Par François Rocher,
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Si la Révolution tranquille a tant marqué l’imaginaire québécois, c’est bien parce que cette courte période est caractérisée par la mise en place, à un rythme sans précédent, d’un grand nombre de réformes qui ont durablement transformé la société québécoise. On associe volontiers le début de celle-ci avec l’élection du Parti libéral du Québec en juin 1960. Il y a fort à parier qu’elle aurait eu lieu de toute manière si Paul Sauvé, successeur de Maurice Duplessis, avait pu donner suite à son fameux « désormais », signal d’une volonté de changement, prononcé à maintes reprises pendant les 112 jours qu’il gouverna le Québec avant de mourir dans l’exercice de ses fonctions en janvier 1960. Changement de garde politique, de mentalité, de génération.
Au tournant des années 1960, d’énormes pressions s’exercent sur la société québécoise : démographiques, économiques, sociales et politiques. Les institutions en place ne fournissent plus à la tâche. La période d’après-guerre s’illustre, au Canada comme au Québec, par une extraordinaire explosion démographique : la population canadienne passe de 12 à 18 millions de 1946 à 1961, celle du Québec de 3,6 à 5,3 millions – cela représente environ 2,1 millions d’enfants à scolariser et à soigner. Signe de l’industrialisation du Québec, sa population s’urbanise : 70 pour cent des Québécois se retrouvent dans les centres urbains en 1960. Toutefois, l’économie est contrôlée par des capitaux canadiens-anglais ou américains. Des entreprises sont certes créées, mais les francophones y occupent des postes subalternes, touchent des revenus nettement inférieurs à presque tous les autres groupes ethniques (à l’exception des Autochtones et des Italiens comme le démontrera une étude de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme) et doivent souvent travailler sous les ordres de contremaîtres qui ne parlent qu’anglais. La « paix industrielle » est assurée par le gouvernement provincial qui réprime, avec l’aide de la Police provinciale, les mouvements de grève dont ceux d’Asbestos (1949), de Louiseville (1952) et de Murdochville (1957) sont les plus mémorables.
Le reste du Canada subit les mêmes pressions démographiques et économiques. Toutefois, le gouvernement fédéral préside à une série de réformes de nature keynésienne qui ne sont plus réfractaires à un interventionnisme étatique visant à compenser les déséquilibres économiques engendrés par le capitalisme. Après avoir fait adopter la Loi de l’assurance-chômage en 1940, il intervient dans le domaine des pensions de vieillesse et réussira à modifier la constitution en ce sens en 1951. De même, l’expérience de l’assurance-hospitalisation entreprise par la Saskatchewan au milieu des années 1940 est étendue à l’ensemble du Canada par la suite. Le gouvernement fédéral met sur pied des programmes à frais partagés dans les domaines de la santé et de l’éducation postsecondaire. Enfin, la fonction publique se développe rapidement, bien que les francophones y occupent une place marginale, qu’ils doivent y travailler en anglais et que les chances de promotions y soient limitées.
Ces transformations se buteront à la résistance affichée par le régime duplessiste à s’adapter à ces nouvelles réalités. Les institutions, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux, continuent à être contrôlées par les congrégations religieuses. Le laisser-faire en matière économique demeure la clé de voute de l’idéologie d’État au moment où, dans le monde occidental, l’interventionnisme étatique devient la norme. Les travailleurs demeurent à la merci des desiderata des employeurs. Les francophones sont déclassés sur le marché du travail. La politique électorale demeure entachée d’irrégularités et le financement occulte des partis politiques commence à être dénoncé. Au nom du principe de l’autonomie provinciale, Maurice Duplessis refuse de souscrire aux initiatives fédérales, met de l’avant une vision conservatrice du rôle de l’État et assure sa mainmise sur la fonction publique dont plusieurs nominations sont partisanes.
C’est dans ce contexte particulier que l’équipe de Jean Lesage prend le pouvoir. Rétrospectivement, la Révolution tranquille a été marquée par une triple volonté : moderniser l’État, appuyer le développement d’une classe d’affaire francophone tout en fournissant les instruments (et la main-d’œuvre) susceptibles de présider au développement économique et revoir la place et le statut du Québec au sein (ou hors) du Canada. De nombreuses réformes et projets politiques ont alimenté l’une ou l’autre de ces volontés.
D’abord, la modernisation de l’État s’est effectuée à travers une réforme en profondeur de la fonction publique. Au cours des années 1960, le nombre de fonctionnaires double, passant de 36 000 à 70 000. Cette croissance illustre l’ampleur des changements survenus en peu de temps. En 1965, le gouvernement adopte la Loi de la fonction publique qui autorise la syndicalisation des employés de l’État et leur accorde le droit de grève, tout en transformant la Commission du service civil créée en 1943 par Adélard Godbout par la Commission de la fonction publique. L’administration publique se professionnalise et se met à l’abri du patronage politique. Naît une nouvelle technocratie. De nouveaux ministères sont créés. En 1960-61, Jean Lesage met sur pied les ministères des Affaires culturelles, des Affaires fédérales-provinciales, des Richesses naturelles, de la Famille et du Bien-être social et en 1964 la Loi 60 voit à la mise en place du ministère de l’Éducation.
Ce fut la réforme de l’éducation qui constitua l’une des principales réalisations de la Révolution tranquille. La commission Parent, dont les travaux s’échelonneront de 1961 à 1966, permit de mettre en lumière la sous-scolarisation des Canadiens français. Elle ouvrit la porte à la fréquentation obligatoire de l’école jusqu’à l’âge de 16 ans et à l’éducation des adultes, donnera lieu au remplacement des collèges classiques par le développement du système d’éducation complet, accessible à tous, du niveau primaire jusqu’aux études postsecondaires, processus complété par la création des CÉGEP et finalement par le réseau de l’Université du Québec et de ses écoles affiliées. Animée par un souci de démocratisation de l’enseignement et de justice sociale, cette réforme concrétisait de manière éclatante le slogan de la Révolution tranquille, « Maîtres chez nous », en jetant les bases de la mobilité sociale par le biais de la formation et en permettant à une main-d’œuvre qualifiée d’occuper les postes clés non seulement dans la fonction publique et parapublique, mais surtout dans le secteur privé. Tout comme ce fut le cas avec les changements opérés dans le domaine de la santé, la réforme de l’éducation permet aux « laïcs » d’occuper une place prépondérante dans un secteur jadis dominé par les institutions religieuses. Bien qu’il fallut attendre encore quelques décennies avant de déconfessionnaliser totalement le système d’éducation, le principe de la sécularisation de l’éducation s’imposa graduellement.
D’autres transformations, inspirées d’une nouvelle forme de nationalisme économique, prendront place. L’État devient un intervenant de premier plan dans le développement économique et contribuera à développer les assises d’une nouvelle bourgeoisie francophone – qui se fera le promoteur du Québec Inc. des années 1990 et, retournement de l’histoire, du néolibéralisme contemporain.
Au premier chef, le thème de la « nationalisation de l’électricité » dominera les élections de 1962. Le rachat de onze compagnies privées d’électricité est présenté, dans le programme électoral du Parti libéral, comme une « œuvre de libération économique » puisque « l’époque du colonialisme économique est révolue ». On invite, rien de moins, les électeurs à marcher vers la libération du Québec. Du coup, Hydro Québec devient la plus grande société industrielle du Québec et entreprend l’érection du barrage Manic-5, le plus grand barrage à voûtes et contreforts multiples du monde, qui démontrera le savoir-faire québécois, alimentera la fierté nationale, mais surtout permettra la naissance de très nombreuses entreprises et de firmes de génie-conseil qui essaimeront par la suite leur savoir-faire à l’échelle de la planète.
De plus, l’État québécois met en place un grand nombre de sociétés d’État dans plusieurs secteurs considérés comme névralgiques : secteur financier (Caisse de dépôt et de placement qui administre les sommes perçues par la Régie des rentes et Société générale de financement – SGF – une société mixte public-privée qui soutient la mise sur pied et la croissance d’entreprises québécoises), exploration minière (SOQUEM), habitation (SHQ), foresterie (REXFOR), métallurgie (Sidbec), ressources pétrolières (SOQUIP), développement hydro-électrique (SEBJ) et développement industriel (SDI). Dans l’ensemble, la stratégie économique du gouvernement reflète la volonté de la classe politique d’utiliser le pouvoir étatique pour soutenir le développement économique et accroître le contrôle des Québécois francophones surtout sur leur économie. Il s’agit de s’approprier un espace qui était, jusqu’alors, où ils étaient pratiquement exclus.
Cette mobilisation de l’État comme outil de développement collectif marqua aussi la représentation que les francophones québécois avaient d’eux-mêmes. On pourrait parler d’une transformation du rapport au territoire. Le Canada français, lieu de référence symbolique du nationalisme conservateur des élites traditionnelles, allait être remplacé par l’espace québécois. Les frontières politiques, culturelles, sociales et économiques se redessinent à plus d’un niveau. La nouvelle petite bourgeoisie qui prend les rênes de l’État, qui investit les institutions publiques et parapubliques dans les domaines de la santé, de l’éducation et des affaires sociales, alors en pleine mutation, qui se déploie dans le secteur privé, souscrit à l’idée d’un État québécois fort pouvant faire contrepoids à l’État fédéral alors en plein processus de centralisation.
Cette nouvelle représentation du territoire est au cœur du néonationalisme qui prend son essor au cours de la Révolution tranquille et qui altère la façon dont la relation avec le reste du Canada doit se transformer. Le gouvernement fédéral voit évoluer la situation avec inquiétude et met sur pied en 1963, la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme (coprésidée par André Laurendeau et Davidson Dunton). Son mandat consiste à « faire enquête et rapport sur l’état présent du bilinguisme et du biculturalisme, et de recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples qui l’ont fondée, compte tenu de l’apport des autres groupes ethniques à l’enrichissement culturel du Canada, ainsi que les mesures à prendre pour sauvegarder cet apport ». Le gouvernement du Québec cherche moins à assurer la « bilinguilisation » du Canada et de la fonction publique fédérale qu’à se doter des outils qu’il juge indispensables à l’accomplissement de sa nouvelle mission. C’est ainsi qu’est lancé le débat constitutionnel dès la fin des années 1960 et qui ne prendra fin qu’avec l’échec des accords de Meech (1990) et Charlottetown (1992). Il s’agissait moins de préserver les compétences et l’autonomie provinciale, approche si chère à Maurice Duplessis, qu’à revoir le partage des compétences de façon à transférer vers le Québec des pouvoirs détenus en vertu de la Constitution de 1867 ou exercés par le gouvernement central au nom de son pouvoir de dépenser.
C’est aussi au cours de cette période que le mouvement souverainiste pris son véritable essor. René Lévesque, ministre influent du gouvernement Lesage, fonde en 1967 le Mouvement souveraineté-association, précurseur du Parti québécois. Reprenant la thèse, tout comme ses contemporains, de la coexistence de deux majorités au Canada, il soutenait néanmoins que les négociations constitutionnelles ne pouvaient conduire qu’à une impasse. Les besoins de ces deux communautés allant dans des directions opposées: le Canada anglais cherche à rationaliser, simplifier et centraliser les pouvoirs au sein du gouvernement central, alors que les demandes du Québec vont dans le sens inverse.
En somme, le nationalisme qui s’est imposé au cours de la période de la Révolution tranquille reposait sur le dynamisme de l’action étatique. L’État québécois a cherché a prendre en main le développement économique et social du Québec à travers un ensemble de politiques qui visaient à conférer un nouveau statut aux Canadiens français longtemps relégués aux échelons inférieurs d’une société où ils constituaient pourtant la majorité. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la croissance de l’interventionnisme étatique et la prise de conscience de la puissance de l’État comme outil de promotion socio-économique aient amené les gouvernements qui se sont succédé à Québec depuis 1960 à réclamer plus de pouvoirs pour agir en fonction des intérêts des Québécois, et plus particulièrement des francophones. Il n’est pas surprenant non plus que parmi toutes les options possibles se soient côtoyées dans un rapport concurrentiel des mouvements défendant tantôt l’idée d’un réaménagement en profondeur du fédéralisme canadien, tantôt l’idée de la souveraineté assortie d’une association économique avec le reste du Canada. Ces deux options émanaient d’une même dynamique, bien qu’elles présentent des lectures divergentes des voies à suivre pour consolider les fondements économiques, politiques et sociaux de la société québécoise.
Il faut rappeler qu’en dépit du rôle important joué par la nouvelle petite bourgeoisie au début de la Révolution tranquille, la dynamique mise en place visait aussi à favoriser la croissance d’une classe d’affaires québécoise en mesure de s’intégrer dans les réseaux économiques nord-américains. Même si cette classe a eu une influence mitigée sur les politiques publiques des années 1960, il n’en demeure pas moins que les réformes adoptées furent clairement appuyées par celle-ci. Au cours de cette époque, on a assisté à une coalition entre différents groupes qui ont bénéficié du nouveau rôle joué par l’État : la classe moyenne à travers la mise en place d’une fonction publique et parapublique élargie, la classe d’affaires à travers le soutien institutionnel apporté par l’État au processus de croissance économique, les travailleurs organisés à travers la syndicalisation des travailleurs de l’État et l’adoption d’un nouveau code du travail mieux adapté aux réalités contemporaines. Les réformes de la Révolution tranquille ont donc été le fruit de multiples pressions sociales émanant de plusieurs secteurs de la société québécoise et ont fait l’objet de résistances et d’oppositions importantes de la part de ceux qui trouvaient que tout allait trop rapidement ou que leurs intérêts étaient bousculés.
L’idéologie nationaliste de la Révolution tranquille s’est essentiellement articulée autour de la nécessité pour certaines couches de la société québécoise francophone d’avoir recours à l’outil étatique pour promouvoir ses intérêts. La nouvelle définition de l’identité collective s’est donc structurée autour de l’État, vu comme le grand instrument d’émancipation de la nation canadienne-française. Finalement, cette période a permis de réaliser une jonction entre l’accroissement de l’activité étatique et la consolidation de l’identité collective. Ce nationalisme étatique fut non seulement le fer de lance des réformes mises en place, mais allait marquer de manière indélébile l’image que l’on s’est faite du nationalisme dans les années qui suivirent, fondement du « modèle québécois ». Ainsi, le mouvement de remise en question de l’État-providence et du projet étatiste qu’il supportait, phénomène qui s’est d’ailleurs manifesté dans l’ensemble des pays occidentaux au cours des deux dernières décennies et qui n’a pas manqué de frapper le Québec, est porté aussi bien par la classe moyenne que par l’élite économique qui ont pourtant été les principaux bénéficiaires des réformes dans les domaines de l’éducation, de la culture, des affaires sociales et, surtout, de l’économie. C’est (trop) vite oublier que l’intérêt général, le bien commun, la promotion d’une minorité linguistique et culturelle sur le continent nord-américain, particulièrement en cette ère de mondialisation, ne peut être poursuivi que par l’État et non par des intérêts privés.
François Rocher est directeur du Département de sciences politiques à l’Université d’Ottawa