Par Martine François
Développement des filières courtes de commercialisation _ PDF
L’alimentation dans le monde
Dans les pays industrialisés et les pays émergents, on assiste au développement d’un système agroalimentaire basé sur un petit nombre de multinationales régissant l’agriculture, la transformation et la commercialisation des produits alimentaires. L’agriculture et l’alimentation fonctionnent sur un triptyque d’agriculture intensive alimentée par des multinationales semencières, fournisseuses d’intrants et de pesticides, de développement d’industries agroalimentaires elles aussi multinationales, et des multinationales de la distribution qui rendent les aliments disponibles aux consommateurs au travers des hypermarchés et supermarchés.
L’industrie alimentaire représente 600 000 entreprises dans le monde, les 100 premières réalisant le tiers du chiffre d’affaires total et les 15 leaders, 19%. En France, on peut citer Danone qui occupe le douzième rang mondial. Les firmes de distribution sont parmi les plus grandes firmes mondiales : Wal-Mart Store est la plus grande firme mondiale et, en France, on peut citer Carrefour, qui est la deuxième entreprise mondiale (Rastoin, 2008)[i].
Ce système concerne aussi les pays émergents et même les pays en développement où la grande distribution commence aussi à prendre de l’expansion.
Les logiques de ces entités sont la financiarisation et la tertiarisation, c’est-à-dire que d’une part, elles obéissent à des exigences de rentabilité des capitaux investis, et non à des préoccupations de santé publique ou de développement, et, d’autre part, que la part des services dans le prix de l’aliment est prépondérante. Par exemple, dans les pays développés, le prix de l’aliment est composé de 20% du prix des matières premières, 30% pour la transformation, et 50% de services et de logistique pour la distribution.
Mais ce système ne s’avère pas durable, entre autres en termes d’environnement, car l’agriculture dite « conventionnelle » génère un appauvrissement des sols et est à l’origine de pollution, notamment des eaux. En termes de santé publique, ce modèle conduit aussi au développement de maladies liées à l’alimentation (obésité, maladies cardiovasculaires, certains cancers …), et ne permet pas d’éviter qu’un nombre croissant de personnes souffrent de la faim et de la malnutrition dans le monde, majoritairement dans les pays en développement, mais aussi dans les pays développés.
En effet, malgré l’affichage d’objectifs ambitieux par les organisations internationales (les Objectifs du Millénaire pour le Développement souhaitent de réduire la faim et l’extrême pauvreté dans le monde), le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde se trouve actuellement à un niveau record. Selon les estimations de la FAO, il y avait 1,02 milliard de personnes sous-alimentées dans le monde en 2009. La faim a progressé non pas du fait de mauvaises récoltes, mais à cause du prix élevé des denrées alimentaires, du fléchissement des revenus et de l’augmentation du chômage dus à la crise économique. Ainsi, la faim n’est pas un problème d’insuffisance de la production agricole, les experts s’accordant à dire que la production alimentaire mondiale pourrait suffire à l’alimentation de toute sa population, mais un problème d’accès. Les populations pauvres n’ont pas les revenus nécessaires pour s’alimenter en quantité suffisante. Cette situation d’insuffisance alimentaire concerne 80% des petits agriculteurs qui ne parviennent pas à l’autosuffisance ou à vivre de leur production agricole. Ces petits producteurs sont majoritairement situés dans les pays en développement, particulièrement en Afrique. Après des années de désintérêt, les institutions internationales reconnaissent aujourd’hui la nécessité d’investir dans l’agriculture, en particulier dans l’agriculture familiale qui représente une grande partie des agriculteurs des pays en développement. La Banque mondiale insiste, dans son rapport annuel de 2008, sur la nécessité d’investir dans l’agriculture pour réduire la faim et l’extrême pauvreté. La FAO cherche également à améliorer la productivité et les revenus de l’agriculture, à promouvoir de meilleures pratiques nutritionnelles à tous les niveaux et à élaborer des programmes renforçant l’accès direct et immédiat à la nourriture pour les plus démunis. La FAO préconise l’augmentation des investissements dans l’agriculture et le développement rural, et elle a aidé les gouvernements à mettre en place des programmes nationaux pour la sécurité alimentaire axés sur les petits agriculteurs.
Ce système basé sur les multinationales ne conduit pas à un développement durable pour la planète. Il confie l’alimentation du monde à un petit nombre d’acteurs dont l’objectif n’est pas l’alimentation de la population mondiale, mais la rentabilisation des capitaux investis. En 2007-2008, ce système a touché ses limites avec le développement de la crise alimentaire, produisant l’élévation du prix des aliments dans tous les pays. Si tous les consommateurs ont constaté ces hausses de prix, les plus affectées ont été les populations pauvres des pays en développement, qui ont vu s’envoler le prix des produits à la base de leur alimentation. Dans les pays développés, les industries agroalimentaires et les firmes de distribution ont amplifié la hausse des prix des matières premières en augmentant leurs marges.
Face à la crise, Les prospectivistes de l’INRA et du CIRAD ayant élaboré la prospective AGRIMONDE rejoignent les organismes internationaux pour recommander le développement des agricultures « locales » en améliorant les performances des systèmes traditionnels et en limitant le recours aux intrants. Le rapport de la CNUCED[ii], tirant des leçons de la crise alimentaire (CNUCED, 2008) fait même allusion au développement de l’agriculture biologique comme une alternative technique viable. Le rapport de l’IAASTD (International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD), rédigé sous l’égide des organisations internationales (FAO, Fonds mondial pour l’environnement – GEF), Programme des Nations Unies pour le Développement (UNDP), Programme des Nations Unies pour le Développement (UNEP), UNESCO, Banque Mondiale et Organisation Mondiale de la Santé (OMS) recommande le développement de systèmes agricoles innovateurs basés sur les connaissances traditionnelles, en particulier dans les pays en développement, et le renforcement des marchés agricoles de « proximité ». Il reconnaît que certaines formes d’agriculture génèrent des externalités positives sur l’environnement et, en matière sociale (emploi), que le marché ne sait pas encore rémunérer.
La prospective AGRIMONDE (Rastoin, 2009)[iii] également recommande le développement de modèles alimentaires de proximité (MAP) pour créer une alternative au MAIT (Modèle agroindustriel tertiarisé), dont on s’aperçoit aujourd’hui que son développement à tendance hégémonique conduit à une « impasse alimentaire ».
Ainsi, les forces du marché appliquées au secteur de l’agriculture et de l’alimentation ont tendance à favoriser un modèle agricole et alimentaire basé sur un petit nombre de firmes contrôlant l’alimentation du monde développé et des classes aisées des pays émergents et en développement. A côté de ce système, 800 millions de petits agriculteurs pauvres dans les pays en développement, en particulier en Afrique, ne parviennent pas à se nourrir de leur production agricole et n’ont pas les revenus nécessaires pour acheter les aliments dont ils ont besoin.
La remise en cause du système agroalimentaire basé sur l’agriculture industrielle, l’industrie agroalimentaire et les firmes géantes de distribution est partagée aujourd’hui par de nombreux acteurs, y compris au sein des institutions internationales et des organismes de recherche, et n’est pas seulement le fait de militants. Il ne s’agit pas d’éliminer le commerce ou l’exportation, mais de raisonner l’agriculture et les systèmes alimentaires avec différentes échelles de proximité pour différents produits, impliquant des politiques de mise en œuvre de solidarité au niveau local, au niveau des régions, au niveau national, au niveau d’ensembles régionaux (par exemple l’Europe, l’Afrique de l’Ouest, …), et enfin, au niveau mondial.
L’enjeu est de transformer ce nouvel intérêt pour l’émergence de systèmes alimentaires de proximité et de faire en sorte que les modèles alternatifs trouvent des conditions favorables pour un véritable développement, et bénéficient de moyens et de politiques au service de leur développement.
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L’agriculture de proximité et les filières courtes de commercialisation
Le développement des filières agricoles implique généralement des filières longues de commercialisation qui se caractérisent par une grande distance entre producteurs et consommateurs. Cette distance est pluridimensionnelle : elle combine la distance géographique (les aliments voyagent sur des milliers de km avant d’être consommés), économique (il y a une grande différence entre le prix de la matière première et le prix de l’aliment), sociale (de nombreux intermédiaires interviennent entre le producteur de la matière première et le consommateur du produit fini), et technique (utilisation de techniques de plus en plus complexes pour la transformation des aliments et la logistique).
Cette distance crée un « fernhandel » [iv] entre produit agricole et aliment que maîtrisent les firmes agroalimentaires et de distribution. L’écart économique entre le prix de la matière première et l’aliment ou le produit commercialisé devient pourtant si important que les acteurs peuvent se le réapproprier en développant des filières courtes de commercialisation obéissant à d’autres logiques et porteuses de développement « durable ». Ces filières courtes réduisent la distance entre producteurs et consommateurs, dans une ou plusieurs de ces composantes. Mais en l’absence de véritables politiques de développement de ces modèles de proximité, elles conduisent cependant souvent à des produits dont les prix sont relativement élevés.
Réduire la distance géographique et favoriser l’agriculture locale
Cette dimension « locale » peut se décliner de façon différente selon les acteurs et les actions. Elle concerne à la fois les consommateurs qui choisissent de s’approvisionner en légumes auprès de producteurs de leur voisinage, que des régions qui décident d’augmenter le pourcentage de produits « locaux » dans l’approvisionnement des cantines scolaires. Ces nouvelles formes d’approvisionnement sont aujourd’hui fortement valorisées dans les média et dans la communication des acteurs, mais leur développement quantitatif demeure limité. Les politiques qui permettront de généraliser les expériences réussies restent encore à trouver même si, en France, certaines régions commencent à disposer d’une base d’expériences significatives. Au niveau national, le « Grenelle de l’Environnement », initiative gouvernementale visant à élaborer des objectifs concrets pour le développement durable, recommande l’approvisionnement local pour les cantines scolaires, et propose même que d’ici 2012, 20% des produits servis dans les cantines scolaires soient biologiques. Le développement de l’approvisionnement local en restauration collective est lié à la progression du bio pour cette forme de restauration. Mais cette initiative n’a pas été accompagnée du déblocage de budgets pour faciliter la mise en œuvre de ces recommandations. Ce sont donc les acteurs locaux et régionaux qui doivent trouver les moyens nécessaires pour développer les expérimentations.
La vente à la restauration collective peut constituer un débouché intéressant pour les producteurs locaux, mais une période d’adaptation mutuelle est nécessaire. Les produits proposés par les producteurs locaux ne sont pas toujours adaptés au fonctionnement de la restauration collective et, s’il s’agit de produits bios, il est aussi nécessaire de maîtriser le surcoût que représente ce mode d’approvisionnement. Malgré ces difficultés, on constate un réel développement de ces initiatives en France depuis les années 2000, souvent à l’initiative ou avec un fort appui des élus (au niveau de la commune, du département ou de la région), sensibles à la pression des citoyens réclamant à la fois une meilleure qualité de l’alimentation, en particulier dans les cantines scolaires, et le maintien d’activités agricoles respectant l’environnement sur le territoire. Par exemple, la ville de Lons-le-Saunier a engagé cette démarche depuis une dizaine d’années et, aujourd’hui, 5 000 repas par jour sont servis sur place dans l’ensemble des écoles scolaires, au centre hospitalier et aux personnes âgées servies à domicile. Le pain, la viande de bœuf, les yaourts, les fromages et une partie des légumes (89% des pommes de terre et 50% des carottes, navets, choux, betteraves) sont biologiques et de proximité[v].
Pour les consommateurs, l’approvisionnement par des producteurs locaux peut prendre plusieurs formes : achats à la ferme, sur des marchés de producteurs, dans une boutique de vente directe par les producteurs, ou co-construction d’une AMAP par des consommateurs et un agriculteur. Ces formes de vente ont la particularité de réduire en même temps la distance physique, puisque le principe est de s’approvisionner localement, et en même temps la distance sociale, puisque ces formes de vente assurent un contact direct entre le producteur et le consommateur.
La vente à la ferme, loin d’être une solution marginale pour les exploitations, fait partie intégrante des systèmes commerciaux développés. La moyenne nationale pour toutes filières agricoles confondues montre que les ventes directes au consommateur concernent un peu plus de 15% des exploitations. Dans un contexte de réduction du nombre d’exploitations total en France, l’évolution entre deux enquêtes successives (RGA 2000 et enquête de structure 2005) met en évidence une relative stabilité de ce taux. On observe même que le nombre des exploitations pratiquant la vente directe diminue moins vite que le nombre total des exploitations en France pendant cette même période (-13% contre -18%) (CTIFL, 2007)[vi].
Nombre d’exploitations en France |
Evolution |
Nombre d’exploitations vendant en vente directe |
Evolution |
||
2000 |
2005 |
2000 |
2005 |
||
663 742 |
545 347 |
-18% |
101 988 |
88 626 |
-13% |
Certains agriculteurs proposent même de cueillir eux-mêmes leurs produits dans des « fermes de cueillette ». Cette forme de vente permet à la fois au consommateur de s’approprier un peu du lien à la terre en même temps qu’il achète son produit et de proposer des produits à un tarif compétitif, puisque l’exploitation ne paie pas les frais de récolte[vii].
Les boutiques de producteurs se développent aussi rapidement. Il s’agit de boutiques pour lesquelles les producteurs se regroupent pour pouvoir proposer une gamme de produits aussi complète que possible au consommateur. La vente est assurée à tour de rôle par les producteurs, parfois soutenus par un salarié. Pour défendre leurs intérêts et se faire reconnaître par leurs interlocuteurs, notamment l’administration française, ces points de vente se sont regroupés dans l’association : AVEC (Agriculteurs en Vente Collective Directe). Au sein de cette association, l’association des points de vente collective en Rhône Alpes a été à l’origine de sa création, la région Rhône Alpes étant une des régions françaises où la vente directe se pratique le plus en France. Cette association comprend 25 points de vente collectifs auxquels sont associés 400 producteurs (Maréchal, 2008)[viii].
La vente sur les marchés est un autre moyen de commercialiser les produits directement au consommateur. Certains producteurs participent aux marchés de détail, et, en même temps, des groupes d’agriculteurs développent des marchés de producteurs où seuls sont présents des agriculteurs vendant directement leur production. Cette forme de vente demeure importante en France. On y compte 8000 marchés implantés sur 6000 communes. La prédominance est aux petits marchés, puisque 62% des marchés français proposent moins de 25 étals. Cette forme de vente est associée à la fraîcheur dans l’esprit des consommateurs, qui valorisent fortement leurs achats sur les marchés, en particulier pour les légumes. Malgré cet intérêt « intellectuel » des consommateurs, on constate sur le long terme un déclin de cette forme de vente, avec une stabilisation et même une légère augmentation dans certaines régions (Rhône Alpes) depuis 2000, probablement liée à une prise de conscience des municipalités et des commerçants du besoin de redynamiser les marchés (Schmutz-Poussineau, 2008)[ix].
La vente directe de paniers de produits (souvent des légumes) est une forme nouvelle de commercialisation en pleine croissance, fortement médiatisée. Ce mouvement, qui se rapproche de celui des Teikei japonais ou des CSA (Community Supported Agriculture ou Agriculture supportée par la communauté), est basé sur un engagement du consommateur aux cotés de l’agriculteur. Le consommateur peut être plus ou moins impliqué suivant les initiatives. En France, les AMAP (Association pour le maintien d’une Agriculture Paysanne) constituent la forme la plus participative pour le consommateur. Le principe est simple : le producteur propose chaque semaine un panier de produits à un ensemble de consommateurs réunis en association. C’est le producteur qui décide du contenu en fonction de la récolte, mais les consommateurs participent à l’élaboration du plan de culture. Cette forme d’achat matérialise de façon particulièrement aboutie un engagement réel du consommateur aux cotés du producteur agricole, concrétisé par le fait que le consommateur ne choisit plus ce qu’il achète, et s’engage à acheter sur une longue durée (en général au moins un an)[x]. Il existe aussi d’autres initiatives de « paniers » qui ne sont pas liées à une AMAP. Dans ce cas, le producteur livre aussi un panier de produits, sous des formes plus souples, et sans que les consommateurs ne soient réunis en association[xi].
L’agriculture ou les producteurs « locaux » intéressent aussi certaines grandes enseignes de la distribution qui cherchent à s’approvisionner localement pour les légumes frais et les spécialités locales, valorisant ainsi la préférence du consommateur pour les produits de proximité.
Au niveau des politiques, la principale politique française et européenne permettant de valoriser l’agriculture et les produits « locaux » concerne les Indications Géographiques. Il s’agit de valoriser les produits liés à un territoire particulier de production, qui est à l’origine des caractéristiques spécifiques de ce produit. En France, on connaît bien le Champagne ou le Roquefort. Cette politique a été reprise par l’OMC, qui reconnaît les IG comme un droit de propriété intellectuelle. De nombreux pays utilisent aujourd’hui cette réglementation pour protéger les produits traditionnels, à l’exemple de l’Inde avec le riz Basmati. Cet outil s’avère particulièrement pertinent lorsqu’il est accompagné d’une politique d’Etat qui permet d’appuyer les producteurs et les transformateurs pour la structuration du secteur. Les producteurs définissent dans un « cahier des charges » les facteurs de production qui produisent ces caractéristiques : utilisation de races ou de variétés locales, précisions sur le terroir où la production peut être effectuée …, facteurs qui garantissent « l’ancrage » de la production dans son territoire. Une fois cette reconnaissance en IG obtenue, les producteurs voient leur produit protégé des contrefaçons (produits moins chers, n’ayant pas les caractéristiques du produit original, produits sans respecter le cahier des charges). Cette politique permet le maintien d’activités agricoles rentables dans des zones défavorisées. En particulier, en France, le développement d’IG pour les fromages a permis le maintien d’une activité laitière en montagne, ce qui a permis en même temps la préservation des paysages associés à cette activité (prairies).
Cet intérêt pour l’agriculture locale est aussi présent dans les pays émergents, et même dans les pays en développement. Par exemple, au Cambodge, certains consommateurs sont à la recherche de légumes « locaux », car ils sont réputés contenir moins de pesticides que leurs équivalents importés des pays voisins, la Thaïlande et le Vietnam. Les consommateurs pensent que les producteurs cambodgiens n’utilisent pas ces produits, faute de moyens. Certains supermarchés mettent en valeur l’origine cambodgienne de certains produits par la mention « proudly made in Cambodia ».
Réduire la distance technique :
Les produits agroindustriels incorporent une large part (30% du prix) consacrée à la transformation.
Encourager la consommation de produits frais non transformés (légumes, viandes, céréales) permet de limiter la dépendance aux multinationales de la transformation. Ceci doit s’accompagner d’une sensibilisation des consommateurs, qui devront alors passer plus de temps à préparer leurs aliments, ce qui va à l’encontre des tendances lourdes d’évolution des pratiques dans le monde, où on constate plutôt sur le long terme une réduction du temps consacré à préparer la nourriture (Combris, 2010). Cependant, le Plan National Nutrition Santé développé en France comprend un volet destiné à encourager les consommateurs à préparer les produits frais, et notamment les légumes. Des cours de cuisine sont organisés à différents niveaux pour réapprendre la cuisine aux consommateurs qui l’ont un peu oubliée après de nombreuses années de recours à l’industrie pour la préparation des repas.
La réduction de la distance technique peut aussi concerner le développement d’unités de transformation à petite échelle. En France, la transformation des produits à la ferme ou par de petites entreprises agroalimentaires reste assez répandue, malgré certaines tendances d’évolution à long terme qui n’y sont pas favorables (par exemple, la disparition des abattoirs de proximité qui permettaient aux agriculteurs de faire abattre leurs bêtes avant de les découper pour les commercialiser en vente directe). Le développement de modèles agricoles de proximité réclamerait d’édicter de nouvelles politiques, par exemple en matière d’abattage, qui devraient se traduire par le redéploiement d’abattoirs locaux. Le développement des normes agroalimentaires portant sur les ateliers de transformation prennent peu en compte les conditions spécifiques dans lesquelles fonctionnent les petits ateliers.
Réduire la distance sociale
Dans notre conception de la proximité, la distance sociale est un élément important. Les nombreux intermédiaires entre producteurs et consommateurs sont un facteur important d’augmentation de la différence de prix entre ce qui est payé aux agriculteurs et ce qui est payé par le consommateur. Cette distance sociale entre producteurs et consommateurs réduit le sentiment de responsabilité du producteur par rapport à la qualité du produit qu’il fournit, et celui du consommateur par rapport au prix accordé au producteur.
Les formes de vente directe du producteur au consommateur dont nous avons parlé plus haut sont de ce type, tout comme l’est aussi la vente directe via Internet. Les nouvelles technologies ont modifié notre conception de la distance, permettant l’établissement de nouvelles proximités. Les producteurs contactent leurs consommateurs, même éloignés, par internet, et organisent l’approvisionnement par tournées.
Certaines formes de commerce équitable cherchent aussi à réduire le nombre d’intermédiaires entre producteur et consommateur, et à informer le consommateur sur les conditions dans lesquelles sont produits les aliments, les modes de vie des producteurs et les prix au producteur.
Pour le développement d’un « modèle alimentaire de proximités »
En tant qu’ONG, le GRET entend travailler sur le développement d’un « modèle alimentaire de proximités » permettant la réappropriation par les citoyens du monde de la gouvernance alimentaire, confisquée par un petit nombre de firmes multinationales.
Ceci implique d’augmenter la proximité entre production et consommation des produits, dans les différentes composantes que peut prendre cette proximité : économique, sociale, technique et géographique.
Cette réappropriation ne nie pas le recours au commerce international, qui reste nécessaire, mais encourage un rééquilibrage des pouvoirs en combattant l’hégémonie d’un petit nombre de firmes multinationales gouvernant l’alimentation du monde.
Certaines formes de commerce international correspondent aussi à des formes de développement durable, en particulier le commerce équitable ou les relations directes avec les petites entreprises des pays en développement.
Ce modèle alimentaire de proximités ne se mettra pas en place sans l’appui des politiques publiques. Il repose sur une agriculture locale qui doit être protégée pour permettre à chaque espace géographique de développer une agriculture qui permette à la fois aux agriculteurs de vivre de leur activité et aux consommateurs de trouver des produits à un prix abordable, tout en préservant l’environnement. À l’heure où l’Europe repense sa politique agricole commune, les citoyens pourraient se mobiliser pour que la PAC (Politique agricole commune) favorise des modèles alimentaires plus durables, et soit plus favorable à la protection de l’environnement[xii].
Il faut organiser le lobbying pour que, au-delà des bonnes paroles, des moyens soient réellement déployés pour que les acteurs mettent en place des actions dans ce domaine. Pour l’instant, les expériences de « relocalisation » de l’alimentation, de développement de relations plus directes entre producteurs et consommateurs, et de relations « directes » entre petits producteurs du Sud et entreprises du Nord dans le cadre du commerce équitable sont en plein développement. Ces initiatives ne sont soutenues « qu’à la marge » par les politiques publiques[xiii] et n’en constituent pas encore le cœur.
L’organisation d’un lobbying pour un « Modèle agroalimentaire de proximités » est une affaire complexe, car les acteurs qui ont intérêt au développement de ces modèles de proximité (producteurs de produits « locaux » commercialisés par les filières courtes, citoyens, consommateurs, élus…) sont nombreux et dispersés, donc leur coordination est difficile. Au contraire, les multinationales qui gouvernent le MAIT sont peu nombreuses et organisées pour influencer les décisions politiques nationales, et même internationales[xiv].
Mais le fourmillement d’initiatives se rapprochant du développement de Modèles alimentaires de proximités devrait permettre que la société civile s’organise pour contrer l’avènement du scénario « business as usual » dont les experts internationaux s’accordent à dire qu’il n’est pas durable. On constate aussi que les « modèles alimentaires de proximités » se développent parallèlement dans un grand nombre de pays développés, et de pays émergents, de pays en développement.
Les ONG ont certainement un rôle important à jouer dans l’organisation du soutien aux « modèles alimentaires de proximité » dans le monde.
Martine François est Responsable de Programme au GRET (Groupe de Recherche et d’Échanges Technologiques) qui est une ONG française intervenant dans les pays en développement mais aussi en Europe pour expérimenter et promouvoir le développement durable. Elle travaille depuis plus de 20 ans sur les filières courtes agroalimentaires et les petites entreprises agroalimentaires dans des programmes de recherche et de développement. Elle a notamment coordonné plusieurs programmes de recherche européens sur la transformation des produits à la ferme en Europe (7 pays partenaires), sur les PME agroalimentaires en Afrique (3 pays partenaires), sur le développement des Indications Géographiques en Asie (programme expérimental au Cambodge). Martine François est ingénieur de l’École Centrale de Paris et ingénieur agroalimentaire.
[i] Jean-Louis Rastoin, « Les multinationales dans le système alimentaire », Ceras – revue Projet n°307, Novembre 2008. URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=3382.
[ii] CNUCED : Répondre à la crise alimentaire globale : Les politiques essentielles pour le commerce, l’investissement et les produits de base afin d’assurer la sécurité alimentaire durable et d’atténuer la pauvreté, Ed. CNUCED, New York et Genève, 2008
[iii] Rastoin : Quel futur alimentaire pour l’humanité au-delà du modèle agroindustriel contemporain. Un essai de prospective à l’horizon 2050. Ed La maison des agrobiosciences, 2009
[iv] Cette notion de « fernhandel » est introduite par Braudel (Braudel : la dynamique du capitalisme, Ed. Flammarion, Paris, 1996) et désigne « un espace de libre manœuvre, qui opère sur des distances qui le mettent à l’abri des surveillances ordinaires ou lui permettent de les tourner ».
[v] Pour en savoir plus, voir www.fondationnicolashulot.org
[vi] CTIFL : Les productions maraîchères de ceinture verte : Valorisation de la proximité par les circuits courts, Ed. CTIFL, 2007
[vii] Par exemple, les exploitations du GIE « Chapeau de Paille », soit 18 exploitations agricoles de la région Ile de France proposent toutes des cueillettes à la ferme. www.chapeaudepaille.fr
[viii] Maréchal Gilles : Les circuits courts alimentaires : Bien manger dans les territoires, Ed. Educagri, 2008
[ix] In Marécha, 2008, op.cit.
[x] www.réseau-amap.org
[xi] Par exemple, les « paniers du val de Loire » constituent une initiative d’agriculteurs qui se sont regroupés pour organiser des tournées et proposer des paniers aux consommateurs dans leur région et en région parisienne (voir www.lespaniersduvaldeloire.fr)
[xii] Voir à ce sujet : Gérard Choplin, Alexandra Strickner, Aurélie Trouvé : Souveraineté alimentaire : Que fait l’Europe ? Ed. Syllepse, 2009.
[xiii] Les collectivités territoriales sont pourtant assez actives dans le soutien aux initiatives de « relocalisation » de l’alimentation.
[xiv] Ce phénomène a été minutieusement étudié aux USA par Marion Neste (Food politics). En Europe, on dispose de moins d’informations transparentes sur les relations entre les grands groupes et les décideurs, et il n’a pas été publié un travail équivalent. Voir Neste Marion : Food Politics, Ed. University of California Press, 2002