Par Thomas Ponniah
Au mois de janvier 2009, j’ai eu l’occasion d’assister à l’investiture du 44e président des États-Unis et de participer au Forum social mondial se déroulant à Belém, au Brésil[1]. L’inauguration a attiré 1,8 million de citoyens, dont un fort pourcentage d’Africains-Américains provenant des quatre coins du pays. Le Forum social mondial a réuni plus de 133 000 participants de partout dans le monde et un nombre considérable de mouvements sociaux panamazoniens. Dans les deux cas, j’ai été témoin d’une société civile mobilisée et dynamique, aspirant à une nouvelle société. Pour réaliser un autre monde, il nous faut assembler ces différentes sphères.
L’investiture
J’ai atterri à l’aéroport Thurgood Marshall de Baltimore le 19 janvier, le jour de la fête de Martin Luther King, un congé férié célébré presque partout aux États-Unis. Étonnamment, le ministère de la Sécurité des transports des États-Unis avait monté une petite exposition sur le mouvement des droits civiques à l’aéroport. J’ai regardé des vidéos racontant l’histoire d’une des mobilisations sociales américaines les plus inspirantes. Il était passionnant de revoir les différents épisodes du mouvement : le boycott des autobus à Montgomery, la campagne des indigents et, bien sûr, le discours éblouissant et intemporel au Lincoln Memorial à Washington. Le message de Martin Luther King était éternel puisqu’il réaffirmait, dans de nouveaux mots, comme le fait chaque génération, l’essence d’une vision progressiste.
La veille de l’investiture, on m’a demandé de prononcer un discours à une soirée présentée par Andrew Miller, un écologiste qui se rendait aussi en Amazonie pour le FSM 2009. J’abordais le sujet d’une mondialisation au nouveau visage proposée au Forum. Néanmoins, je ne pouvais passer sous silence l’anniversaire de Martin Luther King et le lien avec l’événement historique du lendemain. Dès mon jeune âge, mon père, James Ponniah, qui vivait aux États-Unis lorsque King a été assassiné, m’a raconté toutes sortes d’histoires sur les années 1960 : King, Malcolm X, Robert Kennedy et Angela Davis sont des noms que j’ai souvent entendus. Mon père, comme de nombreux partisans d’Obama, a interprété la récente élection américaine comme l’apogée politique (bien que non économique) du mouvement des droits civiques.
Le jour de l’inauguration, les rues étaient envahies de personnes et – États-Unis oblige – de produits. On trouvait des affiches de Martin Luther King et d’Obama, des t-shirts, des casquettes, des épinglettes, des figurines («le héros à qui vous pouvez faire confiance») et même des désodorisants pour la maison. On pouvait critiquer l’incitation à la consommation, mais on était tout de même emporté par l’effervescence collective. La personne qui comprenait le mieux l’emballement était naturellement l’étoile elle-même. L’allocution d’Obama, quoique non comparable à ses discours de campagne innovateurs sur la religion et la race, a mis l’accent sur l’imputabilité : la population étatsunienne devait assumer la responsabilité pour les échecs du passé et les promesses de l’avenir. Ce fut un discours qui rejoignait l’aspect le plus héroïque de la tradition du pays, appelant une transformation sociale puisant à même les idéaux décrits par Alexis de Tocqueville. L’auteur français avait souligné que ce qui distinguait la démocratie américaine était la participation publique[2]. Le discours d’Obama était un appel à l’engagement public, à la responsabilisation et à la vision.
Les événements marquants aux États-Unis ne sont pas seulement incarnés par un excès d’articles de consommation, mais aussi par l’approbation de l’aristocratie du pays. Contrairement à la plupart des pays et à la tradition historique, la noblesse américaine est constituée des élites économiques, mais aussi des personnalités de la culture populaire. Ce soir-là, le couple Obama a assisté à dix bals inauguraux. Le premier, le Neighbourhood Ball (bal des Voisins), a attiré des acteurs de Hollywood et des vedettes de la musique pop comme Shakira, Jay-Z, Faith Hill et Beyoncé. Cette dernière a chanté le classique d’Etta James At Last (Enfin), une chanson populaire qu’on fait tourner habituellement dans les mariages. La chanson a donné la chance aux Obama d’exécuter leur « première danse » en tant que couple présidentiel. À la fin de sa prestation, un journaliste d’ABC a demandé à la chanteuse quelle était la signification de l’événement pour elle. Elle a répondu : « C’est probablement le jour le plus important de ma vie… Il m’incite à cultiver mon intelligence et il me pousse à vouloir m’engager ». Sa réponse faisait écho aux sentiments que j’avais perçus et aux propos entendus toute la journée à Washington, quand je discutais avec des progressistes lors du souper, dans le métro, ou au Monument à Washington. L’inauguration d’Obama représentait la possibilité d’un vaste renouveau de la sphère publique américaine.
Le FSM 2009
Une semaine plus tard, je m’envolais pour le Brésil afin de participer au Forum social mondial (FSM) 2009. Le Forum est né en 2001 d’un cycle de manifestations orientées contre la dernière mouture de la mondialisation, et surtout les importantes manifestations de Seattle contre l’Organisation du commerce mondial. Le premier Forum s’est tenu en parallèle avec le Forum économique mondial qui a lieu tous les ans à Davos, en Suisse. Le FSM avait pour but de créer un espace de rencontre où les militants de partout sur la planète pourraient proposer d’autres solutions à la mondialisation « néolibérale » ou de libre marché. Les Forums ont eu lieu dans diverses parties du monde, en Inde, au Venezuela, au Mali, au Pakistan et au Kenya, mais surtout au Brésil, le berceau de ses mouvements fondateurs. Depuis lors, les Forums ont accueilli des dizaines de milliers de participants à des ateliers, des séminaires, des tables rondes et des événements artistiques. Le slogan populaire du Forum « Un autre monde est possible » est devenu pour notre génération, la façon de dire « I Have a Dream ».
Organiser le Forum en Amazonie tenait de la stratégie politique. À aucun autre moment de l’Histoire la population mondiale n’a été plus consciente des dangers environnementaux du rationalisme soutenant le système moderne. Le premier jour des ateliers a été consacré aux mouvements panamazoniens, mouvements sociaux et autochtones de tout acabit qui ont convergé à cette occasion avec une idée clef commune: le modèle de civilisation est en crise parce qu’il s’est coupé de la vie elle-même[3]. Le fait d’avoir choisi de tenir le Forum en Amazonie venait appuyer ce que de nombreux mouvements indigènes disaient depuis des années : nos actes portent atteinte à la Terre, aux relations entre la nature et la société et à l’humanité. L’avenir de l’humanité, ont-ils fait valoir, dépend dorénavant d’un lien conceptuel, pratique et expressif entièrement nouveau avec la Nature mais aussi entre les uns les autres. Le meilleur symbole de cet état d’esprit était sans doute le magnifique drapeau arc-en-ciel à damier, le Wiphala, en vedette dans la tente indigène.
Étonnamment, un groupe tout aussi important de joueurs politiques, porteurs d’un début de solution à ce qu’on a énoncé plus haut, côtoyait le Forum. Le 29 janvier, les dirigeants de l’Équateur, du Paraguay, de la Bolivie et du Venezuela ont entamé un « dialogue » avec les mouvements sociaux et plus tard, ce soir-là, les présidents Morales, Chavez, Correa, Lugo et Lula, ont pris la parole lors d’un événement exaltant organisé par le parti des Travailleurs brésiliens au Hangar, un ancien hangar d’aéronefs converti en auditorium à la fine pointe de la technologie. Ces deux événements ont été des rassemblements électrisants où les foules ravies scandaient des slogans. Bien que les politiciens ne soient pas invités au Forum, le FSM demande souvent aux politiciens, habituellement Hugo Chavez, de s’adresser aux participants à l’extérieur de l’enceinte du Forum, soulignant leur adhésion aux principes (mais pas toujours au processus) du Forum. La première soirée s’est terminée par l’obsédante Hasta siempre entonnée par les présidents. La chanson est devenue encore plus poignante quand Aleida Guevara, la fille du plus connu des révolutionnaires du vingtième siècle, est montée sur scène et a chanté avec les dirigeants politiques.
L’accueil enthousiaste des dirigeants, et le fait que l’un des groupes principaux qui les a invités, l’IBASE (Instituto Brasileiro de Análises Sociais e Econômicas), est l’un des membres d’origine du comité brésilien organisateur du FSM, illustrent la prise de conscience grandissante que les mouvements sociaux doivent travailler de pair avec les instances étatiques.
Les mouvements sociaux et l’État
Le FSM a vu le jour en 2001 dans un contexte où les mouvements sociaux étaient forts, mais les États progressistes, faibles. Immanuel Wallerstein a noté que les années 1990 ont été marquées par l’effondrement de trois projets de gauche importants : dans le premier monde, l’État providence a été considérablement miné ; dans le second, le communisme soviétique s’est éclipsé ; et dans le Tiers monde, les projets d’émancipation nationale se sont heurtés à une désillusion grandissante[4]. Parallèlement à la mort de ces projets étatiques, on a assisté à la multiplication des mouvements voués à diverses causes tournant souvent autour des politiques de l’identité, comme le genre, la race et la sexualité. Le Forum a émergé dans ce contexte avec un concept d’espace ouvert, soit un mécanisme qui permet à de nombreuses organisations de faire connaître leurs intérêts convergents sans nécessairement s’entendre sur un seul programme collectif. Depuis lors, on a vu l’émergence d’un dialogue « inter-mouvements » touchant divers ensembles de la société. L’espace ouvert s’est avéré une infrastructure de communication mondiale ouvrant la voie à ce que Samir Amin a appelé « la convergence de la différence » orientée autour de coalitions pour la justice mondiale, comme la Marche mondiale des femmes, qui dépassent les idéologies, les régions et les classes sociales. En plus de la déclaration d’une identité commune de différences et la création de nouveaux réseaux, l’autre grande réalisation du Forum a été de donner aux mouvements sociaux mondiaux l’occasion de débattre sans entrave des solutions de rechange démocratiques au système moderne[5].
Le contexte actuel, néanmoins, est très différent de celui qui a vu la naissance du Forum en 2001. Aujourd’hui, les États progressistes ne sont plus faibles. La montée de la gauche en Amérique latine et l’élection du président potentiellement le plus progressiste depuis trente ans aux États-Unis, laissent entrevoir l’adoption de politiques plus humaines. De surcroît, les différences entre les mouvements sociaux semblent beaucoup moins prononcées. Des années de dialogue, de partage d’informations et la mobilisation collective par le processus du Forum social ont produit de nouveaux mouvements hybrides qui contrastent avec les luttes pour des causes uniques des trente dernières années. Dans le contexte de nouvelles formations politiques innovatrices, il n’est pas étonnant que les militants du Forum social mondial échangent avec les partis politiques en dehors du périmètre du Forum.
Les mouvements sociaux ont la capacité de mobiliser les protestataires, comme l’a démontré la mobilisation internationale contre la guerre en Irak le 15 février 2003 qui a rassemblé des millions de personnes à travers le monde (la première manifestation globale), beaucoup plus que les partis politiques. Par contre, les instances politiques (comme le gouvernement socialiste espagnol) ont le pouvoir d’annuler leur engagement dans la guerre, comme il l’a fait suite à son élection en 2004. Les mouvements sociaux de gauche ne doivent pas abandonner le pouvoir gouvernemental. L’État est un instrument crucial permettant de travailler à la réalisation des buts des progressistes. Les mouvements sociaux conservateurs, même les libertaires, ont toujours compris que le gouvernement est un outil puissant au service de leurs objectifs. Ils n’ont jamais sous-estimé l’importance d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour faire avancer leur projet social. Les progressistes devraient en prendre de la graine. Il ne faut pas compter indûment sur le gouvernement, mais comme Martin Luther King et Che Guevara l’ont compris, tirer parti des ressources qu’il offre.
Le FSM et les États-Unis
On reproche souvent au Forum d’être un espace qui ne permet pas la naissance d’un projet social commun. Même parmi ses partisans, plusieurs qualifient le Forum d’espace ouvert inefficace. Ils soutiennent que la pluralité des propositions qui en émane, si elle ne converge pas vers un programme unifié, mène à une ambiance carnavalesque qui ressemble davantage à une expérience culturelle, à un Woodstock mondial, qu’à un événement politique[6]. Le débat sur le FSM prend souvent la forme d’un débat « espace contre acteur », la première position est défendue avec le plus d’ardeur par l’un des fondateurs du Forum, Chico Whitaker ; la seconde est mise publiquement de l’avant par un autre membre du Conseil international, Walden Bello[7]. Néanmoins, il existe peut-être une troisième façon d’envisager ce débat. Plutôt que de juger qu’il s’agit d’un conflit entre « l’espace » et « l’acteur », il serait plus productif de voir le Forum comme une arène où l’espace est l’acteur politique.
Le choix du lieu où se déroule le FSM (Porto Alegre, Mumbai, Caracas, Bamako, Karachi, Nairobi ou l’Amazonie) a toujours été un choix politique. Ces villes ont été choisies à titre d’arènes stratégiques qui apporteraient des effets bénéfiques sur les mouvements sociaux locaux et mondiaux. À présent, le Conseil international doit s’entendre sur le lieu du prochain Forum social mondial. Traditionnellement, le Conseil choisi un endroit situé au Sud. C’est une astuce politique : les événements qui se déroulent au Nord incluent rarement les visions de la majorité des habitants de la planète. Le Forum en Afrique, en Asie et en Amérique latine a permis, comme Boaventura de Sousa Santos l’a fait remarquer, l’émergence d’une diversité de mouvements, de pratiques et d’épistémologies du Sud[8]. Il reste que le contexte historique a changé. Il est temps que les mouvements sociaux dialoguent avec les gouvernements et surtout, d’interpeller la sphère publique de l’État le plus puissant du globe. Il est temps que les mouvements qui veulent changer le monde viennent aux États-Unis.
L’élection d’Obama ouvre la voie à un renouveau démocratique aux États-Unis. Les mouvements sociaux (surtout les anciennes organisations militant pour les droits civiques ainsi que les nouvelles qui luttes actuellement contre la guerre) qui ont donné naissance à Obama, veulent un pays plus juste, diversifié et durable. Ces mouvements représentent la plus belle facette des États-Unis. Ce serait une bénédiction pour ces gens mobilisés, mais aussi pour tous les mouvements de la planète, si le Forum social mondial venait aux États-Unis en 2011.
Il existe, naturellement, de nombreux obstacles à cette proposition. Le Forum s’est dédié à renforcer les mobilisations collectives dans le Sud, et il faut donc continuer à le déployer en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Également, se poseront des difficultés politiques et logistiques, particulièrement en ce qui concerne l’obtention de visas pour tous ceux qui voudront participer au Forum. Néanmoins, ceux d’entre nous qui soulignent les objections et les obstacles variés que rencontre cette proposition, ne doivent pas oublier la principale raison qui a conduit à la création du FSM : créer un monde meilleur. Compte tenu de la résurgence d’un mouvement progressiste mondial, et d’une population américaine assoiffée d’avenues nouvelles, il est grand temps de tenir le Forum social mondial aux États-Unis[9].
Thomas Ponniah est coéditeur du premier livre détaillant les solutions émanant du Forum social mondial : Un autre monde est possible (New York, Zed Book, 2003). Il est aussi membre du Network Institute for Global Democratization, l’un des organismes fondateurs du Conseil international du Forum social mondial, et il est assistant-professeur en études sociales à l’université Harvard.
[1] Ce texte est dédicacé à James Ponniah 1935-2009.
[2] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, (1835-1840).
[3] L’idée a été avancée lors d’une table ronde dans la « tente indigène » le 31 janvier 2009.
[4] Immanuel Wallerstein, The Decline of American Power, New York, The New Press, 2003.
[5] Voir Parecon de Michael Albert pour un parfait exemple de certaines des solutions proposées.
[6] Walden Bello, “The Forum at the Crossroads”, 2007 : http://www.fpif.org/fpiftxt/4196
[7] Chico Whitaker, “Crossroads do not always close roads (Reflection in continuity to Walden Bello)”, 2007 : http://www.FSMlibrary.org/index.php/Crossroads_do_not_always_close_roads.
Voir aussi ma réponse à Bello et à Whitaker : Thomas Ponniah, “The Meaning of the U.S. Social Forum: a reply to Chico Whitaker and Walden Bello’s debate on the Open Space”, 2007 : http://FSMic-strategies.blogspot.com/2007/08/thomas-ponniah-contribution-of-us.html
[8] Boaventura de Sousa Santos, The Rise of the Global Left: The World Social Forum and Beyond, Londres, Zed Books, 2006.
[9] Lors de la dernière réunion du Conseil international du FSM, au Maroc en mai 2009, il a été décidé de tenir le prochain FSM en janvier 2011 à Dakar, au Sénégal (NDLR).