement évacuées. De plus, comme les gouvernements africains sont plus soucieux d’attirer l’investissement direct étranger que de promouvoir l’entreprenariat local, les paysans africains se trouvent exclus des contrats gouvernementaux en raison du fait qu’ils ne rencontrent pas les standards imposés en termes de taille de l’exploitation, de capital financier, de technologies et de certification (Cotula, Dyer et Vermeulen, 2008: 18).
Les vastes étendues de terres cultivées demandent une augmentation de la mécanisation, réduisant considérablement le nombre d’emplois espéré. La maigre main-d’oeuvre que ces projets embauchent est souvent payée à des salaires misérables. Par exemple, les ouvriers travaillant dans les plantations de canne à sucre d’Addax Bioenergy Switzerland, en Sierra Leone, sont payés l’équivalent de 2,50 $US par jour (Daniel et Mittal, 2010: 24). Dans le cas des projets chinois, les investisseurs préfèrent employer leurs compatriotes comme ouvriers agricoles, d’où la supposée émergence de villages « Baoding »[4] dans près d’une vingtaine de pays africains, dont le Kenya, le Nigéria, l’Ouganda, le Soudan et la Zambie, lesquels abriteraient de 400 à 2 000 ouvriers agricoles chinois (Perrot et Malaquais, 2009; Coonan, 2008).
Ainsi, ni l’adoption de ces nouvelles techniques agricoles ni la venue de ces investissements étrangers ne sauraient garantir un développement socialement équitable (Vall et Alary, 2006: 279). Ces éléments illustrent les défis auxquels la paysannerie et l’agriculture africaine sont confrontées dans « le contexte de la mondialisation, au sein de laquelle l’accès aux marchés, tant locaux que mondiaux, se trouve âprement disputé » (IIED/NRI/RAS, 2005: 7-8).
Tout récemment, le gouvernement français affichait des inquiétudes par rapport à ces investissements étrangers, redoutant qu’ils puissent être « mal préparés et mal conduits » ou qu’ils relèvent « d’une simple logique de rentabilité financière court-termiste » risquant de causer « de graves dommages sociaux et environnementaux ». La France s’inquiète également du fait que, dans les pays hôtes, « les politiques et les modes de gouvernance du foncier ne sont pas propices à la sécurisation effective et durable du domaine foncier pour les occupants sans titre comme pour les investisseurs » (Châtel, 2010).
Du droit coutumier à la propriété privée
L’équation fondamentale proposée par Le Roy permet d’envisager le foncier comme un « rapport social ayant la terre ou le territoire comme assise et enjeu et où les variables économiques, juridiques et les techniques d’aménagement de la nature sont pondérées par le facteur politique aux différentes échelles locale, nationale et internationale » (Le Roy, 1995 : 455). Dans la situation actuelle, le rapport social à la terre est marqué par les intérêts contradictoires et conflictuels des paysans, éleveurs, pouvoirs locaux, États, développeurs, élites citadines, institutions internationales et sociétés multinationales s’affrontant sur un même terrain (Blanc-Pamard et Cambrézy, 1995 : 8).
Les terres sollicitées par les investisseurs risquent d’être éventuellement réclamées par des groupes de filiation (lignages, clans, tribus), des autorités traditionnelles, des ménages ou des individus sur la base du droit coutumier, alors que, dans la pratique, les règles de tenure foncière ont connu de nombreuses transformations à travers les interactions culturelles, l’augmentation démographique et les changements socio-économiques et politiques qui se sont opérés au cours de l’histoire (Cotula et al., 2009: 90). Il convient de souligner que la « propriété privée ou individuelle est longtemps restée inconnue dans les régions les moins denses où le sol ne constitue pas un capital, mais permet la survie. La terre non occupée est une réserve à l’instar de la jachère. Quand les conditions sont remplies, on les occupe à nouveau » (Ndembou, 2006: 297).
La vision occidentale du foncier, associant systématiquement sécurité et propriété privée, reste inadéquate dans les situations de « marchandisation imparfaite de la terre » telles que celles prévalant en Afrique. Quoi qu’il en soit, le dogme de la propriété privée tend à vouloir s’imposer par les pressions externes qui s’exercent sur les États africains (Le Roy, 1995 : 461). Ainsi, à partir du début des années 1990, les politiques économiques plus libérales, impulsées par les plans d’ajustement structurel, ont contribué à la révision des législations sur la terre et sur les ressources naturelles dans plusieurs pays.
Du côté de la Banque Mondiale, on estime qu’à travers toute l’Afrique, seulement de 2 à 10% des terres seraient détenues à travers un régime foncier formel. Ces dernières seraient majoritairement situées en milieu urbain (Deininger, 2003). Dans certains pays, les droits coutumiers sont protégés, à condition que les terres soient mises en valeur, ce qui réduit considérablement la possibilité de voir ces droits respectés. Par exemple, dans le cas du Mali, les articles 45 et 47 du Code domanial et foncier de 2000, reconnaissent les droits coutumiers individuels « quand ils comportent emprise évidente et permanente sur le sol se traduisant par des constructions ou une mise en valeur régulière » (République du Mali, 2000). Toutefois, une modification, ratifiée par la loi en 2002, est venue fragiliser la sécurité foncière des paysans, faisant du titre foncier l’unique preuve du droit de propriété foncière et d’immatriculation. Ainsi, « le coût relativement élevé des différentes procédures combiné à l’ignorance des paysans sur les procédures légales entraîne leur exclusion de la propriété foncière légale » (Djiré, 2007 : 12). Les ruraux demeurent donc dans une inexistence juridique qui se traduit en insécurité effective. Dans ces conditions, seule la bourgeoisie urbaine, bureaucratique et commerçante réussit à sécuriser ses acquisitions foncières, développant des opportunités d’affaires en tant qu’intermédiaire pour les investisseurs étrangers avides de terres arables (Cotula et al, 2009; Djiré, 2007).
En dissociant le contrôle du sol de l’usage des ressources qui y sont attachées, les politiques foncières ont contribué à précariser les droits fonciers des paysans africains, portant atteinte aux modes de gestion sociale de l’espace et aux règles d’accès et d’usage aux ressources (Blanc-Pamard et Cambrézy, 1995 : 9). Face au phénomène actuel d’accaparement des terres, plusieurs pays africains ne disposent pas de mécanismes de protection des droits et intérêts des paysans locaux (Cotula, 2009: 7).
Sécurisation des droits fonciers
Si la tenure foncière réfère aux autorités, aux institutions, aux règles et aux normes qui gouvernent l’accès à la terre par les personnes, la sécurisation des droits fonciers se rapporte à la possibilité pour ces personnes de faire appel à ces diverses sources de légitimation et de pouvoir permettant d’utiliser, de contrôler et de gérer la terre dans une perspective à long terme. Il s’agit donc d’un processus qui valide et garantit les droits existants, leur procurant une reconnaissance légale. Il est reconnu que la sécurisation foncière et l’accès équitable à la terre et aux ressources naturelles sont essentiels dans un processus de réduction de la pauvreté et de développement. Toutefois, leur intégration dans les décisions politiques et économiques des pays africains, quoique fondamentale, a été souvent négligée (International Land Coalition, 2008; UA/FAO/BAD, 2009).
Alors que plusieurs pays africains cherchent depuis ces dernières années à concevoir une politique foncière pérenne, il convient de souligner que la difficulté majeure réside dans la diversité spatiale et temporelle des systèmes fonciers locaux, dans leurs dimensions géopolitique, historique, agroéconomique et sociodémographique (Jacquemot, 2000). Un dualisme prévaut entre les règles formelles et informelles qui caractérisent respectivement les institutions étatiques et les systèmes fonciers locaux, lesquels reposent sur des logiques, des discours et des pratiques incompatibles. Alors que la conception endogène et traditionnelle africaine envisage l’espace comme un moyen d’assurer la reproduction du groupe dans ses dimensions matérielles, sociales et idéologiques, la conception européenne appréhende plutôt l’espace comme un capital à exploiter et à rentabiliser (Le Bris et al.,1991). Concrètement, cela se traduit par des institutions locales dont les règles, les procédures et ceux qui les mettent en œuvre sont soit ignorés ou au mieux tolérés par la loi. Ces éléments, qui constituent encore aujourd’hui le fondement des pratiques foncières, sont parfois même encouragés par les agents de l’administration, en contradiction avec les législations nationales, parce que celles-ci ne leur permettent pas de répondre aux demandes de règlement de leurs administrés (Lavigne Delville et al, 2001).
Soulignons également que les dynamiques des systèmes fonciers locaux sont influencées par des facteurs liés à la classe, au genre, à la région, à la culture, à l’ethnicité, à la nationalité et aux clivages générationnels. Ces éléments, prédominants dans l’accès, le contrôle et l’utilisation de la terre, engendrent un ensemble complexe de réclamations et de conflits en lien avec les ressources foncières, dont la résolution est d’autant plus difficile que les normes et les institutions sont multiples et confuses. À cela s’ajoutent les pressions des institutions internationales, pour lesquelles « la solution passe par la privatisation des terres, censée clarifier et sécuriser les droits, permettre l’accès au crédit et stimuler l’investissement dans l’agriculture » (Lavigne Delville et al, 2000: 15).
Si la consolidation de la notion de propriété privée peut permettre de satisfaire les exigences croissantes des transnationales, elle risque toutefois d’exacerber les tensions qui découlent de la concurrence exercée sur cette précieuse ressource qu’est la terre. Ainsi, plutôt que de favoriser le remplacement des systèmes fonciers locaux par le système moderne de l’immatriculation et du titre foncier, une tendance en faveur de la reconnaissance des droits locaux s’est exprimée par la voix de différents acteurs et observateurs, notamment celle de l’Union africaine.
En l’absence d’une coordination et d’une harmonisation panafricaine en matière de politique foncière, la commission de l’Union africaine a mis en oeuvre en 2006 le développement d’un cadre de référence et de lignes directrices dont l’objectif principal visait à la fois la sécurisation des droits fonciers des populations du continent et l’amélioration de la productivité agricole, permettant ainsi de relever les défis de la mondialisation. Adoptées trois ans plus tard par l’assemblée des chefs d’États et des gouvernements africains, ces recommandations devaient amorcer une meilleure gouvernance du foncier et des ressources naturelles, permettant la consolidation d’un processus de paix et de développement économique favorable à la stabilité de l’ensemble du continent. La reconnaissance de la souveraineté de chacun des États membres laisse toutefois l’application de ces principes à la discrétion de ces derniers, limitant grandement la portée de ces propositions.
Pour les États africains, le défi réside autant dans la reconnaissance de la légitimité des systèmes fonciers locaux et de leur capacité d’adaptation aux changements de contexte que dans l’amélioration de leur rôle et la mise en place d’une interface reliant organisations locales et systèmes d’administration étatiques. L’Union Africaine reconnaît que des mesures doivent être mises en place afin d’éviter que les populations vulnérables ne soient marginalisées par les politiques foncières orientées vers le développement des marchés, entraînant la spéculation et des coûts élevés de transferts de droits fonciers (UA/FAO/BAD, 2009: 31-32).
La notion de gouvernance foncière apparaît dans les discours des chefs d’États africains, depuis que le mot d’ordre de « bonne gouvernance » a été lancé par les institutions telles que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. Cette notion réfère au processus par lequel les décisions regardant l’accès et l’usage de la terre sont prises, la manière dont elles sont implantées ainsi que la façon dont les conflits d’intérêts sont résolus (UA/FAO/BAD, 2009: 40). Malgré cette bienveillance apparente, la gouvernance foncière constitue un dispositif techno-légal, procédural et politique par lequel les États africains infléchissent leurs politiques foncières dans le sens de l’instauration d’environnements institutionnels favorables à leur ouverture aux marchés financiers globalisés. De plus, une multiplicité d’acteurs intervenant à l’intérieur des formes contemporaines de gouvernance foncière interagit « dans des relations complexes de compétition et d’alliances, étroitement articulées avec les processus locaux de recomposition sociopolitique. » Ces dynamiques foncières sont caractérisées « par un pluralisme juridique, une prolifération institutionnelle, voire une forte politisation de la question foncière » (Chauveau et al., 2006: 3).
Il est clairement mentionné, dans le document Land policy in Africa: A Framework to strengthen land rights, enhance productivity and secure livelihoods, que la création d’un environnement favorable au transfert et à l’échange des droits fonciers « will expand opportunities for the acquisition of land resources for many agricultural users engaged in large or small scale, formal or informal operations » (UA/FAO/BAD, 2009: 33-34). Comme la gouvernance foncière entraîne un contrôle sur les droits fonciers, dans plusieurs pays africains, elle permet d’accumuler et de dispenser des pouvoirs politiques et économiques ainsi que des privilèges, laissant place au patronage, au népotisme et à la corruption. Ainsi, il est à craindre que cette politique favorise davantage une certaine vision de la croissance économique, à travers l’accueil d’investisseurs et d’exploitations de grande envergure, plutôt qu’un développement humain, durable et équitable.
Il est reconnu que l’accès équitable au foncier est l’un des éléments au cœur de la démocratie et du développement durable. Ainsi, les gouvernements africains doivent être à l’avant-garde de la politique et de la réforme foncière, puisque des intérêts politiques sont en jeu (IIED, 2005: 3). L’histoire des colonisations, des conquêtes et de l’ouverture du marché foncier en Afrique doit permettre d’appréhender le contexte actuel et d’identifier les avenues à emprunter pour poursuivre les réformes. Pour ce, l’État doit corriger « l’amnésie structurelle » qui caractérise ses interventions dans l’espace local, « comme si celui-ci était vierge de l’histoire des interventions antérieures » (Chauveau et al, 2006: 60). Car les paysans africains, eux, ont la mémoire longue…
Ainsi, la promotion et le développement d’une réforme du système foncier doivent se faire à travers un processus d’implantation et d’évaluation le plus inclusif et participatif possible, afin de favoriser l’adhésion des différents acteurs locaux et d’améliorer l’accès à la terre pour les populations vulnérables. Les revendications et les doléances en provenance des organisations de la société civile, trop souvent ignorées, doivent être prises en considération dans la formulation des politiques foncières (UA/FAO/BAD, 2009: 42-45).
Conclusion
Étant donné la longue durée d’attribution et l’importante superficie de la plupart des récentes acquisitions de terres, les gouvernements africains devraient saisir ces opportunités pour faire de l’investissement agricole un des piliers du développement rural à long terme et promouvoir des modèles économiques plus équitables et plus inclusifs. Ainsi, un récent rapport, intitulé Making the most of agricultural investment: A survey of business models that provide opportunities for smallholders, a exploré des modèles d’investissement présentant des alternatives aux acquisitions massives de terres. Des modèles de transactions plus collaboratifs sont présentés, démontrant comment ces partenariats peuvent apporter des bénéfices aux agriculteurs et protéger leurs droits fonciers, tout en garantissant la rentabilité des investissements. Ainsi, il semble exister divers types de participation dont les gros investisseurs et les petits paysans peuvent tirer des avantages réciproques, tels que l’agriculture sous contrat, les contrats de gestion, le fermage et le métayage, les joint ventures et les coopératives fermières (Vermeulen et Cotula, 2010).
Pour ce faire, le pouvoir de négociation des petits agriculteurs locaux doit être renforcé et les relations qu’ils développement avec les investisseurs doivent être appuyées par le gouvernement. La sécurisation des droits fonciers est également une condition fondamentale pour que les communautés puissent développer avec l’industrie agricole des modèles d’investissement durables et équitables, permettant d’assurer une meilleure sécurité alimentaire pour les différentes parties prenantes. Des normes doivent être négociées et appliquées afin de maintenir certaines exigences en termes de création d’emploi, de développement d’infrastructures, de bénéfices pour les communautés, de retombées fiscales pour le gouvernement et de protection environnementale (Cotula et al., 2009).
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[1] Les analyses quantitatives contenues dans ce rapport portent sur l’Éthiopie, le Mali, le Soudan, Madagascar et le Ghana.
[2] Les agrocarburants dits de première génération résultent principalement de deux filières: la filière oléagineuse, à partir de colza, de palme, de tournesol, de jatropha curcas, et la filière éthanol, à partir de la fermentation de sucres de betterave, de blé, de canne à sucre, de maïs et de manioc.
[3] Consulter le site à l’adresse suivante: www.biofuel-africa.org
[4] Ces villages chinois tirent leur nom de la ville de Baoding, dans la province du Hebei (nord-est), dont 10 000 personnes d’origine rurale seraient venues exercer l’agriculture en Afrique, d’après le journal britannique The Independant. Cette nouvelle a toutefois soulevé la suspicion chez certains observateurs.