Par Jean-Eudes Chiasson
L’Union nationale des fermiers du Nouveau-Brunswick _ PDF
La souveraineté alimentaire peut être vue sous différents angles. Par exemple, d’un point de vue national, elle signifie la capacité pour un État ou une nation de se nourrir de façon durable et de choisir quelle agriculture il désire promouvoir. D’un point de vue plus individuel ou familial, elle signifie l’accès sécuritaire à une alimentation de qualité. Cependant, une idée fondatrice qui traverse les différents niveaux d’application de la souveraineté alimentaire est la durabilité. La souveraineté alimentaire se fonde donc principalement sur la possibilité de se nourrir et de nourrir les générations futures. Elle est une notion qui devrait être applicable au Nord comme au Sud. Or, puisque plusieurs pays du Nord, comme le Canada, sont des exportateurs nets d’aliments, elle est une notion beaucoup plus discutée au Sud, où les petits producteurs sont plus nombreux.
Souveraineté et sécurité alimentaire
La souveraineté alimentaire amène certainement une plus grande sécurité alimentaire aux nations, et si l’on regarde la situation d’un point de vue historique, on se rend compte à quel point elle est nécessaire. Dans les années 30, le monde a vécu une grave crise économique, qui s’était également accompagnée d’une crise alimentaire. En effet, les gens qui ont vécu à cette époque peuvent témoigner du manque de nourriture que la crise a occasionné et de l’instabilité que cela a amené. Or, en 1930, 60% des individus produisaient leur alimentation (ou une partie de celle-ci), il y avait une majorité de gens qui était quand même assez souverains au niveau alimentaire. Malgré tout, la crise économique des années 30 a affecté la quantité de nourriture disponible pour alimenter les peuples. Aujourd’hui, il y a moins de 2% des gens qui produisent des aliments. En cas de crise, les nations qui ne sont pas souveraines au niveau alimentaire se retrouveront dans une situation de grave instabilité et vulnérabilité à l’égard des autres nations. Sur ce plan, on comprend pourquoi la capacité de chaque nation à produire une bonne partie de son alimentation est très importante. La souveraineté alimentaire est donc, dans une certaine mesure, une manière de prévenir l’utilisation de l’alimentation comme une «arme» ou un «moyen d’influence politique», et de protéger les petits pays contre les agressions économiques déloyales des grands États.
Dans les années 80, Haïti était un pays exportateur de riz. Puis, le gouvernement américain s’est mis à subventionner massivement ses producteurs de riz au Texas et en Louisiane. Bien entendu, les petits producteurs haïtiens n’ont pas été capables de concurrencer les producteurs de riz américains et les millions du gouvernement américain. Aujourd’hui, 17% du riz consommé par les Haïtiens provient de la production locale, et le reste est importé. Le pays n’a plus la possibilité de produire, alors que la capacité physique et climatique est toujours là. Il faut donc s’interroger: comment peut-on accepter que les subventions d’un État puissant comme les États-Unis entrent en compétition avec les producteurs de riz haïtiens? Où est l’équité dans cette situation?
Politiques concrètes
En termes de politiques concrètes pouvant mettre en pratique la notion de souveraineté alimentaire, l’Union nationale des femmes au Nouveau-Brunswick (UNF NB) défend auprès de son gouvernement provincial deux politiques importantes: l’une concerne l’étiquetage et l’autre se rapporte au calcul économique de la productivité agricole. L’étiquetage de la provenance des aliments est une composante essentielle de la souveraineté alimentaire, car sans cette précieuse information, il n’y a pas de possibilité d’action pour les consommateurs. Par exemple, dans les supermarchés au Nouveau-Brunswick, la mention «produit local» peut porter à confusion. Pour la plupart des consommateurs, «local» est synonyme de «produit au Nouveau-Brunswick», alors que pour le marchand, «local» signifie «maximum 24 heures de route pour la livraison». C’est le type de confusion que l’on cherche à éviter avec une réglementation étatique précise et claire. Au Nouveau-Brunswick, plusieurs aliments ne sont pas du tout étiquetés. Les viandes représentent une situation particulièrement alarmante. Dans le même paquet de côtelettes de porc, il peut y avoir une côtelette du Nouveau-Brunswick, une de la Nouvelle-Écosse, une de l’Île-du-Prince-Édouard, une du Québec et une de l’Iowa. Lorsque l’étiquetage de la provenance des aliments sera une lutte gagnée, on aura des consommateurs mieux instruits et capables de faire des choix éclairés. On aura alors franchi une étape importante vers la souveraineté alimentaire.
La deuxième politique que défend l’UNF-NB auprès de son gouvernement est de revoir la manière de calculer la productivité et le progrès de la nation dans le domaine de l’agriculture. L’idée est simple et ingénieuse: changer l’indice actuel, le PNB (produit national brut) pour le GPI (genuine progress indicator, qui correspond en français à «l’indice de progrès véritable»). Lorsque l’on regarde le PNB pour évaluer la performance d’un pays dans le domaine agricole, on ne retient uniquement que les revenus provenant de la vente des produits agricoles. Lorsqu’on utilise le GPI, on mesure aussi la dégradation des sols, on mesure la distribution des revenus, on prend en compte la qualité de l’air, bref, on mesure le coût total (environnemental, humain, santé, etc.) de la production et pas seulement le résultat financier d’une activité économique. L’exemple de la morue permet de démontrer comment les deux indices perçoivent le même événement. En 1991, d’un point de vue du PNB, la pêche à la morue était un domaine de l’économie en pleine santé et en pleine expansion, générant les revenus les plus imposants de son histoire. Cependant, c’était également la période où le stock de morue était presque à zéro. En regardant uniquement le PNB, on avait l’impression que la pêche à la morue se portait très bien… mais il n’y avait plus de poissons dans la mer, un élément que le GPI n’omet pas de prendre en compte dans son calcul. En somme, le GPI, un indice développé par le groupe de recherche GPI Atlantic, une filiale du groupe de recherche [think tank] californien Redefining Progress, devrait être l’indice par excellence utilisé par nos gouvernements pour juger de la performance de notre agriculture.
La cohabitation? Oui, mais…
Dans une perspective de souveraineté alimentaire, la cohabitation est tout à faire possible entre petites et moyennes fermes (bien que leurs définitions respectives soient assez flexibles). Cependant, il y a plusieurs questions à se poser par rapport aux «méga-fermes». En effet, avoir une méga-ferme signifie bien souvent être principalement motivé par le profit. De plus, il est assez difficile dans le contexte d’une exploitation de cette envergure de concilier «production agricole» et «environnement». Ainsi, il devient assez ardu de défendre la pertinence des méga-fermes dans une perspective de souveraineté alimentaire.
Jean-Eudes Chiasson est un producteur agricole depuis 30 ans et président de l’Union nationale des fermiers au Nouveau-Brunswick. L’Union nationale des fermiers au Nouveau-Brunswick (UNF-NB) est un des deux syndicats agricoles accrédités au Nouveau-Brunswick et elle représente 20% des travailleurs agricoles de la région. Elle fait partie du Syndicat national des cultivateurs du Canada (NFU Canada), qui a été fondé en 1969 par la fusion de différents syndicats agricoles canadiens. NFU Canada est une des organisations fondatrices du grand mouvement paysan international la Via Campesina. Monsieur Chiasson est président de l’UNF au Nouveau-Brunswick depuis mars 2008.