Au-delà des frontières: la lutte pour la souveraineté alimentaire

Par Marie-Josée Massicotte, Claudia Beaudoin, Thomas Bernier-Villeneuve et Jessica Brousseau

Au-delà des frontières _ PDF

 

Depuis 2008, les crises alimentaire et économique ont ramené les questions agroalimentaires au cœur des débats, tant chez les politiciens qu’au sein d’organisations interétatiques telles l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), que chez les citoyens et acteurs de la société civile. Pourtant, il y a longtemps que les paysannes et les paysans du monde, en partenariat avec de nombreux réseaux de recherche, ont identifié les problèmes majeurs qui sous-tendent l’actuel modèle de production, de distribution et de consommation alimentaire. Cet article vise à distinguer ce que sont la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire, mais surtout à présenter quelques cas de mouvements sociopolitiques qui militent pour la souveraineté alimentaire, tant au nord qu’au sud des Amériques, afin de contrer les problèmes actuels (Mexique, Brésil, Québec).

Le concept de sécurité alimentaire fait surtout référence à la production d’aliments en quantité suffisante pour répondre aux besoins des populations du globe. On se préoccupe peu ici du mode de production ou du type d’aliments produits, pourvu que chaque individu puisse s’alimenter. Durant les périodes de crise et de famine, et à travers la dite « révolution verte », on a favorisé l’intensification des monocultures ainsi que l’utilisation de nouvelles technologies et de pesticides afin de produire davantage et plus rapidement.

Au cours des années 1990, des voies dissidentes se son faites entendre lors des négociations du Cycle de l’Uruguay, sous l’égide du GATT, et qui s’est conclu par la création de l’OMC en 1995. On a alors convenu de la libéralisation du commerce des produits agricoles entre les pays, alors que l’agriculture avait été jusque-là réservée au contrôle exclusif des États souverains pour assurer la survie des populations. C’est dans ce contexte que de nombreux agriculteurs et familles paysannes ont choisi d’unir leurs forces et de créer La Via Campesina (VC) en 1993. Ce mouvement transnational est aujourd’hui présent dans 69 pays et sur quatre continents. Enraciné dans des communautés rurales très diverses,  la VC regroupe quelque 149 organisations qui, depuis 1996, ont promu la souveraineté alimentaire dans une campagne transnationale.[i]

Les mouvements paysans d’un peu partout à travers le monde ont donc élaboré ce concept afin de définir eux-mêmes les priorités et méthodes de production agricole. Comme le souligne Eric Holt-Giménez[ii], la souveraineté alimentaire met l’accent sur l’auto-gouvernance du système alimentaire par ceux et celles qui vivent de la terre et la cultivent. Ceux-ci doivent avoir la capacité de décider du type d’aliments qu’ils produisent, et de comment et à quelle échelle ces aliments doivent être produits et distribués. Ici, on insiste sur le droit des peuples à une alimentation saine, qui respecte la diversité des cultures, et qui repose sur des modèles de production écologique, à plus petite échelle. On favorise les cultures locales diversifiées et de qualité pour desservir les marchés de proximité plutôt que le modèle dominant des monocultures industrielles à grande échelle, qui requiert l’utilisation de pesticides et autres intrants, diminuant la qualité des sols et des écosystèmes. Les militants pour la souveraineté alimentaire s’opposent également au modèle agro-industriel, puisqu’il est principalement axé sur la production de masse et l’exportation, ce qui implique un impact écologique avec le transport de longue distance, mais aussi un impact social sur les communautés rurales. Face à la compétition croissante sur les marchés mondiaux, où les plus grands producteurs bénéficient d’infrastructures et de subventions bien supérieures, les petits et moyens agriculteurs sont de plus en plus souvent dépossédés de leurs terres, leur milieu de vie, leur travail, leur culture et leur moyen de subsistance.

Comme les exemples qui suivent le démontrent, de nombreux paysans et paysannes refusent de baisser les bras. Ils s’organisent en créant des alliances avec d’autres secteurs (ONG de droits humains, de développement et de solidarité internationale, mouvements autochtones, de femmes, écologistes et de défense de la justice sociale et environnementale) afin de promouvoir une autre agriculture, axée d’abord sur les besoins des communautés de base et respectant l’environnement et les cultures. La campagne pour la souveraineté alimentaire rallie de nombreux groupes et acteurs, au nord et au sud, qui proposent un projet sociopolitique alternatif plus durable et qui prend tout son sens avec la crise du modèle actuel de production, de consommation et de commerce à l’échelle de la planète.

Souveraineté alimentaire et mouvements paysans au Mexique

Les mouvements paysans sont très présents sur la scène politique mexicaine, où ils réclament une revalorisation de l’agriculture paysanne et l’instauration d’une importante réforme agraire. Au cours des dernières décennies, de nombreuses organisations paysannes autonomes, donc indépendantes de l’État mexicain, qui regroupent également des forestiers et des pêcheurs, ont émergé aux échelles locale, régionale ou nationale. Ces dernières ont créé de vastes réseaux et coalitions nationales et internationales afin de renforcer leurs luttes communes. La souveraineté alimentaire est aujourd’hui au cœur de leurs revendications.

Le contexte historique du Mexique illustre bien comment les luttes paysannes actuelles s’inscrivent dans un profond mouvement de contestations et de revendications qui date de plusieurs siècles. La colonisation européenne ainsi que l’adoption de politiques libérales par l’État mexicain dès la fin du 19e siècle ont en effet affaibli et décimé plusieurs communautés paysannes et autochtones mexicaines. Le régime de propriété privée, instauré au cours de cette époque, a favorisé les grands propriétaires terriens au détriment des paysans et des communautés autochtones qui possédaient collectivement la terre. Bien que la société rurale soit demeurée très polarisée, la Révolution mexicaine de 1910, menée principalement par les paysans, a permis de leur redonner une place relativement importante dans la structure agraire via la légalisation de la propriété collective (ejido).

Les luttes foncières et pour la réforme agraire ont toutefois pris un nouveau tournant avec l’échec des politiques d’industrialisation par substitution des importations (ISI), la crise de la dette des années 1980 et l’adoption de politiques néolibérales par l’État mexicain. Ces politiques ont en effet contribué à la consolidation d’un acteur clé sur la scène nationale: les grandes entreprises transnationales agroalimentaires. En préparation pour la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)[iii], un changement majeur du système agraire mexicain a été introduit sous l’administration du président Carlos Salinas. La réforme constitutionnelle de 1991 a en effet légalisé la privatisation des ejidos et proscrit le système de propriété collective au Mexique. La privatisation des terres, la dérégulation, l’ouverture des marchés à l’économie mondiale et aux investissements étrangers, ainsi que la réduction des investissements publics et des subventions dans le secteur agricole sont toutes des transformations introduites par l’État qui ont conduit à une restructuration profonde du système agroalimentaire mexicain. De même, l’arrivée des entreprises transnationales de l’agroalimentaire a imposé un modèle de production qui est aujourd’hui dominé par les monocultures industrielles. Ce modèle menace toutefois la souveraineté alimentaire et les moyens de subsistance de milliers de petits et moyens producteurs mexicains.

En effet, les politiques des dernières décennies ont déjà conduit à l’expulsion de millions de travailleurs agricoles et de paysans, brimant ainsi leur droit à un emploi digne et juste, où ils sont les agents de leur propre développement économique, sociopolitique et culturel. Les conséquences des politiques néolibérales sont donc plurielles : destruction de la paysannerie mexicaine, paupérisation de la population rurale, dépendance croissante aux importations agroalimentaires, perte de la biodiversité et autres impacts environnementaux liés à l’utilisation massive de produits agrochimiques.

Face à cette profonde crise qui sévit dans les campagnes mexicaines, les paysans s’organisent à toutes les échelles afin de revendiquer une revalorisation de l’agriculture paysanne via une transformation radicale du système agraire actuel. La première campagne de mobilisation nationale lancée au début des années 2000 par le mouvement El Campo No Aguanta Más ainsi que la récente campagne nationale Sin Maíz No Hay País[iv] sont deux exemples de regroupements nationaux qui placent l’enjeu de la souveraineté alimentaire au cœur de leurs revendications. Ils réclament ainsi le droit à l’autogestion, c’est-à-dire la capacité de déterminer leurs propres processus de production, le droit à une alimentation saine et adéquate, de même que le respect de la biodiversité et des cultures. Les organisations participantes affirment qu’une importante reconfiguration des politiques agraires mexicaines est nécessaire afin que les producteurs ruraux et les organisations paysannes soient considérés comme les piliers d’une agriculture socialement juste, économiquement viable et saine au niveau environnemental. Ces mouvements paysans mexicains revendiquent ainsi la reconnaissance du caractère multifonctionnel de l’agriculture paysanne, c’est-à-dire l’enracinement de l’agriculture dans ses dimensions économiques, sociales, environnementales et culturelles.

De multiples actions sont entreprises par les mouvements afin de montrer leur désaccord face aux fondements du système agraire actuel qui favorise les intérêts des grandes entreprises transnationales et non ceux des acteurs premiers de l’agriculture mexicaine, soit les paysans. Ces actions prennent la forme de manifestations régionales et nationales, d’envoi de pétitions aux sénateurs sur la crise dans laquelle est plongé le Mexique rural et l’urgence d’agir, de boycott de produits alimentaires importés, de promotion des aliments locaux, d’occupation d’institutions publiques et de séminaires de sensibilisation de la population sur la crise agroalimentaire et sur l’alternative de la souveraineté alimentaire. Plusieurs organisations choisissent également de semer du maïs dans des lieux publics. Ce type d’actions hautement symboliques cherche à souligner la grande biodiversité des semences de maïs originaires du Mexique et la menace causée par l’expansion du maïs transgénique sur le territoire. En boycottant l’achat de maïs en provenance du Canada et des États-Unis, et du maïs transgénique, les organisations paysannes mettent en valeur les techniques traditionnelles de production et la consommation responsable. Les revendications pour la souveraineté alimentaire prennent ici toute leur signification, puisque la reconnaissance de ce droit permettra aux paysans de maintenir leurs pratiques traditionnelles et ainsi de préserver la diversité culturelle du Mexique.

Cherchant non seulement à faire pression sur le gouvernement, ces diverses activités visent également à sensibiliser la population en faisant appel à la conscience citoyenne de tous les Mexicains. L’objectif est de créer des alliances entre le monde rural et urbain afin de créer un sentiment d’unité à l’échelle nationale, pouvant par la suite conduire à des changements sociopolitiques majeurs au sein du système agraire et des pratiques socioculturelles de production et consommation.

Tel que revendiqué par les centaines d’organisations et mouvements membres de la campagne nationale Sin Maíz No Hay País, la souveraineté alimentaire doit être considérée comme étant à la base d’une nouvelle politique agroalimentaire nationale pour répondre à la crise qui sévit dans les milieux ruraux. Pour ce faire, ils réclament entre autres l’approbation par le Sénat de la République de la Loi de planification pour la souveraineté et la sécurité alimentaire et nutritionnelle, ainsi que la renégociation de l’ALÉNA et des accords sur l’agriculture au sein de l’OMC afin qu’y soit reconnu le droit à la souveraineté alimentaire.[v] Plusieurs organisations revendiquent quant à elles l’exclusion complète de l’agriculture de tous les accords commerciaux, incluant l’ALÉNA.[vi] En somme, la reconnaissance du droit fondamental à la souveraineté alimentaire et la revalorisation de l’agriculture paysanne sont considérées, par ces différents acteurs, comme le point de départ essentiel pour la survie du Mexique.

Au Brésil

Les mouvements sociaux qui luttent pour la souveraineté alimentaire ont également une présence très forte au Brésil. Ce pays a été profondément marqué par une histoire de domination coloniale de plusieurs siècles et un régime militaire qui a duré 21 ans. Ce contexte historico-politique a introduit une division territoriale fortement inégalitaire favorisant les intérêts des grands propriétaires et, plus récemment, des entreprises transnationales, au détriment des classes ouvrières et rurales. Aujourd’hui encore, le Brésil est un pays où les injustices sociales sont très marquées : 46,8% des terres arables sont contrôlées par seulement 1,6% des propriétaires terriens brésiliens. De nombreux secteurs de la société civile se sont mobilisés afin de mettre fin au régime militaire (1964-1984), exigeant des politiques qui répondent davantage aux besoins de la majorité de la population. C’est dans ce contexte d’effervescence politique et d’espoir de changement que le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre ou MST[vii]) a vu le jour en 1984. Le MST est aujourd’hui l’un des mouvements les plus influents au Brésil et en Amérique latine. Il est reconnu pour ses mobilisations de masse, ses actions directes et son opposition au modèle néolibéral de développement.

 

Présent dans 23 des 27 États brésiliens, le MST compte aujourd’hui plus de 1,5 millions de membres et fait partie intégrante de réseaux sociopolitiques beaucoup plus vastes, tels que la Via Campesina. Les convictions exprimées et mises en pratique par le MST dépassent les revendications pour la sécurité alimentaire, puisqu’elles soulignent la nécessité du droit à l’alimentation, mais également le droit de choisir les pratiques de production et de consommation agroalimentaires. Le MST propose et soutient ainsi le développement d’un mode de vie alternatif, où l’harmonisation entre culture et environnement assure le respect d’une alimentation nutritive et adéquate.

Parmi les dix engagements du MST, qui influencent la structure organisationnelle et l’éthique du mouvement, plusieurs reflètent bien les valeurs de la souveraineté alimentaire :

  • Aimer et prendre soin de la Terre et de tout être vivant;
  • Produire de la nourriture pour éliminer la faim.
  • Éviter l’usage des pesticides et des monocultures;
  • Préserver les forêts existantes et reboiser;
  • Prendre soin des rivières, des sources d’eau, des lacs et des barrages.
  • Lutter contre la privatisation de l’eau;
  • Traiter les déchets de façon adéquate, rejetant les pratiques qui contaminent ou endommagent l’environnement;
  • Ne jamais vendre la terre conquise. La terre est l’ultime bien pour les générations futures (traduction libre)[viii]

Le but premier du MST est de créer des méthodes alternatives basées sur la souveraineté alimentaire et le droit à la diversité culturelle. Pour réaliser ses objectifs, le MST lutte pour l’instauration de changements légaux et territoriaux en effectuant des pressions constantes sur les trois niveaux de gouvernement. Il exige des changements sociopolitiques majeurs via une redistribution plus équitable des terres, qui permettrait aux communautés rurales d’avoir une plus grande autonomie et prise en charge de leur développement et du territoire.

L’occupation des terres est une action directe largement utilisée par le mouvement afin de rejeter l’usage historique de l’espace et favoriser l’accès à la terre chez les plus démunis. Bien que de plus en plus de chômeurs urbains se joignent au MST, on trouve souvent parmi ses rangs de petits producteurs ruinés et expulsés de leur terre, des enfants ou petits-enfants de familles paysannes trop nombreuses pour distribuer une parcelle de terre à chacun, ou d’anciens travailleurs ruraux ou familles déplacées par de grands projets hydroélectriques ou miniers. L’occupation joue un rôle essentiel afin de faire pression sur les gouvernements et de permettre l’expropriation et la redistribution. Ce processus comporte également différentes étapes.

D’abord, les dirigeants du MST choisissent une région et une terre qui peut légalement servir à la réforme agraire. En effet, la Constitution brésilienne de 1988 souligne la fonction sociale de la terre qui doit être redistribuée lorsqu’elle est non-productive ou sous-utilisée par son propriétaire.  Par la suite, ils doivent informer et mobiliser les travailleurs sans-terre et leurs familles à propos de leur droit et du processus d’occupation, des risques encourus et des possibilités d’obtention d’un titre légal. On s’assure alors d’avoir un nombre suffisant de participants afin d’éviter la répression et pour convaincre les autorités responsables de la nécessité de redistribuer et de légaliser des titres de propriété. On peut alors procéder à l’occupation de masse, en formant un campement (acampamento) avec l’appui d’autres membres du MST qui ont déjà vécu l’expérience. Débute alors un processus plus ou moins long, qui peut durer des années et impliquer plusieurs déplacements forcés et réoccupations. La vie dans les campements est à la base du processus d’apprentissage et de mise en œuvre de la démocratie participative : les participants apprennent à s’organiser collectivement au quotidien. Il s’agit donc d’espaces privilégiés permettant d’expérimenter d’autres formes d’organisation socioéconomique, d’auto-gouvernance et de gestion collective des conflits et activités quotidiennes.

Lorsque les négociations avec l’État aboutissent, les occupants obtiennent un titre officiel et peuvent alors s’établir de façon permanente[ix], en construisant des habitations plus solides et en décidant en groupe du type de production privilégié. Selon l’expérience vécue dans les campements et les leaders qui en émergent, certaines communautés du MST optent pour la création d’une coopérative avec rotation des tâches, tandis que d’autres préfèrent un modèle agricole plus individuel, où de petits noyaux d’individus ou de familles décident d’unir ou non leurs productions et leurs terres. C’est alors que plusieurs membres du MST peuvent réellement commencer à mettre en pratique les principes de base de la souveraineté alimentaire. La pression des occupations et des grandes marches nationales ont donc conduit à des changements tangibles au cours des deux dernières décennies. Grâce aux efforts constants de ses membres et de ses alliés, le MST compte aujourd’hui plus de 2000 assentamentos ayant reçu des titres légaux, 400 associations de production, de commercialisation et de services, ainsi que 161 coopératives de production, de commercialisation, d’assistance technique ou de crédits.[x]

La démocratisation du mouvement se produit non seulement à travers leur engagement politique et la participation des paysans au quotidien, mais également à travers la formation continue et la valorisation des connaissances. Plusieurs programmes de formation sont ainsi offerts aux participants et à leur famille : écoles itinérantes, alphabétisation, formation politique et technique des membres et (futurs) dirigeants. L’École nationale Florestan Fernandes remplit par exemple la fonction d’université populaire pour les mouvements sociaux et les organisations membres de la Via Campesina.  De plus, certains militants ont accès à des formations universitaires en médecine, en droit, en agronomie et en agroécologie.

La formation en agroécologie est directement liée à la souveraineté alimentaire. En effet, cette initiative créée par le MST et la Via Campesina vise à promouvoir et à concrétiser des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et des diverses cultures à travers le monde. Depuis 2005, un partenariat entre la Via Campesina, le MST, les gouvernements du Paraná et du Venezuela, et l’Université fédérale du Paraná, a permis la création de la première École latino-américaine d’agroécologie au Brésil, située sur l’une des terres conquises par le MST. Cette école offre une formation universitaire reconnue de 3 ½ ans, où chaque étudiant(e) est sélectionné par son propre mouvement et doit partager son temps entre l’École et sa communauté d’origine, où il doit mettre en pratique et tenter de diffuser les connaissances acquises. Le MST continue donc à promouvoir une agriculture paysanne diversifiée et plus écologique. Il encourage la participation des petits producteurs dans tous les aspects décisionnels et organisationnels de la vie des communautés rurales et urbaines, qui doivent apprendre à travailler ensemble pour construire un avenir meilleur.

L’Union paysanne au Québec

Ces objectifs sont également au cœur des revendications de l’Union paysanne (UP), fondée en décembre 2001 au Québec. Ce jeune syndicat citoyen agricole a en effet été créé afin de promouvoir et de mettre en œuvre un modèle paysan d’exploitation des ressources naturelles, de développement et de gestion du milieu rural au Québec. L’Union paysanne comprend un conseil de coordination composé de dix membres qui assurent l’orientation politique du syndicat. Elle est surtout constituée d’agriculteurs, d’artisans et de forestiers, mais également de citoyens et de groupes des milieux urbains et ruraux qui désirent contribuer à améliorer la situation précaire du milieu agro-alimentaire québécois. Cette organisation s’est alliée à la Via Campesina afin d’offrir une alternative au modèle agro-industriel dominant au Canada et à l’échelle mondiale.

L’Union paysanne souhaite contrer la crise du revenu des agriculteurs qui sévit au Québec en accordant une plus grande importance aux conditions sociales et environnementales liées à la production des aliments. Cette crise se traduit notamment par une absence de relève, une disparition accrue des fermes, le surendettement et la diminution des revenus. Par exemple, il y avait environ 140 000 fermes au Québec au début des années 1960, 61 257 lors du recensement de 1971, mais seulement quelque 26 000 aujourd’hui, et celles-ci sont 3 fois plus endettées qu’aux États-Unis et 2 fois plus qu’en Ontario.[xi]

L’UP réclame une réforme majeure des programmes québécois de soutien agricole afin de favoriser un type d’agriculture plus sain et diversifié, et plus écologique. Toutefois, une telle réforme ne peut être mise en œuvre sans mettre un terme au monopole de l’Union des producteurs agricoles (UPA), seul syndicat des agriculteurs actuellement reconnu au Québec. En effet, l’Union paysanne rejette la position de l’UPA, qui a longtemps favorisé un modèle agricole industriel soumis aux lois du libre-échange. L’UP lutte contre l’industrialisation de l’agriculture parce qu’elle nuit considérablement au développement et à l’autonomie des paysans. Pour cette raison, elle s’oppose aux «fermes usines», aux zones agricoles sans agriculteurs, aux produits standardisés, à la privatisation des semences et aux OGM.

Cette organisation préconise plutôt une agriculture axée sur la souveraineté alimentaire de manière à assurer la survie des communautés rurales et à maximiser le potentiel de développement régional. Elle cherche à concilier le respect de l’autonomie des paysans et des populations locales et, par conséquent, à développer un modèle d’agriculture qui garantit aux populations locales une alimentation saine et variée à long terme. Pour y parvenir, elle favorise le développement de marchés régionaux et nationaux qui permet de redonner le pouvoir aux agriculteurs du Québec en leur accordant la possibilité et le droit de vendre librement leurs produits. L’UP appuie en particulier l’autonomie de production des fermes familiales et des initiatives adaptées aux besoins spécifiques des populations locales. À titre d’exemple, celle-ci s’est associée en 2009 avec Terroirs Québec, une boutique de promotion des producteurs du terroir québécois sur internet, de manière à promouvoir et rendre disponible une large variété de produits biologiques, du terroir et de fermes régionales. Depuis sa création, plusieurs membres de l’UP participent également au réseau d’Agriculture soutenue par la communauté (ASC). Ce modèle permet de créer un partenariat entre familles urbaines et rurales du Québec, tout en contournant les intermédiaires de marché. Le principe est simple et bien implanté. Les familles paient un montant fixe au temps des semences à un producteur de leur région, puis elles reçoivent tout au long des récoltes un panier de denrées, généralement biologiques, à la ferme ou à des points de chute près de chez eux. Des modèles de mise en marché par circuits courts, plus souples, ont aussi été mis sur pied à travers des initiatives collectives, ancrées dans la ruralité. C’est le cas des marchés de solidarité (Chambly, Outaouais, Sherbrooke) et de divers groupes d’achats.[xii]

C’est par le biais de telles initiatives de mise en marché et de valorisation d’une production agricole faisant place à la diversité que la santé du milieu agro-alimentaire québécois peut s’améliorer. Cette ouverture devrait permettre la multiplication et la diversification des modèles agricoles au Québec. Surtout, elle devrait permettre aux producteurs d’obtenir des prix qui couvrent leurs coûts de production et leur assurent un revenu familial décent. Une telle approche requiert le respect du potentiel des ressources du territoire québécois et c’est pourquoi l’UP promeut une exploitation plus éclairée (durable et écologique) de l’ensemble des ressources naturelles, autant en ce qui concerne l’agriculture que la foresterie ou la pêche paysanne. La souveraineté alimentaire ne peut se réaliser que par le biais d’une gestion durable des ressources naturelles qui prend en considération le respect de l’environnement, la protection des sols, le développement des communautés locales et régionales, ainsi que le libre accès aux ressources telles que l’eau et les semences.

Pour être en mesure de réaliser cette souveraineté alimentaire et d’avoir un impact sur les enjeux qui lui sont rattachés, l’Union paysanne cherche à faire reconnaître sa légitimité auprès du gouvernement et à rassembler, par le biais des médias et de l’opinion publique, tous ceux et celles qui valorisent l’agriculture paysanne au Québec. Son objectif principal est de former un mouvement, une force collective organisée, qui sache représenter  adéquatement les besoins de la paysannerie. Elle veut redonner aux citoyens ruraux le pouvoir d’aménager leur territoire pour assurer la survie et la pérennité de leur milieu. La raison d’être de l’Union paysanne est donc de redonner une voix aux petits et moyens producteurs du Québec qui défendent un modèle agricole alternatif, plus écologique et plus diversifié.

Bien que ces divers mouvements paysans en provenance du Mexique, du Brésil et du Québec évoluent dans des contextes sociopolitiques, économiques et culturels très différents, plusieurs de leurs besoins et revendications se recoupent. Leurs objectifs respectifs se retrouvent également au cœur des demandes et initiatives des mouvements qui militent un peu partout à travers le monde pour la souveraineté alimentaire et pour la promotion d’une autre agriculture. Le 17 avril 2010, par exemple, lors de la Journée mondiale des luttes paysannes, de multiples activités ont été réalisées. Au Canada, plusieurs organisations paysannes ont coordonné une campagne visant à stopper « la luzerne génétiquement modifiée de Monsanto », tandis qu’au Brésil, 42 grandes propriétés ont été occupées et 16 initiatives publiques ont réclamé la reconnaissance légale et l’installation permanente de 90 000 familles.[xiii] Ces exemples soulignent l’importance des luttes multiples du mouvement mondial pour la justice et la souveraineté alimentaire à travers le monde, y compris dans les pays du nord. Ce mouvement n’est pas seulement une réponse à la crise alimentaire actuelle; il permet aussi de démontrer les problèmes au cœur du modèle néolibéral et de souligner l’urgence de développer et de valoriser des modes de vie, de production et de consommation plus durables et plus équitables, qui respectent les droits des paysans et des travailleurs agricoles.

 

 

Marie-Josée Massicotte est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa où elle enseigne l’économie politique internationale et comparée. Ses recherches se penchent sur les mouvements sociopolitiques dans les Amériques et elle co-dirige présentement un ouvrage collectif sur l’altermondialisme (Écosociété, automne 2010) ainsi qu’un autre collectif, en anglais, sur la mondialisation et la souveraineté alimentaire (2011).

Claudia Beaudoin est bachelière en développement international et mondialisation avec une mineure en anthropologie.

Thomas Bernier-Villeneuve est étudiant de 4e année du baccalauréat bidisciplinaire en science politique et philosophie.

Enfin, Jessica Brousseau terminera son baccalauréat en études internationales et langues modernes cet automne. Tous les trois étudient à l’Université d’Ottawa.


[i] Voir l’ouvrage d’Annette Desmarais, La Via Campesina : une réponse paysanne à la crise alimentaire, Montréal, Écosociété, 2008

[ii] HOLT-GIMÉREZ, Eric. « From Food Crisis to Food Sovereignty », Monthly Review, Vol. 61, No 3, version web, 2009

[iii] Cet accord est entré en vigueur en janvier 1994 entre le Canada, le Mexique et les États-Unis, alors que l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) prenait les armes dans l’État du Chiapas pour s’opposer entre autres à cette réforme constitutionnelle, à l’ALÉNA et à la consolidation des politiques néolibérales, qui menaçaient la culture et le mode de vie des paysans et des peuples autochtones du pays

[iv] La campagne nationale Sin Maíz No Hay País (http://www.sinmaiznohaypais.org/) regroupent des centaines d’organisations sociopolitiques mexicaines en partenariat avec des ONG et le milieu académique depuis juin 2007,
Voir : <http://www.sinmaiznohaypais.org/prensa%20camp/Convocatoria.pdf>

[v] Campaña Nacional Sin Maíz No Hay País. « Convocatoria a todas y todos: Segunda etapa de la campaña nacional», en ligne, <http://www.sinmaiznohaypais.org/prensa% 20camp/Convocatoria.pdf>, 2008, (page consultée le 08/04/10).

[vi] Pour connaître ces organisations et leurs revendications, voir: Movimiento El Campo No Aguanta Más, «Manifesto de Cuidad Juárez », en ligne, <http://www.nodo50.org/espanica/articulos/documentos/organizaciones_campesinas/manifiestojuarez.pdf>, 2003, (page consultée le 13/04/10)

[vii] Pour consulter le site web du MST, voir : <http://www.mstbrazil.org/>

[viii] MST, «Our commitment to the land», en ligne, <http://www.mstbrazil.org/?q=node/95>

[ix] On passe alors de l’étape du campement à celle de l’assentamento (installation permanente) où les participants sont reconnus comme asentados/as, ayant un titre légal.

[x] ESTEVAM, D., « Mouvement des sans-terre du Brésil : une histoire séculaire de la lutte pour la terre » dans Mouvements, 2009/4, N° 60, 2009, p. 43

[xi] Nous tenons à remercier Benoît Girouard, président de l’UP, et Véronique Côté membre du Conseil de coordination, pour ces données et leurs commentaires et références au Rapport St-Pierre du Ministère du Conseil exécutif, Une nouvelle génération de programmes de soutien financier à l’agriculture, février 2009, accès sur le web 29 avril 2010 : http://www.mapaq.gouv.qc.ca/NR/rdonlyres/7F28BF60-4B13-4C29-8B0A-F8731F39BD14/0/nouvellegeneration.pdf

[xii] Merci à Véronique Côté pour ces informations

[xiii] Consulter le site web de la Via Campesina pour l’ensemble des actions du 17 avril 2010: <http://www.viacampesina.org/fr/index.php?option=com_content&view=article&id=502:listes-des-actions-dans-le-monde-pour-le-17-avril-2010&catid=26:17-avril-journde-la-lutte-paysanne&Itemid=33>

Repères bibliographiques

DESMARAIS, A. La Via Campesina : une réponse paysanne à la crise alimentaire, Montréal, Écosociété, 2008

ESTEVAM, D. « Mouvement des sans-terre du Brésil : une histoire séculaire de la lutte pour la terre » dans Mouvements 2009/4, N° 60, pages 37-44, 2009

MASSICOTTE, M.-J. «La Via Campesina, Brazilian Peasants, and the Agribusiness Model of Agriculture: Towards an Alternative Model of Agrarian Democratic Governance» Studies in Political Economy, pages 69-98, 2010

MORAES, R.C. et C. COLETTI. « Un autre monde est-il possible? Le Mouvement des sans-terre au Brésil » dans Critique internationale, N° 31-Avril/Juin, pages 161-175, 2006

TEUBAL, M. «Peasant struggles for land and agrarian reform in Latin America » dans Peasants and globalization: political economy, rural transformation and the agrarian question, London; New York, Routledge, pages 148-165, 2009

 

Sites web consultés et pour approfondir:

Campaña Nacional Sin Maíz No Hay País. «Convocatoria a todas y todos: Segunda etapa de la campaña nacional», en ligne, <http://www.sinmaiznohaypais.org/prensa%20camp/Convocatoria.pdf>, 2008, (page consultée le 08/04/10)

Coordinadora Nacional Plan de Ayala, El Barzón, Consejo Nacional de Organizaciones Campesinas, Frente Democrático Campesino de Chihuahua. «Por la democracia y la soberanía alimentaria: Propuesta del “Foro campesino nacional por la democracia y la soberanía alimentaria” para un nuevo pacto histórico entre la sociedad mexicana y la sociedad plural», en ligne, <http://www.era-mx.org/biblio/politica/FOROCAMPESINO10SEPT.pdf>, (page consultée le 08/04/10)

Movimiento El Campo No Aguanta Más. «Manifesto de Cuidad Juárez», en ligne, <http://www.nodo50.org/espanica/articulos/documentos/organizaciones_campesinas/manifiestojuarez.pdf>, 2003, (page consultée le 13/04/10)

MST. En ligne, <http://www.mstbrazil.org/>

Union paysanne. En ligne, <http://www.unionpaysanne.com/>

Laisser un commentaire