SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE
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Par Arielle Desforges,
Pour survivre, l’homme a besoin d’eau et de nourriture. Voilà un fait que personne n’osera réfuter. En effet : « L’alimentation est l’action ou la manière de fournir aux êtres vivants la nourriture dont ils ont besoin pour leur croissance, leur développement, leur entretien. Cette acception fonctionnelle souligne une évidence : l’alimentation assure le cycle de la vie d’un individu et la persistance de l’espèce à laquelle il appartient. »[1] L’homme a besoin de manger pour survivre.
Les ressources alimentaires représentent donc un enjeu primordial. Elles sont l’objet d’une quête constante, d’une convoitise non liée à une envie, mais à un besoin vital. Elles sont un des éléments sine qua non à la perpétuation de l’espèce humaine, et de tout animal en général. On pourrait parler ici d’instinct primaire. L’homme doit manger; c’est pour cette raison qu’il a été au fil des siècles en constante recherche de vivres et de moyens de les exploiter selon ses besoins, de manière toujours plus productive.
Une ressource comme celle-ci suscite les convoitises : pour les consommateurs, les raisons sont évidentes. Puisque que nous mangeons tous, nous essayons tous de nous procurer de quoi satisfaire ce besoin. En haut de la chaîne, se trouve le producteur. Bien qu’étant lui aussi consommateur, il retire davantage de ces ressources naturelles. Puisque c’est lui qui les cultive, il peut se permettre ensuite de les échanger contre d’autres biens, ou plus fréquemment dans nos sociétés dites modernes, un outil de transaction tel que l’argent. Ces deux agents de l’échange sont-ils les seuls à bénéficier des ressources alimentaires? On peut bien sûr trouver différents intermédiaires dans l’échange, mais ce ne sont pas ces acteurs là qui nous intéressent. Mis à part ces individus, quels acteurs bénéficient des ressources alimentaires et de leur commerce? Comment en profitent-ils? Quel droit ont-ils dessus? Ce sont là des questions complexes auxquelles nous essaierons de trouver des éléments de réponse.
Revenons d’abord un instant aux producteurs. Les ressources alimentaires leur permettent d’accumuler un certain pécule qui leur offrira une monnaie d’échange pour acheter d’autres vivres. Ils sont en un certain sens des individus indispensables puisqu’ils subviennent à un besoin fondamental de l’homme. D’ailleurs les agriculteurs ont occupé pendant longtemps une place de premier ordre dans la société. Au Moyen Âge, posséder et cultiver la terre portaient en eux une certaine noblesse : les juifs, qui étaient alors considérés comme des citoyens de seconde classe n’y avaient pas accès. Ils ne pouvaient se tourner que vers les métiers alors interdits aux chrétiens, métiers essentiellement liés au commerce. Pour Quesnay, et les physiocrates plus généralement, seule l’agriculture est réellement productive. De son statut, la classe des agriculteurs est donc la seule à créer de la richesse[2]. Cependant, durant les siècles passés, le statut de la classe paysanne a bien changé, et ce pour diverses raisons (urbanisation, industrialisation…). Sans vouloir faire l’apologie de l’agriculture, on peut quand même parfois déplorer ici le peu de considération accordée aux agriculteurs. Comme l’on peut le voir dans certaines régions, ces derniers sont considérés comme des citoyens de second ordre[3]. Ils ne sont plus qu’une classe déchue et exploitable, sans que cela ne remette en cause le caractère indispensable des ressources agricoles.
Les ressources issues de l’agriculture ont toujours été de plus en plus convoitées. Malthus évoquait même les limites de l’agriculture[4], et de sa productivité. Les terres les plus fertiles étaient exploitées en premier. Ensuite, on se tournait vers des terres de moins en moins fertiles. Le coût de production augmentait quand la fertilité baissait. Cela entrainait une hausse de prix de toute la production, puisque le coût pris en compte était celui de la terre la moins fertile. Mais un autre problème se posait : les terres sont une ressource limitée. Arriverait donc, selon lui, un moment où la production ne pourrait plus augmenter (les coûts seraient de toute manière supérieurs au prix que les consommateurs seraient prêts à payer). Il en venait à la conclusion que la population ne devait pas continuer de croître au rythme de l’époque. Même s’il ne prévoyait pas tous les progrès techniques qui allaient survenir, on voit ici une crainte profonde qui est celle du manque de nourriture pour subvenir aux besoins de la population. Le caractère indispensable de l’alimentation ressort. Le problème qui se pose aujourd’hui n’est pas en premier lieu un problème de manque absolu de denrées. La production serait en effet suffisante pour nourrir la planète. C’est la répartition qui est à remettre en cause, mais là commence un autre aspect de notre sujet auquel nous reviendrons plus tard.
On voit donc la place qu’occupent les ressources alimentaires au sein d’une population. Elles permettent de nourrir cette dernière, et procurent une monnaie d’échange aux producteurs, éleveurs, chasseurs, etc. Cela étant dit, il faut voir plus loin. Les acteurs cités plus haut ne sont pas les seuls intéressés. Les ressources alimentaires ne sont plus seulement des ressources pour les consommateurs et les producteurs. Elles sont devenues des ressources pour des personnes tierces. Le caractère indispensable de ces ressources confère un certain pouvoir à ceux qui ont la main mise sur ces dernières. Mais on ne parle pas ici des agriculteurs. Cela fait bien longtemps qu’ils ont perdu la place de premier ordre qu’ils avaient pu occuper autrefois dans la société. Ils demeurent certes indispensables, mais cela n’en fait pas à l’heure actuelle les acteurs principaux. L’ordre hiérarchique établi par Quesnay n’a plus cours. Ce sont au contraire ceux qui ne produisent rien qui sont au pouvoir. Nous ne prônons pas ici un retour à une société où la terre serait symbole de puissance et de noblesse. Loin de nous cette idée. Nous essayons simplement de présenter des faits de manière impartiale. Et le fait est que les producteurs de ressources alimentaires, bien qu’indispensables à la survie de l’homme, ne sont pas pour autant les personnes qui ont le plus grand pouvoir au sein des sociétés « modernes ».
Faisons ici une simplification un peu rapide. D’un côté, les agriculteurs produisent des éléments concrets et solides, cette nourriture qui fournit l’énergie requise au bon fonctionnement de l’organisme et indispensable à la survie de l’homme. Mais, d’un autre côté, ceux qui produisent ces matières premières ne sont pas nécessairement aux commandes. En effet, à l’heure actuelle, dans de nombreuses sociétés, ce sont d’autres individus qui maitrisent les ressources naturelles, ou qui du moins, en tirent profit sans ni les produire ni les consommer. Cela peut paraître relativement abscond; je vais donc éclaircir mes propos. Certains individus arrivent à avoir une certaine emprise sur les ressources alimentaires de sorte qu’ils ont alors un pouvoir réel sur une ou des populations. En effet, qu’y a-t-il de mieux pour contrôler une population que de se poser en maître des ressources qui la font vivre? Les ressources alimentaires étant indispensables à la survie de l’homme, affamer une population est une solution pour arriver à ses fins. Ce phénomène peut se résumer d’après les mots d’Henry Kissinger : «Contrôlez le pétrole et vous contrôlerez les nations, contrôlez la nourriture et vous contrôlerez la population».
Au jour d’aujourd’hui, on peut voir que les ressources alimentaires dépendent en partie des politiques. Sans dire que cela bénéficie directement à des individus en particulier, certaines politiques agricoles mises en place influencent grandement la production et la ventes des produits agricoles. On peut notamment évoquer le rôle que jouent les différentes taxes. Les taxes peuvent permettent d’enrichir un gouvernement, mais il est nécessaire qu’une redistribution s’en suive, ce qui n’est pourtant pas toujours le cas. C’est à ce moment là que l’on peut voir que certaines politiques tirent profit des ressources agricoles.
Les ressources alimentaires sont aussi des ressources pour des individus qui n’ont pourtant rien à voir avec la production de ces dernières. En effet, depuis plusieurs décennies maintenant, les produits agricoles sont entrés dans l’engrenage boursier. C’est donc à la bourse que le prix des denrées alimentaires est fixé, et ce au niveau mondial. Du riz produit en Afrique verra son prix fixé à des milliers de kilomètres, par des personnes qui ne connaissent rien à la réalité agricole. Il n’est pas question ici de remettre en cause le système boursier dans son ensemble, mais il faut souligner tout de même que la spéculation qui opère sur certains marchés boursiers a un impact sur le prix des ressources alimentaires, ce qui, en bout de course, a un impact sur des populations. C’est à ce niveau là qu’un problème peut se poser. Lorsque la spéculation devient trop forte, des personnes en souffrent. Elles n’ont en effet plus les moyens de suivre les hausses de prix qui s’imposent à elles. Ce sont des personnes à des milliers de kilomètres qui décident du prix des denrées de leur assiette. Mais pour les spéculateurs, ces ressources ne représentent qu’une source de profit supplémentaire, sans qu’ils aient nécessairement conscience de l’enjeu caché derrière. Leur seul intérêt reste le profit que peut apporter un investissement dans telle ou telle ressource.
Dernièrement, les denrées alimentaires se sont avérées une source de profit intéressante[5]. Divers fonds d’investissements ont donc investi massivement. Si le prix des ressources augmente, les profits augmentent, et si les profits augmentent, cela permet de réinvestir davantage dans les ressources alimentaires. On peut y voir un cercle vicieux/vertueux, selon le point de vue que l’on souhaite adopter mais il est sûr que des sommes toujours plus importantes se retrouvent sur les marchés boursiers des denrées alimentaires.
Comment expliquer à une population que le prix du blé augmente à cause d’une spéculation qui a cours à des milliers de kilomètres de celle-ci, et que cette spéculation est orchestrée par des investisseurs qui ne portent guère attention à leur réalité. Ici se pose un problème crucial. Deux réalités se font face, mais les forces sont inégales. La classe des producteurs n’est plus considérée comme la classe « première ». Sans dire que celle-ci regroupe des citoyens de second ordre, il faut admettre que la noblesse ne passe plus par la culture de la terre. Les sociétés modernes ont adopté d’autres valeurs, par exemple le contact de l’argent, vu comme sale il y a quelques siècles, a supplanté l’agriculture. Cette domination a lieu également dans la confrontation de nos deux réalités. En effet, les agriculteurs/consommateurs doivent bien souvent se plier aux dures lois des marchés financiers. Ce qui est à déplorer, c’est que des individus manipulent des chiffres derrière lesquels se cache une réalité tangible, sans en avoir pour autant conscience. Ces chiffres ne représentent pas pour eux du blé concret. Ces chiffres représentent des profits associés au blé. Le terme blé n’est sans doute ici qu’un moyen de classer les profits et les investissements car le blé de la bourse n’est peut être pas le même que le blé dont les populations se nourrissent.
Mais ces chiffres que des individus manipulent, ces quantités de denrées que l’on achète, que l’on vend, dans lesquelles on investit et désinvestit ont un impact direct sur le prix de nos aliments. Ce que nous avons dans notre assiette dépendra de l’action d’individus qui n’ont pas conscience de la réalité sur laquelle ils jouent. La distance qui sépare ces deux mondes est regrettable. Ces spéculateurs ne connaitront pas nécessairement le retour de bâton. Le prix des denrées ne les affectera pas autant qu’une population en besoin. Ils en pâtiront peu, en bénéficieront beaucoup, et rien ne changera jusqu’à la prochaine bulle spéculative.
Nous venons de voir que les consommateurs et les producteurs ne sont pas les seuls intéressés dans le commerce des ressources alimentaires. Ce dernier inclus en effet d’autres partis, comme le gouvernement qui établit la politique agricole, les marchés boursiers, les investisseurs, les spéculateurs… Cela peut mener à certaines distorsions, à certains effets pervers qui auront un impact sur la population. Afin d’illustrer notre propos, nous allons considérer un exemple récent, le Sénégal.
Le Sénégal a été victime d’une inflation importante sur le prix les denrées alimentaires[6]. Les denrées à la base de l’alimentation de la population sénégalaise ont été fortement touchées. Entre 2008 et 2009, le prix du lait, du riz et du maïs ont augmenté. Les dépenses des ménages ont augmenté de 28%. On peut noter qu’entre 2000 et 2007, même si le prix annuel de gros du riz à l’import est resté sensiblement le même, le prix à la consommation a lui augmenté. Que dire alors lorsqu’en 2008, le prix du riz à l’international a connu une hausse fulgurante? Le prix de gros du riz a bien évidemment augmenté, de 64.8%, ce qui a entrainé une baisse de la consommation (car répercussion sur le prix à la consommation). La population a donc pâti de cette flambée des prix. Il faut souligner que l’État avait une marge maximale de 22 francs par kilo. Cependant, malgré la hausse du prix de gros et la baisse de la consommation, les vendeurs ont réussi à maintenir une marge relativement importante, tout du moins supérieure à celle fixée par le gouvernement. En effet, la marge sur le riz a diminué de moitié, mais sachant qu’elle était à la base de 70 francs, elle est passée à 37.5 francs le kilo, ce qui est plus d’une fois et demi la marge établie. On peut se demander si les vendeurs n’ont pas fait de la rétention de riz pour alimenter la spéculation et garder des marges importantes.
Les villes et les campagnes ont toutes étaient affectées. En effet, le prix du riz brisé, à la base de l’alimentation dans les régions urbaines, a doublé entre 2007 et 2008. On imagine bien les conséquences d’une telle augmentation. La demande étant relativement inélastique (quelque soit le prix, la demande restera sensiblement la même, c’est le cas des produits de première nécessité, des produits dont on ne peut pas se passer et dont il n’existe pas de substitut proche ou plus économique), les ménages ont dû consacrer une part plus importante de leur revenu dans le riz brisé. Mais il faut noter aussi que même si une demande est relativement inélastique, il existe souvent un point au-delà duquel la demande baisse car le prix est trop élevé. Les habitudes de consommation changent donc petit à petit, et les consommateurs essayent de trouver un autre bien qui comble le besoin en question. On peut donc penser que la consommation de riz brisé a diminué à cause de la hausse de prix. Nous ne pouvons pas savoir ici si la population s’est tournée vers une autre ressource, et si oui, laquelle. Mais une chose est sûre, la population urbaine a souffert de cette hausse de prix de la base de son alimentation.
Dans les campagnes, les répercussions ont été certes différentes, mais il en demeure que la population rurale a aussi pâti de cette hausse de prix. Une grande partie de la population dans les zones rurales vit de l’agriculture (57%, mais ce chiffre atteint 70% en Casamance et au Sénégal Oriental). Cette population s’est vue amputée d’une partie de son revenu. En effet, le revenu a baissé puisque la quantité produite a elle aussi baissé (car baisse de la consommation). Mais pour pallier à cette baisse liée aux quantités, le prix a augmenté. Mais le prix ayant augmenté, la consommation a, elle aussi, baissé. Ce qui a eu un nouvel impact sur les quantités etc. On se trouve donc dans un cercle vicieux; l’effet prix ne pouvant pas compenser l’effet quantité (c’est-à-dire qu’une hausse du prix n’annihile pas une baisse de la quantité produite, mais bien au contraire, une hausse du prix entraîne une baisse de la quantité demandée, que l’offre doit suivre).
La population sénégalaise a donc fait face à cette situation complexe. Le revenu consacré à l’alimentation a augmenté, et le pouvoir d’achat a diminué. Pour survivre, certains ont dû diminuer le nombre de repas pris, ou du moins les quantités consommées, des enfants ont été retirés de l’école, etc… à cause d’un manque de ressources alimentaires.
D’où vient cette inflation si importante et si lourde de conséquences? Il faut noter que dans le reste de la zone UEMOA, l’inflation n’a pas été aussi importante. Il y a eu inflation, certes; mais au Sénégal, le taux d’inflation des prix à la consommation représentait plus que le double de celui dans les autres pays de l’UEMOA. Comment expliquer de telles disparités? Il y a certes les habitudes alimentaires qui ne sont pas les mêmes au Sénégal, mais cela ne suffit pas. Une partie de l’inflation est imputable à la politique agricole mise en place depuis 2000 par le régime libéral.
Depuis 2000, la production agricole ne cessa de baisser. L’offre étant devenue inférieure à la demande, le prix a augmenté pour arriver à un nouvel équilibre. C’est une loi économique de base, la loi de l’offre et de la demande, illustrée par le graphique ci-dessous. Cette loi permet d’expliquer en partie, et en partie seulement l’inflation sénégalaise. D’autres facteurs, que nous verrons plus tard, rentrent en ligne de compte.
Cela implique que la couverture des besoins alimentaires est passée au Sénégal à 48% environ. Il a donc fallu avoir recours aux importations pour nourrir la population, or les importations ont eu pour effet de faire encore augmenter les prix. En effet, le prix sur les marchés internationaux était supérieur au prix intérieur, ce qui a mené à un prix de vente supérieur au prix intérieur. Vu qu’il ne peut y avoir qu’un seul et même prix d’équilibre, il y a eu alignement sur le pris le plus élevé, i.e. sur le prix à l’international ici. Il faut souligner que le Sénégal est le seul pays de l’UEMOA qui a eu recours aux importations, tout du moins dans cette quantité. Cela n’est pas à l’origine de la politique agricole menée par le gouvernement sénégalais, mais en est plutôt le résultat. Les agriculteurs se voient découragés, et moins incités à produire, ce qui a bien évidemment entrainé une baisse de l’offre intérieure, et une hausse du prix. On peut citer ici le cas des bons impayés[7].
Par ailleurs, les marges sont fixées par les producteurs eux-mêmes. Il y a certes une marge imposée pas l’État, mais cette dernière n’est guère respectée. Ainsi, les producteurs en profitent pour obtenir des marges importantes, comme déjà souligné précédemment. Il y a aussi les taxes. Bien que les taxes puissent être imposées légalement aux producteurs, les consommateurs peuvent cependant se retrouver à assumer la taxe. En effet, ce n’est pas nécessairement l’agent légalement taxable qui assume le coût de la taxe. Cela dépend de l’élasticité de l’offre et de la demande. Si l’offre est plus élastique que la demande, c’est le consommateur qui, en bout de course, paye la taxe. Dans le cas des ressources alimentaires, l’offre est plus élastique que la demande (cf. ci-dessus, demande inélastique). C’est donc la population sénégalaise qui se retrouve à assumer la taxe, en payant un prix plus élevé qu’auparavant, même si cette taxe est imposée aux producteurs ou aux vendeurs. Dans le même temps, la baisse des subventions liée à la consommation de riz brisé a contribué à la hausse de prix. En effet, une subvention agit d’une manière comparable à la taxe. Ici, sachant qu’il n’y a plus de subvention, ce sont encore une fois les consommateurs qui doivent assumer le coût additionnel, supporté auparavant par la subvention. Avec des taxes plus importantes et des subventions moindres, les recettes fiscales ont augmenté. Il n’est pas foncièrement mauvais d’augmenter les recettes fiscales, mais sachant qu’il n’y a pas eu de redistribution efficace et réelle, cela n’a servi qu’à enrichir le gouvernement, sans que la population ne puisse en profiter.
On ne peut s’arrêter pour expliquer ce qui s’est passé au Sénégal. En effet, il faut également prendre en compte un certain nombre d’autres éléments extérieurs. Les Fonds d’investissements ne sont pas les seuls à avoir perturbé le marché des denrées alimentaires. Ils ne sont pas les seuls facteurs explicatifs de la hausse des prix des produits agricoles. Voyons donc de plus près ces causes, situées cette fois au niveau mondial. La demande de ressources alimentaires a augmenté ces dernières années. Il est vrai que la Chine et l’Inde consomment de plus en plus. Ce sont deux pays en voie de développement, avec un poids démographique non négligeable puisque ces deux pays représentent à eux seuls un tiers de la population mondiale. Leur consommation, notamment de denrées alimentaires, ne cesse d’augmenter. Mais dans ce cas-ci, les denrées alimentaires sont vues comme une ressource alimentaire, dans le sens où elles gardent leur utilité première, c’est-à-dire nourrir des individus.
Mais allons voir un peu plus loin. Si la demande de ressources alimentaires au niveau mondial a autant augmenté, c’est notamment à cause de la hausse de la production des biocarburants, et de politiques mises en place pas les États-Unis et l’Union Européenne. Regardons tout d’abord du côté des biocarburants. Au début des années 2000, le prix du baril du pétrole a augmenté pour atteindre des sommets dans le courant de l’année 2008[8]. Cela a poussé certains pays à investir dans des ressources autres que le pétrole, des ressources qui paraissaient alors moins coûteuses, mais aussi plus écologiques. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, la production de biocarburants est devenue un réel business. L’Union Européenne importe de gigantesques quantités de céréales et d’oléagineux, en partie pour produire des biocarburants. En ce qui concerne les céréales, elle en importe même plus que la Chine ou l’Inde. Les États-Unis produisent eux aussi des biocarburants dans des quantités non négligeables. Ici un premier problème se pose : ces ressources ne sont pas utilisées à ce que l’on pourrait appeler leur utilité première, c’est-à-dire nourrir la population. Elles ne sont plus des ressources pour les consommateurs qui cherchent à s’alimenter, mais des ressources pour des consommateurs qui cherchent par exemple à faire rouler leur véhicule. Il y a donc un transfert de consommation. Les consommateurs finaux ne sont plus les mêmes, ou tout du moins la consommation finale de ces ressources diffère de la consommation première. En plus de ces nouveaux consommateurs, il faut également prendre en considération un certain nombre d’intermédiaires qui tirent profit de ces ressources lorsqu’elles vont être changées en biocarburant. En effet, rentrent alors en scène de nouveaux protagonistes. Les denrées alimentaires sont pour eux une ressource, mais pas au même titre que de simples consommateurs. Ces ressources ne comblent pas les mêmes besoins. Ces intermédiaires tirent un profit strictement monétaire dans cet échange de denrées alimentaires. Et lors de cet échange, il est important de souligner que jamais les denrées alimentaires ne sont considérées comme des ressources alimentaires. Ce sont certes des ressources, mais des ressources énergétiques ou des instruments de profit. Cela ne serait pas un problème si la hausse de la consommation de biocarburants n’entrainait pas un manque dans l’offre de ressources alimentaires, destinées à nourrir une population. En effet, il faut reconnaître qu’il existe un certain conflit entre la production de ressources alimentaires et la production de ressources végétales destinées à devenir des biocarburants, et ce conflit est présent très tôt dans la production : on le trouve déjà au niveau du partage des terres. Même si l’on ne partage pas l’avis de Malthus (cf plus haut), on peut tout de même reconnaître que les terres exploitables sont limitées. Prenant en compte cette donnée, on comprend bien vite l’apparition du conflit : considérons qu’au départ, toutes les terres sont consacrées à la production de biens agricoles. À partir du moment où la production de céréales destinées à être transformées en biocarburants apparaît, il faut nécessairement que la production de biens agricoles diminue. Dans ce cas, les denrées alimentaires destinées à la consommation deviennent plus rares, et cet effet de rareté entraîne une hausse de prix. Sachant que le prix des céréales au niveau mondial est basé sur le prix des céréales aux États-Unis et que ces derniers produisent une quantité importante de biocarburants, on voit mieux pourquoi il y a eu une forte hausse de prix des ressources alimentaires ces dernières années. Cela a eu des répercussions mondiales, et donc des répercussions sur le Sénégal.
On peut se demander si étant donné la hausse de prix, il n’est tout de même pas plus lucratif de revenir à la production de denrées alimentaires. La réponse est simple : les biocarburants rapportent trop pour qu’on puisse considérer un instant de baisser leur production. Selon Jacques Berthelot, il y a eu une augmentation de 48% du revenu net agricole aux États-Unis en 2007, ce qui est en grande partie dû aux biocarburants. Comment rivaliser face à une telle industrie, face à une telle machine à profits? Parce que les ressources alimentaires rapportent plus lorsqu’elles sont transformées en biocarburant, une partie des terres leur est consacrée, même si les conséquences impliquent une faim dans le monde plus importante.
Au delà des biocarburants, il peut être pertinent de citer les politiques menées par les États-Unis et par l’Union Européenne en termes de subventions, ou de dumping. L’agriculture reste un sujet tabou. Même si le libéralisme semble avoir gagné du terrain un peu partout dans le monde, il reste un îlot protégé que même les pays les plus développés ne veulent pas lâcher : l’agriculture. Le dumping est censé être interdit. Mais pourtant, des puissances telles que les États-Unis ou l’Union Européenne y ont sans cesse recours (tout en blâmant les pays en voix de développement ou les pays pauvres s’ils daignent montrer une once de protectionnisme au niveau agricole). L’agriculture de ces deux puissances est une agriculture « soutenue ». Les exploitants reçoivent des subventions conséquentes qui leur permettent ensuite de vendre leurs produits à un prix moindre. Sur le marché, ces produits sont donc compétitifs, et pour pouvoir espérer rivaliser, les autres pays doivent s’aligner sur les prix imposés. Cela entraîne donc une diminution du profit des agriculteurs qui ne reçoivent pas de subventions. D’un côté on trouve des denrées à un prix trop élevé pour les consommateurs, et de l’autre côté on trouve des agriculteurs qui font un profit trop faible. Si l’on y ajoute le démantèlement des barrières douanières (dérégulation), on comprend pourquoi les pays en voie de développement se sont trouvés fragilisés. L’OMC exige en effet une diminution des droits de douane[9]. Des marchés qui ont pu être relativement fermés doivent faire face à une concurrence extérieure plus grande, et se trouvent donc déstabilisés, ce qui fut notamment le cas du Sénégal. L’économie des pays concernés devient une économie davantage ouverte; elle suit donc les fluctuations des prix au niveau mondial. Dans ce cas ci, les denrées alimentaires sont considérées comme un bien économique comme les autres. C’est un bien soumis à l’échange, happé par le libre échangisme. Ceci n’est pas propre aux denrées alimentaires, mais l’agriculture reste un domaine à part car même si la baisse des taxes douanières ne l’a pas épargnée elle reste tout de même un secteur relativement protégé. Les denrées alimentaires ne sont donc des ressources qui comme beaucoup d’autres peuvent être échangées, et qui permettent de retirer un certain profit. Mais elles ont cette particularité de faire partie d’un secteur protégé. Les ressources alimentaires sont plus que de simples moyens de survivre, ce sont aussi des relais emprunts de pouvoir.
Il nous faut désormais conclure, mais la tâche n’est pas simple. Comme nous venons de le voir, les ressources alimentaires ont su susciter les convoitises au fil de l’histoire. Ce ne sont plus uniquement des denrées qui permettent aux hommes de survivre, ou aux producteurs de gagner leur vie. Les ressources alimentaires ont pris une dimension tout autre. Elles sont des ressources pour des acteurs pourtant bien éloignés : des traders à Chicago, des investisseurs venant de partout dans le monde, des hommes politiques, des entreprises de toutes sortes…etc. Face à tant de nouveaux protagonistes, comment les consommateurs désorganisés et dépourvus de moyens de pression efficaces peuvent-ils lutter? Comment le peuple sénégalais peut-il combattre toutes ces personnes impliquées dans le commerce des ressources alimentaires? Ce n’est pourtant pas un cas isolé. De nombreuses personnes ont souffert de la crise alimentaire de 2008. Nous n’avons pas de solutions à proposer ici, ce qui, de toute façon ne touche pas notre sujet, mais nous avons pu au moins présenter un certain nombre d’acteurs liés aux ressources alimentaires auxquels on ne pense pas au premier abord, ou qui restent dans l’ombre, ainsi que les nombreuses facettes qui se cachent derrière le mot ressource : ressources pour qui? Ressources comment : économie, alimentation, pouvoir… Tous ces éléments entremêlés en font une ressource complexe.
Sans doute qu’une note positive aurait été appréciable, mais c’est ainsi que se terminera ce développement : « l’homme est un loup pour l’homme ».
[1] Encyclopaedia Universalis, http://proxy2.hec.ca:2246/encyclopedie/alimentation/#, par Daniel NAIRAUD, secrétaire général du Conseil national de l’alimentation, inspecteur de la santé publique vétérinaire
[2] http://www.universalis.fr/encyclopedie/francois-quesnay/
[3] http://www.un.org/ecosocdev/geninfo/afrec/vol17no1/171food2.htm
[4] An Essay on the Principle of Population, as it Affects the Future Improvement of Society with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, M. Condorcet, and Other Writers London, printed for J. Johnson, in St. Paul’s Church-Yard, édition anonyme de 1798
[5] http://www.guardian.co.uk/business/2010/jul/19/speculators-commodities-food-price-rises
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=8834
[6] http://aitec.reseau-ipam.org/spip.php?article839
[7] http://aps.sn/spip.php?article10738
[9] http://www.wto.org/french/res_f/booksp_f/agrmntseries3_ag_2008_f.pdf