Par Raphaël Canet
Une fois de plus cette année, Montréal fut l’hôte du Forum économique international des Amériques (FEIA), aussi appelé la Conférence de Montréal[1]. Encore une fois, cela est passé passablement inaperçu. Pourtant, cet événement d’envergure, parrainé notamment par Power Corporation, Rio Tinto Alcan, l’Autorité des marché financiers et une série de banques régionales de développement, rassemblait un nombre impressionnant de personnalités, près de 3200 participants, dont les secrétaires généraux de l’OCDE, de l’OEA, le directeur général du FMI, les présidents de la Banque mondiale ainsi que des banques interaméricaine, caribéenne et asiatique de développement, les gouverneurs des banques centrales du Canada, du Mexique, du Liban, des ministres et parlementaires de nombreux pays et quelques personnalités politiques de renom (dont l’ancienne secrétaire d’État américaine Madeleine Albright et le président colombien Álvaro Uribe). On pouvait même y croiser, à côté de notre ministre fédéral Stockwell Day, plusieurs de nos ministres provinciaux (Pierre Arcand, Raymond Bachand, Claude Béchard, Sam Hamad, Yolande James) et, bien sûr, les patrons de nombreuses entreprises multinationales (Power Corporation, Rio Tinto Alcan, GDF-Suez, EDF, Ford, General Electric, SNC-Lavalin, Groupe RBC, PNB Paribas, Goldman Sachs, Fujitsu, Ericsson, Cisco Systems…). Cet événement discret en était cette année à sa quinzième édition et, à l’évidence, s’il n’a pas fait la une des journaux, il semble avoir malgré tout capter l’attention des décideurs de ce monde.
Tel que mentionné sur son site Internet, le FEIA est une initiative de l’Institut international d’études administratives de Montréal, un organisme sans but lucratif fondé à la suite de quatre événements marquants des années 1990 : la chute du Mur de Berlin (1989), la création de l’OMC (1994), l’entrée en vigueur de l’ALENA (1994) et la signature du traité européen de Maastricht (1992). En somme, cette initiative émerge au moment où s’impose la thèse de la fin de l’Histoire de F. Fukuyama symbolisée, sur le plan idéologique, par le naufrage du socialisme et le triomphe de la démocratie libérale de marché et, sur le plan géostratégique, par le dépassement de l’antagonisme Est-Ouest et la recomposition du monde en blocs économiques régionaux. Le but du FEIA est de permettre aux «principaux intervenants de cette mondialisation des économies et ceux qui doivent composer avec ses conséquences puissent se rencontrer pour discuter librement». Un aréopage de gens importants donc.
Et de quoi ont-ils discuté cette année à Montréal ? Essentiellement de crise économique et financière et de l’ordre mondial qui va émerger de cette nouvelle donne. Concrètement, on s’est demandé à quoi ressemblera la planète finance au lendemain de la tempête actuelle, jusqu’où aller dans l’encadrement réglementaire des marchés financiers. Il était d’ailleurs intéressant de voir le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, et le patron de Power Corporation, Paul Desmarais, assis à la même table, nous expliquer comment mettre en place une gouvernance économique internationale plus équitable.
On s’est aussi demandé comment développer des stratégies d’innovation gagnantes dans le marché mondialisé ; on s’est intéressé aux opportunités d’affaires dans le secteur de l’énergie en Afrique ; aux règles à respecter pour promouvoir la production agricole sans pour autant affecter la sécurité alimentaire (entendre par là des mesures d’hygiène et de précaution pour rassurer les consommateurs du Nord, et non pas des solutions pour régler la question du milliard de personnes souffrant de la faim sur la planète) ; en quoi les exigences en matière environnementale (développement durable) pèsent sur notre modèle de développement économique… Somme toute, une foule de sujets tout à fait pertinent aux yeux de nos élites politico-économiques qui s’affairent depuis quelques mois pour élaborer une stratégie de sortie de crise économique qui leur permettrait de sauver le modèle néolibéral et son discours légitimant.
L’imposition tranquille de la société néolibérale
Ce discours n’est pas nouveau. Depuis le colloque Lippman (1938) et la première réunion de la Société du Mont-Pèlerin en Suisse (1947), les partisans du libéralisme à outrance se sont organisés pour fustiger l’État interventionniste qui s’affirmait pourtant comme un outil de développement collectif mettant en place toute une série de politiques (aide sociale, assurance-chômage, législation du travail) visant à garantir une plus grande justice sociale et à lutter contre les inégalités, sources de conflits, le tout en prenant soin de stimuler la croissance économique. À leurs yeux, la privatisation, la libéralisation et la déréglementation devaient devenir les mots d’ordre de tout bon gouvernement et les think tanks néolibéraux allaient se charger de porter la bonne parole. On les retrouve à l’origine de la création du Forum économique mondial de Davos (1971), en Suisse, sorte de grand frère du FEIA. Ils sont aussi, par la voix des Chicago Boys (anciens étudiants de Milton Friedman à l’université de Chicago), les conseillers économiques du général Pinochet dans le Chili post-1973.
Patiemment, ils diffuseront l’idéologie néolibérale, poursuivant minutieusement le travail de dénigrement du providentialisme et de l’interventionnisme étatique pour finalement en venir à marquer des points au tournant des années 1980. Après sa période d’incubation dans le laboratoire chilien, les élections de Margaret Thatcher en Grande Bretagne (1979) et de Ronald Reagan aux États-Unis (1980) vont symboliser le triomphe du néolibéralisme dans le monde occidental. There is no alternative comme se plaisait à le marteler la Dame de Fer.
Le Québec ne fut pas à l’abri de ce virage néolibéral. Dès 1979, le ministre d’État au développement économique du Québec, le péquiste Bernard Landry, reconnaissait le rôle du secteur privé, la pression de la concurrence internationale et la crise budgétaire. René Lévesque, à partir de son second mandat en 1981, avançait aussi l’argument de l’assainissement nécessaire des dépenses publiques, affirmait que le développement économique est avant tout l’affaire des entreprises, que les programmes sociaux devaient favoriser la formation de la main-d’œuvre et la réinsertion sur le marché du travail. Mais le discours néolibéral a pris véritablement racine au Québec avec les deux mandats libéraux du gouvernement Bourassa. On se souvient des trois rapports des sages (Gobeil, Scowen et Beaulieu) de 1986 qui énonçaient clairement les politiques de privatisation, déréglementation… première tentative de réingénierie de l’État québécois qui ne fut cependant pas mise en oeuvre. Puis, plus concrètement, le Québec fut plongé dans la spirale des accords de libéralisation des échanges avec la signature de l’ALE (1988), puis de l’ALENA (1992). L’alternance de 1994, marquée par le retour du Parti québécois au pouvoir, aurait pu laissé présager une certaine inflexion de cette dynamique néolibérale. Et pourtant, passé le référendum de 1995 où il y eut une certaine accalmie sur ce front, vint Lucien Bouchard avec sa lutte contre le déficit zéro (1996) qui allait conduire à des coupes drastiques dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de la sécurité du revenu. Et, finalement, Jean Charest qui fait son entrée sur la scène provinciale en 2003 en permettant au Parti libéral de s’installer de nouveau au pouvoir. La suite nous la connaissons : réingénierie de l’État, législations favorables aux PPP, sous-traitance, manifeste pour un Québec lucide, Mont Orford, bâillons, conflit d’intérêt… En somme, et en toute lucidité, ce que nous impose ce recul sur vingt-cinq années de vie politique québécoise, c’est le constat d’une certaine continuité dans la mise en place d’une société néolibérale au Québec, peu importe le parti politique au pouvoir. Suite à la nouvelle victoire électorale du gouvernement Charest et la volonté du Parti québécois, redevenu parti d’opposition officielle, de «moderniser la social-démocratie» en s’inspirant du modèle britannique, la débâcle de l’ADQ et l’élection providentielle du premier (et unique) député de Québec Solidaire, Amir Khadir, ne sont que de maigres consolations.
There is no alternative, nous y revenons. Que ce soit à cause de la crise des années 1970 ou encore de la mondialisation des années 1990, ce discours est toujours le même : nous n’avons pas d’autre choix que d’avaler la pilule néolibérale. C’est cela l’approche stratégique de la pensée unique : un modèle qui s’impose comme une évidence, un peu comme un phénomène naturel. Mais ce pouvoir idéologique n’est pas apparu soudainement au tournant des années 1980, il s’est construit patiemment et méthodiquement depuis les années 1930, saisissant toutes les occasions de l’histoire pour avancer un peu plus chaque fois. Il n’y a rien de naturel dans le néolibéralisme, rien de naturel la conception et les orientations de la mondialisation que ce courant politique véhicule. Le tout est pensé et mis en place par des êtres humains, résulte d’une volonté politique dans plusieurs pays et gouvernements, en somme d’un choix fait par quelques-uns et imposé à d’autres. Et, dans ce travail d’imposition tranquille de la société néolibérale à toutes les échelles, les 39 Forums économiques mondiaux qui se sont tenus à Davos depuis 1971, de même que les 15 Forums économiques internationaux des Amériques de Montréal, ont joué plus qu’un rôle de façade.
Résistance des peuples et altermondialisme
Au cours des années 1980, l’idéologie néolibérale pénétrait les arcanes du pouvoir des pays les plus puissants du monde occidental pour s’y installer durablement. Mais cela ne suffisait pas, il fallait qu’elle étende son empire sur le monde entier, ce qu’elle fera par le biais des organisations internationales à vocation économique (OMC, Banque mondiale, FMI, OCDE) et de leurs fameux plans d’ajustement structurel et autres incitatifs pour une bonne gouvernance. Elle su aussi tirer profit d’un événement historique survenu à point pour renforcer son discours dérivant en délire eschatologique. La Chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et l’effondrement de l’Union soviétique qui s’ensuivit, devait permettre l’essor planétaire du capitalisme mondialisé et le triomphe de la démocratie de marché. Selon Fukuyama, l’Histoire de l’humanité arrivait enfin à son point final… rien de moins.
La chouette de Minerve prend son envol au crépuscule nous rappelait Hegel. Ainsi, ce n’est pas à la fin de l’histoire que nous avons assistée au début des années 1990, mais bien à son recommencement. Dès le milieu des années 1990, la mondialisation néolibérale à son apogée commence à montrer des signes de faiblesse. Les peuples commencent s’insurger. Les premiers signaux de la réaction populaire apparaissent là où on s’y attendait le moins : au fond de la forêt Lacandone. Le 1er janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord américain (ALENA), les indiens du Chiapas prennent les armes. L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et son leader charismatique, le sous-commandant Marcos, déclenchent une offensive militaro-médiatique afin de protester contre les effets sociaux pervers du libre-échange débridé.
La mondialisation économique était en train de tuer les cultures ancestrales du fait de la paupérisation extrêmes des populations marginalisées qu’elle entraîne. L’uniformisation du monde en un immense marché de consommateurs nuit à la diversité des cultures, des traditions, des aspirations. Le néolibéralisme approfondie les inégalités sociales, permet de faramineux profits pour la haute finance (il n’y a jamais eu autant de patrons milliardaires que ces dernières années) tout en abandonnant à leur triste sort les plus pauvres (la moitié de la population mondiale, 3,2 milliards de gens, vivent avec moins de 2$ par jour), et demain la classe moyenne (nombre record de près de 250 millions de chômeurs à travers le monde cette année selon l’OIT)…
Progressivement, les peuples prennent conscience du coût social de la mondialisation néolibérale et de la concurrence, du coût environnemental de la quête effrénée de productivité et de consommation, des conséquences économiques de la financiarisation du capitalisme, des incidences politiques du fait de gérer l’État comme une entreprise et de confier le pouvoir à des hommes d’affaire.
Le mouvement social de novembre-décembre 1995 en France pour la défense du service public, la lutte transnationale de 1998 contre l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) consacrant la puissance de la haute finance et, surtout, les manifestations de Seattle contre l’OMC et ses cycles de libéralisation du commerce mondial, en 1999, témoignent de ce mouvement pluriel de contestation du modèle néolibéral. Lorsque les institutions politiques et les mécanismes de la démocratie représentative, que ce soit au niveau national ou international, sont monopolisés par quelques-uns et mis au service de leurs intérêts spécifiques, surtout lorsque ceux-ci sont destructeurs pour la solidarité sociale, c’est dans la rue que vont se manifester le mécontentement et les protestations. Lorsque l’État entre en crise en oubliant qu’il est au service du bien commun, c’est en investissant l’espace public qui lui reste, la rue, que la société réagit, pour renouer avec l’esprit premier de la démocratie : le pouvoir du peuple, et non celui de quelques marchands ou financiers. À ce titre, selon un sondage de l’institut chilien Latinobarómetro, 14% de la population d’Amérique latine et des Caraïbes (soit près de 80 millions de personnes) est prêt à descendre dans la rue pour manifester son opposition à des politiques gouvernementales jugées illégitimes. Des chiffres qui font rêver les mouvements sociaux nord-américains.
C’est ainsi qu’a émergé le mouvement antimondialisation, en réaction à l’idéologie néolibérale qui impose ses politiques de privatisation, de déréglementation et de libéralisation, sans considérations aucunes pour leurs graves conséquences sociales, culturelles, environnementales, économiques et politiques, en somme, toutes ces externalités, sorte de dommages collatéraux qu’il faudrait accepter puisque nous n’avons pas le choix. There is no alternative. Et pourtant, derrière ce discours sur le caractère inexorable des réformes, sur notre présumée impuissance collective et notre nécessaire résignation polie, il y a tout un processus politique de négociations, de tractations et de jeux d’influence entre les membres d’une certaine élite politico-économique qui a très bien conscience de ses intérêts et qui sait les défendre, notamment dans l’espace médiatique.
Les quelques milliers de participants triés sur le volet du Forum économique mondial de Davos, qui se réunissent chaque année depuis près de quarante ans, ceux du Forum économique des Amériques qui vient de tenir sa 15ème édition à Montréal, ou encore les membres du G8 ou de l’OCDE qui se rassemblent aussi annuellement, tous adoptent une approche très proactive suite à leurs rencontres. La création de l’Organisation mondiale du commerce en 1994 ne visait pas simplement à encadrer un processus de libéralisation qui allait de soi. Croyez-vous réellement que la Banque mondiale lutte contre la pauvreté et que le Fonds monétaire international ne vise que la stabilité financière ? Toutes ces institutions et lieux de rencontre ne sont que des rouages, des relais, qui permettent à la machine néolibérale de s’imposer et de fonctionner, avec tout le pouvoir de coercition dont elle a besoin : négociation sous pression, chantage, recours aux tribunaux, aux sanctions économiques, réformes imposées et conditionnalités.
Ainsi, à la mondialisation du capital a répondu une mondialisation de la rébellion. Il fallait démystifier le discours néolibéral, combattre la pensée unique, manifester son opposition aux négociations derrières des portes closes, ramener le débat dans la rue, défendre la démocratie. Suite aux manifestations de Seattle (novembre 1999), les mobilisations antimondialisation se sont multipliées sous la forme de contre-sommets. À chaque rencontre officielle des chefs d’États, les groupes citoyens allaient investir les rues pour manifester leur opposition à la tournure prise par les négociations en cours, pour faire entendre leur voix. Après les 40 000 manifestants de Seattle, 15 000 personnes ont investi les rues de Washington contre la Banque mondiale en avril 2000 ; 20 000 à Prague (République Tchèque) contre le FMI en septembre 2000 ; 50 000 à Québec en avril 2001 contre la ZLEA ; 20 000 à Göteborg (Suède) contre l’Union européenne en juin 2001 ; plus de 200 000 à Gênes (Italie) contre le G8 en juillet 2001… Le mouvement antimondialisation s’est répandu comme une traînée de poudre. Il incarnait la manifestation soudaine d’un cri trop longtemps retenu. Mais ce front du refus ne pouvait suffire. Certes il constituait une première étape, indispensable, dans la construction d’une alternative. L’antimondialisation contestataire a permis de remettre en question le dogme néolibéral. Il manifestait en soi l’expression d’un choix : celui de refuser le modèle unique. S’opposer, c’est la forme première d’affirmation de soi. Mais le mouvement ne pouvait demeurer dans cette position négative de contre-sommet, de contre-discours, de contestation qui l’entraînerait inexorablement dans un cycle destructeur de violence, comme le laissait présager la mort du premier manifestant antimondialisation, Carlo Giuliani, lors des événements de Gênes. Le mouvement devait donc évoluer du stade de l’opposition à celui de la proposition. C’est cette prise de conscience qui a conduit à l’organisation du premier Forum social mondial à Porto Alegre (Brésil) en janvier 2001.
Les forums sociaux : berceau de l’autre monde possible
2001 constitue une date charnière dans l’histoire récente de la revanche des sociétés contre l’imposition du modèle néolibéral. En janvier de cette année, le premier Forum social mondial (FSM) rassemblait près de 20 000 personnes dans une ville du sud du Brésil, Porto Alegre. L’organisation de cet événement a permis de passer de l’antimondialisation contestataire à l’altermondialisme créatif. Il ne s’agissait plus de prendre la rue pour exprimer son opposition à des négociations menées par d’autres derrière des portes closes, il convenait plutôt de se rassembler pour élaborer une alternative à la mondialisation mercantile et au néolibéralisme. À la mondialisation du capital et du profit, il est aujourd’hui nécessaire de substituer la mondialisation des peuples et des solidarités.
C’est dans cet esprit que s’est structurée la mouvance altermondialiste, fruit de la convergence d’une multitude d’organisations de la société civile mondiale, ensemble hétérogène de groupes divers (syndicalistes, féministes, environnementalistes, étudiants, artistes, intellectuels, citoyens…) se ralliant derrière le rejet du néolibéralisme, puis de l’impérialisme, et souhaitant travailler à la création d’un monde plus juste, solidaire et durable. Il est d’ailleurs ironique de constater que c’est au moment même où le mouvement de contestation s’est fait moins violent en passant au stade de la proposition et de la réflexion collective, que les forces néolibérales se sont lancées dans une guerre contre le terrorisme qui n’en finit plus.
Lieu de rassemblement de la mouvance altermondialiste, les forums sociaux visent plusieurs finalités. Il s’agit, tout d’abord, de créer un espace public critique, participatif et inclusif qui permette à tous les citoyens, mouvements sociaux et organismes de prendre la parole, débattre, s’exprimer et échanger sur les enjeux sociaux auxquels nous sommes tous confrontés. Sur cette base, les forums sociaux entendent favoriser l’émergence d’une nouvelle culture politique de participation citoyenne qui suscite l’engagement et l’implication de toutes et tous à la vie publique. Dans cette perspective, les forums sociaux ne sont pas simplement des lieux de prise de parole et d’échange, ils se veulent aussi des lieux d’éducation populaire qui permettent de sensibiliser les populations aux multiples enjeux qui les confrontent dans le contexte néolibéral actuel. Finalement, les forums sociaux visent à stimuler la convergence des luttes sociales, à susciter la formation de coalitions entre les divers mouvements et organismes de la société civile oeuvrant dans une démarche de transformation sociale. À lier art engagé et réflexion politique pour remettre les artistes au cœur de la cité et rappeler que leurs performances sont aussi des formes d’expression qui permettent de diffuser des messages émotifs. Cet autre monde possible, nous ne le construirons que dans une lutte solidaire.
Depuis 2001, le Forum social mondial s’est diffusé à travers le monde (Brésil, Inde, Mali, Venezuela, Pakistan, Kenya) permettant chaque année à la mouvance altermondialiste de se renforcer (20 000 participants en 2001, 50 000 en 2002, 100 000 en 2003, 110 000 en 2004, 150 000 en 2005 et sensiblement le même nombre en 2006 et 2009). Puis, dans le but de permettre au plus grand nombre de participer à ces événements, d’expérimenter cette nouvelle culture politique de participation citoyenne, de susciter le débat politique et des actions collectives à tous les niveaux, les forums sociaux se sont propagés à différentes échelles, du global vers le local. C’est ainsi que sont apparus les forums régionaux, comme les forums sociaux européen, asiatique, africain ou des Amériques, puis les forums nationaux (les États-Unis ont organisé leur premier forum social USA en juin 2007 à Atlanta et préparent leur second pour juin 2010 à Detroit), et encore plus près des gens, les forums sociaux locaux (près de 350 FSL se sont déroulés en France au cours de la seule année 2005).
Le Forum social québécois
Le premier Forum social québécois (FSQ) a eu lieu du 23 au 26 août 2007 à Montréal. Il entendait se placer dans la continuité des forums sociaux qui se tiennent un peu partout dans le monde et à différentes échelles depuis 2001. Le FSQ se veut un espace de prise de parole, d’échange, de dialogue, d’éducation populaire, de pratique citoyenne, de réseautage et d’élaboration de programmes d’action concertés dans le but de stimuler le dynamisme des mobilisations sociales et de la vie démocratique afin de construire, ensemble, une société solidaire, démocratique, juste et durable au Québec. Notons au passage que cette initiative de participation populaire et de débat ouvert intervenait dans un contexte estival nord-américain tout a fait pertinent. En effet, le premier FSQ a eu lieu seulement quelques jours après la tenue, à Montebello, d’une réunion au sommet, et sous haute sécurité, des présidents Bush, Harper et Calderón au sujet du Partenariat pour la Sécurité et la Prospérité (PSP). Le forum ouvert et participatif versus le sommet barricadé et élitiste, le clivage symbolique n’en était que plus efficace.
Le FSQ découle ainsi d’une logique mondiale de recherche d’alternatives. Mais il se teinte aussi d’une couleur qui lui est propre et qui tient au contexte de restructuration des rapports sociaux, culturels, économiques et politiques dans un Québec qui subit les assauts répétés du néolibéralisme servant les intérêts des plus privilégiés. Depuis quelques décennies, nous l’avons vu, les impératifs de croissance, de compétitivité et de réduction de la dette alimentent une pensée unique et un discours hégémonique qui cherchent à justifier les mesures imposées pour soumettre chaque jour davantage la société au diktat du marché. Ceci s’opère au détriment des travailleurs et des travailleuses, des femmes, de l’environnement, des étudiants, des communautés autochtones, des marginalisés de toutes sortes, des organisations de la société civile et des générations futures.
Confrontés à cette détérioration de nos conditions de vie et à ce discours néolibéral omniprésent, seules notre solidarité, notre détermination et notre créativité permettront d’opposer une multitude de solutions capables de redonner un sens à notre volonté de vivre ensemble et de progresser vers un modèle de société apte à reconnaître la dignité de chaque être humain, et à respecter la vie en général. C’est pour cette raison fondamentale qu’il est primordiale de se doter d’un espace collectif de réflexion stratégique et de construction de la société québécoise de demain : le Forum social québécois. Le Québec avait emboîté le pas du mouvement antimondialisation en avril 2001, en se mobilisant lors du Sommet des peuples des Amériques dans une capitale nationale transformée en camp retranché. Le Québec doit aujourd’hui confirmer sa participation à la mouvance altermondialiste et tenir, lui aussi, des forums sociaux.
Le premier FSQ fut un franc succès, tant en termes de contenu que de participation. Environ 5000 personnes ont participé à une multitude d’activités : 320 ateliers de discussion, 100 activités de création culturelle, 4 grandes conférences, un concert d’ouverture, une assemblée des mouvements sociaux, un espace de pratiques alternatives sur la Place Émilie-Gamelin où 3 000 repas gratuits furent distribués, une marche de clôture qui a rassemblé plus de 2 000 personnes. De manière générale, les ateliers ont été participatifs – leurs organisateurs et organisatrices ont tenu compte de cet aspect fondamental d’un forum social, et les participants y ont joué un rôle actif. Près de 200 organisations de la société civile québécoise ont inscrit des activités dans la vaste programmation du FSQ 2007.
Selon les données de l’inscription, les participants étaient assez diversifiés. Si la majorité était constituée de Montréalais, 36% provenaient tout de même de l’extérieur de Montréal, 2% de l’extérieur du Québec et 5% de l’extérieur du Canada. Par ailleurs, 29% des participants provenaient des mouvements communautaires, 20% des ONG, 20% des partis politiques et 1 % des Nations autochtones. Près du tiers des participants sont venus de façon individuelle sans être affiliés à aucune organisation. Enfin, jeunes et moins jeunes se côtoyaient, puisque la moyenne d’âge était de 43 ans.
Sur le plan logistique, le FSQ 2007 fut réalisé en partenariat avec l’Université du Québec à Montréal (qui a fournit généreusement 75 salles de classe et ses grands amphithéâtres) et la Ville de Montréal (Place Émilie-Gamelin). En ce qui concerne la couverture médias, des partenariats avaient été conclus avec le journal Le Devoir et la radio CHOQ-FM. Notons par ailleurs que durant la période intense de promotion du FSQ 2007, soit du 15 mai 2007 au 11 octobre 2007, le site Web du FSQ a reçu 48 625 visites.
Il est difficile d’évaluer toute la richesse du processus organisationnel, mais il se situe au cœur de la réussite du FSQ. Il fut source d’une profonde motivation de la part des personnes impliquées et a permis de réaliser un événement de grande envergure avec des moyens forts modestes. Le tout avec une équipe de plus de 300 bénévoles pour un budget de 295 000$, cela constitue en soit une performance remarquable.
Les forums régionaux… et la suite
Avant la tenu du premier FSQ, d’autres forums sociaux avaient déjà eu lieu au Québec, mais à une échelle régionale (Québec Chaudière-Appalaches en 2002 et Saguenay-Lac-St-Jean en 2006). Mais le succès du FSQ de 2007 a permis d’enraciner davantage la mouvance altermondialiste au Québec. En effet, à l’automne 2007, l’assemblée générale du FSQ a décidé de lancer un appel à l’organisation de forums sociaux régionaux au Québec et de les appuyer financièrement. Ainsi plusieurs collectifs régionaux se sont lancés dans l’aventure et des forums sociaux régionaux ont été organisés à Chicoutimi pour la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean (mai 2008), à Shawinigan pour la Mauricie (octobre 2008), à Gatineau pour l’Outaouais (novembre 2008), à Laval (avril 2009), à L’Assomption pour la région de Lanaudière (avril 2009), à Montréal (juin 2009) et dans le quartier de Montréal-Nord (août 2009). Chacun de ces forums avait sa particularité, reflétant ainsi la diversité des aspirations et des initiatives pour construire collectivement un autre Québec.
Finalement, le processus d’organisation du second FSQ a été relancé à l’automne 2008. Ce second événement se tiendra à Montréal, au CEGEP du Vieux Montréal, à l’UQAM et sur la place Émilie-Gamelin du 8 au 12 octobre 2009. Encore une fois, plusieurs milliers de personnes sont attendus pour cet événement qui dispose d’ores et déjà d’une programmation de plus de 350 ateliers, en plus d’une centaine d’activités à caractère culturel. La tenue de ce second FSQ, dans un contexte mondial et régional de crises (écologique, économique, sociale, sécuritaire) apparaît comme une réelle opportunité.
Le modèle néolibéral tant dénoncé depuis plus de quinze ans est en train de s’effondrer, poussant ses idéologues à se contredire sans vergogne en poussant les États à la fois à se ré-endetter (exit le crédo mille fois ressasser de la nécessaire réduction de la dette publique au nom de la solidarité entre les générations) et à investir massivement dans la finance et l’économie (qu’il fallait à tout prix privatiser et libéraliser). 6 000 milliards de dollars, c’est la somme ahurissante que les gouvernements des pays riches de la planète ont débloqué, en à peine quelques mois à l’automne 2008, pour sauver la finance internationale et relancer l’économie. Il est difficile d’évaluer ce que signifie véritablement ce chiffre. Pour mieux comprendre, rappelons que la réalisation des huit objectifs de développement du Millénaire[2], fixés par les Nations Unies lors du Sommet de 2000 et dont pratiquement aucun ne sera atteint au terme fixé en 2015, a été chiffrée à moins de 200 milliards de dollars, une somme qui était alors jugée exorbitante par les pays développés. La juxtaposition de ces deux chiffres témoigne des priorités de nos dirigeants. On vient d’investir en quelques mois dans la finance et l’économie des pays riches 30 fois la somme que nous n’avons pas été capables d’amasser en 15 ans pour améliorer la santé, l’éducation et l’environnement de plus de 3 milliards de gens sur la planète. Le constat est désolant, révoltant. Mais au moins il a l’avantage de démontrer deux choses : tout d’abord, il révèle où sont les priorités des gouvernants actuels des pays les plus riches de la planète ; ensuite, il nous rappelle que tout est possible lorsque la volonté politique est présente. Le Canada vient de consacrer 40 milliards à son plan de relance, le Québec 15 milliards, principalement en investissant dans les infrastructures et l’aide aux entreprises. Imaginez ce que nous aurions pu faire avec cette manne dans les domaines de la santé, de l’éducation, des services publics, de l’énergie verte, des transports en communs, de la coopération internationale…
Il importe aujourd’hui de saisir l’opportunité qui s’offre à nous pour rassembler les mouvements sociaux, les organisations de la société civile et la grande majorité des citoyens afin de construire une société qui soit conforme à nos aspirations, à nos idéaux de solidarité, de partage, de justice et de respect mutuel. Un autre Québec est non seulement possible, mais déjà en construction. Participer au FSQ, c’est aussi contribuer à cette formidable entreprise collective.
Raphaël Canet et professeur à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Il est membre du secrétariat du Forum social québécois.
[1] Ce texte est une version remaniée et actualisée d’une série d’articles publiés dans la page Idée du journal Le Devoir, les 17, 18 et 19 juillet 2007.
[2] Ces huit objectifs fixés lors du sommet du millénaire en 2000 sont les suivants : réduire l’extrême pauvreté et la faim ; assurer l’éducation primaire pour tous ; promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ; réduire la mortalité infantile ; améliorer la santé maternelle ; combattre le VIH/SIDA, le paludisme et d’autres maladies ; préserver l’environnement ; mettre en place un partenariat mondial pour le développement.