Au-delà des crises : Le Forum social mondial et la construction d’un autre monde

Par Raphaël Canet, Dominique Caouette, Pascale Dufour, Marie-Josée Massicotte, Caterina Milani et Caroline Patsias

 

Même pour ceux et celles qui tentaient encore de se convaincre, le mythe de la mondialisation heureuse et du marché global pacificateur et prospère n’est plus[1]. Crises économique, écologique, alimentaire, énergétique, guerres et conflits multiples ont confondu les ultimes sceptiques. Dans un tel contexte, la question des alternatives se pose avec acuité.

La mouvance altermondialiste, comme son nom l’indique, cherche des solutions et le 8ème Forum social mondial (FSM) de Belém (Brésil), que s’est tenu du 27 janvier au 1er février 2009 s’insère dans cette quête. Nous y avons participé au sein de la délégation UNI-Alter qui a rassemblé plus de 75 étudiant(e)s (UQAM, Université de Montréal, Université de Sherbrooke et Université d’Ottawa) ainsi que des membres de la société civile.

Au programme du FSM 2009, plus de 2000 activités (ateliers, rencontres, conférences, performances artistiques…), rassemblant quelque 100 000 participants originaires de près de 140 pays. Un bel exemple de la diversité du monde, de ses luttes et de ses espoirs. Un moment idéal pour s’interroger sur notre rôle de privilégié(e) canadien/québécois dans la marche actuelle du monde.

Se rassembler, partager et construire

Depuis la tenue du premier Forum social mondial, à Porto Alegre au Brésil en janvier 2001, les altermondialistes imaginent, proposent et construisent des alternatives et de nouvelles manières d’agir. Ces forums sont devenus des points de convergence d’une multitude de mouvements sociaux et de groupes citoyens qui s’organisent à toutes les échelles, du local au global, pour bâtir des solutions durables et solidaires aux multiples crises et défis qui nous confrontent. En quelques années, des centaines de forums sociaux ont été organisés à travers la planète. Le FSM est le plus connu, mais il existe également des forums continentaux (Afrique, Europe, Asie, Amériques), nationaux (le premier Forum social États-Unis a eu lieu en juillet 2007 à Atlanta et le premier Forum social québécois a rassemblé 5000 personnes à Montréal en août 2007), mais aussi locaux, de villes ou de quartiers.

L’ambition clairement affichée par les forums sociaux est de profiter de ces moments privilégiés de rassemblement pour renforcer les alliances entre groupes et mouvements (marches pour la paix, campagnes pour les droits des femmes, des autochtones et des travailleurs migrants, ou pour la responsabilité sociale des entreprises…), partager les expériences novatrices (économie sociale, coopérativisme, commerce équitable…), favoriser l’éducation populaire et la participation citoyenne, mais aussi mettre en pratique des alternatives de consommation et de vie. Les forums sociaux se présentent aujourd’hui comme le lieu d’éclosion d’une culture politique renouvelée, plurielle, participative et inclusive.

Changer les mentalités

La mouvance altermondialiste et les forums sociaux se sont initialement construits contre une pensée unique et réductrice articulée autour du Consensus de Washington. Le libre-échange : pas le choix. La privatisation : pas le choix. La réduction de la dette : pas le choix. Les programmes d’ajustement structurel : pas le choix. Beaucoup en sont venus d’ailleurs à se demander à quoi cela pouvait bien servir de voter si de toutes manières nous n’avions aucun choix. Le slogan du FSM : Un autre monde est possible, est venu briser ce consensus, espérant libérer de nouveau l’esprit et l’initiative et permettre la créativité au-delà des schémas de l’économie politique néoclassique.

Puis les faits sont venus renforcer les idées. Les crises sociales, économiques et financières à répétitions, qui frappaient au Sud depuis les années 1980 ont commencé à affecter l’hémisphère Nord depuis les années 1990  avec l’éclatement successif de bulles spéculatives (Internet, énergie, immobilier…). La suite, nous la vivons aujourd’hui avec les faillites magistrales des géants de l’automobile, des technologies de la communication (Nortel), des banques, des fonds de pension… L’horizon s’ouvre sur la récession et plusieurs années de crise économique. Doit-on poursuivre dans notre vision individualiste et consumériste ? Doit-on chercher sans cesse la maximisation des profits ? Ces réflexes sont-ils compatibles avec un développement durable et une réelle solidarité entre les générations mais aussi entre les régions ? Comment favoriser l’économie locale, la solidarité internationale des peuples et un commerce équitable ? Autant de questionnements qui ont traversé le FSM de Belém.

 

Ça peut commencer par nous

Les forums sociaux veulent donner la parole à tous ces groupes et mouvements qui luttent pour leurs communautés, souvent dans des conditions de survie, mais qui sont absents de notre écran-radar politico-médiatique. Pensons chez nous aux peuples autochtones, aux travailleurs migrants, aux sans-abris et au nombre croissant de gens devant se tourner vers les banques alimentaires… Dans cette logique d’ailleurs, le FSM 2009 a voulu mettre les peuples originaires et autochtones  (à l’exemple des Indigènes, des Quilombolas, des peuples des rivières) au centre de l’événement.

Donner voix et reconnaissance aux sans-voix implique aussi d’écouter, de dialoguer et de travailler ensemble pour transformer nos sociétés. Cela suppose de revaloriser le pouvoir collectif, de prendre conscience qu’en qualité de citoyen, nous avons aussi une parcelle de pouvoir, mais surtout qu’en tant que membre d’une société, d’une communauté, d’un quartier, nous avons des responsabilités. Souvent, la solidarité se construit au quotidien.

Apprendre des autres

Autour de nous les choses bougent. Parallèlement à ce processus de redynamisation des forces sociales, plusieurs gouvernements, essentiellement en Amérique latine, ont récemment été élus pour jouer pleinement leur rôle d’acteur politique d’une transformation sociale au profit du plus grand nombre. Que l’on pense à Lula au Brésil, à la révolution bolivarienne d’Hugo Chavez au Venezuela, à la Bolivie de Morales, à l’Équateur de Correa….

Leur volonté affichée de réaffirmer leur souveraineté sur leurs richesses et sur leur développement représente une source d’espoir pour les peuples du Sud, qu’il faudrait bien convertir en source d’inspiration dans les pays du Nord. Les multiples crises qui nous affectent révèlent qu’un autre monde est non seulement possible et nécessaire, mais tout simplement inévitable. Le contenu des alternatives politiques qui seront adoptées au Nord dépendra de la capacité des luttes sociales à changer les gouvernements, tout en stimulant l’essor d’une nouvelle culture politique participative, promue par les forums sociaux.

 

L’inclusion des mouvements et la convergence des mobilisations

Depuis ses débuts, le FSM a été construit comme un espace de rencontre entre des organisations relativement structurées : syndicats, ONG, mouvements et réseaux transnationaux d’acteurs comme ATTAC ou la Via Campesina, et des citoyens désireux de travailler à la construction de cet autre monde. Cette dimension du FSM demeure un élément fort. Cependant, sur le plan de l’ouverture et de la volonté d’inclure une plus grande diversité de mouvements sociaux, le FSM de Belém aura probablement fait beaucoup. À la différence des premières FSM, nous avons noté la forte présence des réseaux d’acteurs moins institutionnalisés, en particulier les réseaux de femmes, les afro-descendants et les peuples autochtones de l’Amazonie. Ces derniers ont d’ailleurs réclamé haut et fort l’appui de chacun des participants afin de faire pression sur le gouvernement brésilien pour arrêter la déforestation et les grands projets de barrages hydro-électriques qui contaminent leurs terres et leurs rivières, mettant en péril leur survie. Les jeunes, pour la plupart brésiliens, formaient aussi une bonne majorité des 100 000 participants.

Le FSM est aussi un espace de reconnaissance des luttes des autres, le moment où il est possible de faire converger les revendications des mouvements agissant dans des domaines distincts. Il ne s’agit pas simplement d’assister à une cérémonie d’ouverture où les peuples autochtones sont à l’honneur. Il s’agit aussi d’entrer en dialogue avec d’autres mouvements, de comprendre et reconnaître les problématiques et les revendications portées par chacun. Ici, le forum agit comme un facilitateur. Il permet de travailler en commun dans l’après-forum, tout en demeurant ancrés dans des réalités et des organisations distinctes. Lors d’ateliers autogérés, plusieurs grands réseaux mondiaux ont élaboré un agenda commun de mobilisations. Le 28 mars 2009, des mobilisations mondiales sont prévues contre le sommet du G20 sur la crise financière. Le 12 octobre 2009, une mobilisation transcontinentale soulignera l’impact des changements climatiques sur les conditions de vie des peuples autochtones.

Cela souligne combien le forum invite à la fois à une réflexion et à une prise en compte des redéfinitions de l’espace et des territoires du politique. Les décisions qui affectent les citoyens sont de plus en plus le fruit de politiques ou d’organisations dont les actions dépassent le strict cadre national et sur lesquelles les citoyens n’ont que peu d’emprise. Quant est-il aujourd’hui de l’imputabilité des dirigeants qui constitue pourtant un élément clé dans l’exercice de la démocratie ?

 

La question de l’efficacité

L’évaluation des forums sociaux ne peut se faire selon une mesure simple de l’efficacité. On ne rend pas compte du succès où de l’échec des forums à l’aune du renversement du pouvoir politique ou des transformations des politiques publiques. Mais la force mobilisatrice et agrégative du Forum est aujourd’hui reconnue en Amérique latine. Cette année, cinq chefs d’État latino-américains (Brésil, Venezuela, Équateur, Paraguay et Bolivie) sont venus rencontrer les participants. Le président Evo Morales a même souligné qu’il était lui-même le produit du mouvement autochtone et de la mouvance des forums sociaux.

Il n’en demeure pas moins que la question des réalisations concrètes, au-delà de l’événement lui-même, demeure un élément fondamental dans l’évaluation d’un FSM. Aussi, parmi la multitude de propositions et d’actions qui ont émergées des 2400 activités du forum, nous en soulignerons deux.

1) Ce forum a mis l’accent sur une réalité qui demeurait marginale dans les revendications de la mouvance altermondialiste depuis son émergence : la problématique environnementale. La journée du 28 janvier fut exclusivement consacrée à cette question en donnant la parole aux peuples autochtones de la région pan-amazonienne. Ce fut l’occasion pour eux de mettre de l’avant des projets concrets axés sur l’économie solidaire et communautaire, la réciprocité des échanges, le respect de l’équilibre entre la nature et la société, l’autonomie gouvernementale et le respect de la diversité. Le message fut transmis avec force. Comment ne pas se sentir interpeler lorsque vous vous retrouvez en face de ces peuples millénaires qui vous invitent à écouter les plaintes des fleuves, les sanglots des arbres, les cris de la mère-terre ?

2) La crise financière et ses impacts furent aussi au cœur des préoccupations. Tous s’entendent sur le fait que la crise actuelle constitue une opportunité pour transformer notre modèle de société, notre conception du développement et notre idée du progrès. Les solutions sont multiples. Du socialisme du 21ème siècle à l’économie sociale, de la réforme de l’architecture financière mondiale à la profonde transformation de nos modes de vie. Cependant, tout le monde s’accorde sur le fait que les 6000 milliards de dollars de fonds publics injectés dans le système bancaire mondial auraient pu régler bien des problèmes de santé, de pauvreté, d’éducation… Ces plans de sauvetage ont révélé que les moyens économiques existent pour changer concrètement les choses. C’est la volonté politique qui manque.

La pertinence des forums sociaux se comprend mieux dans la durée : des mouvements et des alliances s’organisent et perdurent, de nouvelles pratiques naissent, différentes manières de penser le monde se construisent. Le monde devient tout à la fois pluriel, complexe, mais aussi plus proche. Une chose est certaine : chacun ramène une expérience nouvelle, un regard différent sur la société contemporaine et une vision élargie des luttes sociales à venir. Ainsi le processus du FSM dépasse largement ce moment de rassemblement : il transforme la vie quotidienne des participants et des organisations, les rapports sociaux dans les milieux de travail, l’espace domestique, la rue ainsi que le regard qu’on porte sur les autres, ailleurs ou chez nous.

Raphaël Canet est professeur à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa, Dominique Caouette et Pascale Dufour sont tous les deux professeurs au département de science politique de l’Université de Montréal, Marie-Josée Massicotte est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Caterina Milani est coordonnatrice des Initiatives internationales aux Y du Québec et Caroline Patsias est professeur du département de science politique de l’Université de Sherbrooke. Tous faisaient partie de la délégation UNI-Alter au FSM 2009.


[1] Ce texte est une version remaniée et actualisée de deux articles parus dans la page Idées du journal Le Devoir les 27 janvier et 3 février 2009.

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