Une Patria Grande pour le continent sud-américain – PDF
En Amérique du Sud, berceau des forums sociaux et de l’altermondialisme, se produit aujourd’hui sous nos yeux un intéressant processus de mobilisation sociale et d’innovation politique qui secoue la chape de plomb qui sévit sur ce continent depuis 500 ans sous la domination européenne et plus récemment sous la pesante influence des États-Unis. Parmi les chantiers en effervescence se trouve celui de l’intégration sud-américaine. En effet, le vieux rêve de Simon Bolívar de créer «une» Amérique du Sud unie et capable de prendre sa place dans le monde connaît une nouvelle vie. Les enjeux, les contradictions, les défis, sont multiples.
L’histoire bascule
Tout au long du vingtième siècle, le paysage politique, social, économique, culturel de l’Amérique latine, a été dominé par l’influence des États-Unis. Et pour cause, depuis la fameuse déclaration du Président James Monroe en 1823, Washington s’est arrogé le droit d’intervenir dans «son» continent. Ainsi jusque dans les années 1990, de terribles dictatures sont maintenues à bout de bras par les États-Unis au Chili, au Guatemala, en Argentine et plusieurs autres pays où des rébellions populaires sont mâtées par la violence extrême. Entre-temps, l’économie de ces pays est «adaptée» sur mesure pour fournir aux États-Unis des produits miniers et agricoles appropriés par de grandes entreprises multinationales états-uniennes. Plus tard dans le tournant de la mondialisation néolibérale, Washington entreprend d’institutionnaliser cette intégration/subordination dans le cadre de la Zone de libre-échange pour les Amériques (ZLÉA), un projet mis sur la table par le Président Clinton en 1994.
Mais en quelques années, le paysage est chambardé. À partir du nouveau millénaire, de nouvelles générations de mouvements sociaux et politiques apparaissent du Rio Grande à la Terre de feu. En Argentine, en Bolivie et ailleurs, ils réussissent à enrayer, voire à bloquer le projet néolibéral. Plus tard profitant de la réouverture démocratique, les populations votent massivement pour des partis de gauche (Brésil, Uruguay, Bolivie, Équateur, etc.), espérant des transformations fondamentales.
Le continent est en effervescence et dans cette foulée, le projet de la ZLÉA est contesté un peu partout. Une coordination hémisphérique des mouvements sociaux, l’Alliance sociale continentale, est mise en place, regroupant des mouvements et des coalitions (notamment le Réseau québécois pour l’intégration continentale qui organise en avril 2001 un historique Sommet des peuples des Amériques à Québec). Finalement en novembre 2005, le projet de la ZLÉA est effectivement enterré par les gouvernements sud-américains, au grand dam du Président Bush et de son principal allié dans le dossier, le gouvernement canadien. C’est de ce grand basculement qu’émergent de nouveaux projets d’intégration animés à partir de l’Amérique du Sud et qui s’inscrivent dans la recherche d’alternatives au modèle libre-échangiste et néolibéral dominant.
Le rêve de l’intégration
Bien qu’héritière d’une histoire commune, l’Amérique du Sud reste un continent diversifié à tous les niveaux, y compris sur le plan économique. Des pays «riches» (relativement au continent) comme le Chili, l’Uruguay, l’Argentine, coexistent avec des zones de grande misère, dans les pays andins, en Amérique centrale. Entre tout cela s’interpose un géant économique et démographique, le Brésil. Certes, l’intégration continentale harmonieuse apparaît aujourd’hui comme une nécessité, tant pour renforcer les États spécifiques que pour permettre au continent de jouer dans la «cours des grands» dans un univers mondialisé et structuré autour de grands ensembles comme l’Amérique du Nord, l’Union européenne, la Chine.
Mais le projet reste plus facile à dire qu’à faire, compte tenu non seulement des disparités mais aussi des rivalités, voire des conflits qui existent un peu partout. Jusqu’à récemment, ces obstacles ont empêché en pratique plusieurs projets d’intégration de prendre leur essor (comme le Marché Commun du Sud (Mercosur), la Communauté andine de Nations, le Caricom, etc.). Le Mercosur, mis en place en 1991 par le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay a peut être été le plus loin dans la tentative d’élaborer un cadre de coopération fonctionnel. Mais pendant longtemps, les gouvernements néolibéraux qui dominaient dans ces pays étaient bien plus intéressés à développer leurs relations bilatérales, avec les États-Unis ou l’Europe, qu’à renforcer les liens intra continentaux.
C’est donc ce qui a changé à partir de 2002 avec l’élection du président Lula au Brésil, dans la foulée de la tenue du premier Forum social mondial à Porto Alegre en janvier 2001. Depuis, les avancées ont été importantes, tant sur le plan de l’élargissement du Mercosur (qui compte maintenant un nouvel État-membre le Venezuela, ainsi que cinq États associés, la Colombie, le Pérou, la Bolivie et l’Équateur et le Chili) que sur le plan des projets d’intégration que le Brésil voudrait renforcer dans le cadre de la Communauté sud-américaine des Nations, lancée symboliquement à Cuzco en 2004. Pour le moment cependant, le Mercosur, qui représente une véritable force économique (250 millions d’habitants et un PNB consolidé de 2500 milliards de dollars, soit 75% du PNB de l’Amérique du Sud), n’avance pas aussi rapidement que certains le voudraient.
Certains États accusent le Brésil d’utiliser son poids pour imposer ses priorités. Les grandes entreprises brésiliennes, dont la société publique Pétrobras, n’ont pas des pratiques très différentes des autres multinationales, comme on l’a vu dans les difficultés de la Bolivie et de l’Équateur de reprendre le contrôle de leurs ressources. Par ailleurs, divers conflits opposent l’Argentine et l’Uruguay.
Les États-Unis entre-temps ne restent pas inactifs en tentant de signer des accords de libre-échange avec des États à qui on promet d’ouvrir le marché états-unien, ce qui est certes tentant pour des pays encore pauvres et qui sont jusqu’à un certain point en compétition les uns avec les autres. Malgré ces obstacles, l’intégration économique avance via de grands projets d’infrastructure dans le domaine des transports, de l’énergie et de l’agriculture.
Patria Grande
En décembre 2004, Fidel Castro et Hugo Chavez mettent sur la table un nouveau projet, l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) qui veut réaliser le projet de Bolívar de constituer en Amérique du Sud une Patria Grande. Peu à peu se joignent à l’ALBA la Bolivie d’Évo Morales (en 2006), le Nicaragua après le retour au pouvoir des Sandinistes (2007) et plus récemment, le Honduras (2008). Plusieurs autres États dits «associés» sont également partie prenante du processus, notamment l’Équateur, l’Uruguay, la République dominicaine et les îles de la Dominique et de Saint-Kitts. Pour le moment, l’ALBA se présente comme un projet encore vague. On y entend beaucoup de déclarations quelque peu ambitieuses, mais on y voit aussi des actions concrètes qui jusqu’à un certain point concrétisent l’utopie de l’intégration.
Contrairement au Mercosur qui s’affiche comme un processus d’intégration économique, l’ALBA se présente comme un projet «contre hégémonique» où l’Amérique du sud, selon le sociologue Emir Sader, est «devenue le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste» :
En réunissant ces pays et les mouvements sociaux, l’ALBA s’est transformé en un nouvel horizon historique de l’Amérique latine et des Caraïbes, à partir duquel toutes les forces progressistes devront penser leur identité, leurs objectifs et leurs formes d’action. Elle devient un exemple modèle de l’application d’un commerce équitable, de solidarité, de coopération. Un espace alternatif au libre-échange, à la domination du marché, en révélant concrètement comment c’est par un échange entre besoins et possibilités que l’on vient à bout de l’analphabétisme, que l’on renforce l’agriculture familiale et la sécurité alimentaire, que l’on redonne la vue à des millions de personnes, en bref, où l’on met les besoins de la population au-dessus des mécanismes du marché et de l’accumulation du capital. [1]
Au-delà des déclarations, l’ALBA s’est structurée autour de grands projets. Dans un premier plan, le Venezuela, gros producteur de pétrole, fournit d’importantes quantités de combustible à des prix largement inférieurs à ceux du marché international [2]. En fait cet accord pétrolier inclut beaucoup plus de pays que les seuls États-membres de l’ALBA puisque 14 États sont maintenant membres de Petro Caribe, que Chavez voudrait bien élargir à l’échelle du continent (le projet de Petro SUR). En attendant, dans le cas d’un pays pauvre comme le Nicaragua, les avantages sont indéniables puisque la formule représente des économies d’environ $430 millions de dollars pour la seule année 2008. PDVSA, l’entreprise vénézuélienne de pétrole, investit de vastes sommes dans le secteur énergétique à Cuba, en Bolivie et ailleurs. [3]
Parallèlement à l’énergie, l’ALBA promeut les échanges dans toutes sortes de domaines. Avec l’appui financier du gouvernement Chavez, plus de 30 000 coopérants cubains sont ainsi actifs au niveau de la santé et de l’éducation, non seulement au Venezuela, [4] mais aussi dans les pays les plus pauvres de la région comme Haïti par exemple. Le projet de TELESUR est un autre développement qui attire l’attention. Cet «anti-CNN» veut non seulement produire des images pour l’Amérique du Sud, mais surtout offrir une autre perspective sur les évènements et les personnalités qui font l’histoire. Récemment, l’idée a été lancée par Hugo Chavez de créer une «Banque du Sud» qui remplacerait éventuellement le FMI et la Banque mondiale comme soutien «en dernier recours» au niveau financier pour les pays d’Amérique du Sud. Le projet est encore à l’état d’embauche, mais le Président vénézuélien a annoncé une capitalisation initiale de sept milliards de dollars.
Enfin, fait singulier à remarquer, l’ALBA veut laisser une place, à côté des États, aux mouvements sociaux, via un Conseil des mouvements sociaux. Lors de leur dernière rencontre à Tintoréro (Venezuela), une centaine d’organisations syndicales et populaires se sont dites en accord pour concrétiser cette présence de la société civile populaire au sein de l’ALBA en faisant la promotion du «commerce équitable» plutôt que du «libre-échange [5]». Notons par ailleurs, dans cette même perspective d’interaction avec les mouvements sociaux, que Caracas fut l’hôte d’un volet du Forum social mondial polycentrique de 2006 (avec Bamako au Mali et Karachi au Pakistan) et que le gouvernement bolivarien a fortement appuyé son organisation.
Les défis
Comme on peut l’imaginer, le projet de l’ALBA excite les imaginations et les espoirs d’un bout à l’autre du continent. Toutefois, le rêve est tempéré quand on considère les obstacles internes et externes qui confrontent le projet. Le gouvernement d’Hugo Chavez, qui est la véritable dynamo de l’ALBA, est dans une passe difficile depuis l’échec du référendum constitutionnel de l’an dernier. Bien que l’État dispose d’énormes surplus financiers liés aux fluctuations à la hausse des prix de l’énergie, l’économie ne va pas très bien, en témoignent les taux de chômage et la déliquescence des infrastructures. Et sur le plan politique, Chavez reste de plus en plus contesté par l’opposition de droite, mais aussi par une partie de la gauche qui craint une certaine dérive populiste et autoritaire. Néanmoins, Chavez n’a pas dit son dernier mot. Le projet de transformation qui reste à venir s’appuie sur le désir d’émancipation de millions de personnes qui voient dans la «révolution Bolivarienne» le seul espoir de s’en sortir.
Ailleurs sur le continent, les gouvernements de gauche peinent à répondre aux attentes de la population. La réélection des gouvernements de gauche dans plusieurs pays (Brésil, Chili, Uruguay) est loin d’être garantie dans un contexte où des turbulences sociales s’aggravent. Tout cela se conjugue pour fragiliser les projets d’intégration et de création de la Patria Grande.
À quand le retour des Yankees ?
Mais sans doute les adversaires les plus redoutables de l’ALBA se retrouvent au nord du Rio Grande. Certes, dans le sillon des débâcles de l’Irak et de l’Afghanistan, les États-Unis ont été discrets en Amérique du Sud ces dernières années, ce qui a profité non seulement au Venezuela et à l’ALBA, mais aussi au Brésil qui cherche à s’afficher comme puissance régionale, voire mondiale [6].
Dans le contexte de la crise énergétique mondiale cependant, il serait surprenant que Washington «oublie» sa sphère d’intérêts rapprochée. Actuellement, les États-Unis importent près de cinq millions de barils de pétrole par jour d’Amérique du sud, principalement du Venezuela ! Les réserves en hydrocarbures abondent dans les pays andins, sur la côte est (au large du Brésil) et bien sûr dans le bassin caribéen. Et ces chiffres étourdissants ne tiennent même pas compte du gaz naturel dont on connaît les réserves faramineuses en Bolivie et en Équateur.
Qu’attendre donc des États-Unis sinon un retour en force, à un moment ou l’autre ? Ce qui explique les investissements considérables qui sont actuellement consentis du côté de la Colombie, où l’aide et la présence militaires américaines ont considérablement augmenté. C’est tout un développement pour un pays qui a la plus longue frontière avec le Venezuela et qui a avec Hugo Chavez une longue série de contentieux. Autre signe avant-coureur, l’administration Bush vient de remettre en place la lVe flotte (démembrée en 1950) et dont le mandat est de «sécuriser» la Caraïbe et les océans entourant l’Amérique du Sud. [7]
Les objectifs officiels de l’ALBA (2004)
|
Pierre Beaudet est professeur à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa.
—
[1] Emir Sader, « América Latina en Movimiento », 7 mai 2007, en ligne : http://alainet.org/. Texte traduit par RISAL, Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine (http://risal.collectifs.net/).
[2] Le pays acheteur paie immédiatement 40% de la valeur du pétrole. L’autre 60% est reconduit dans une dette à long terme à 1% de taux d’intérêt.
[3] Selon l’Economist Intelligence Unit, la générosité du Venezuela lui coûte cher. La dette de PDVSA est très élevée (64 milliards), ce qui lui interdit d’investir dans la croissance de la production locale qui a décru de 3,2 millions de barils par jour (2002) à moins de 2,5 millions aujourd’hui. « Venezuela: political reform or regime demise? », Latin America Report, n°27, 23 juillet 2008.
[4] Les coopérants cubains rendent possible le travail des «Misiones» (Robinson, Ribas, Sucre et Vuelvan Caras), ces projets spéciaux conçus par le gouvernement de Chavez pour fournir les services de bases dans les bidonvilles de Caracas et les villes de l’intérieur.
[5] Encuentro de los Movimientos Sociales en el Marco de la V Cumbre de la Alternativa Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América Tratado de Comercio de los Pueblos, Tintorero (Venezuela), 28 et 29 avril 2007.
[6] Les économistes ont inventé un nouvel acronyme pour désigner les pays qui «émergent» et qui contestent l’hégémonie de la «triade» (Amérique du Nord, Union Européenne, Japon). Il s’agit des «BRICS» pour Brésil – Russie – Inde – Chine – South Africa. Il ne fait pas de doute en tout cas que ce sont ces «BRICS» qui ont fait dérailler les négociations entreprises sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Doha à l’été 2008.
[7] Jules Dufour, « Le retour de la IVe Flotte », Alternatives, volume 15, no 1, septembre 2008.