Mouvement syndical et altermondialisme – Par Jacques Létourneau et Nathalie Guay

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Au cours des dernières années, le mouvement syndical international s’est rapproché de la mouvance altermondialiste issue des forums sociaux mondiaux. Au Québec, on a vu certaines organisations syndicales soutenir et participer à l’organisation du premier Forum social québécois (FSQ). Forte de son expérience historique sur le terrain de l’action sociopolitique, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) a participé, depuis sa fondation en 2001, au Forum social mondial (FSM) ainsi qu’au premier FSQ. Devenue nécessaire dans le contexte de la mondialisation, cette jonction entre la mouvance altermondialiste et le mouvement syndical représente une opportunité certaine pour renforcer la mobilisation contre le modèle unique que tente de nous imposer le capitalisme transnational. Cependant, la composition du mouvement altermondialiste et son caractère diffus font en sorte que la pratique issue de Porto Alegre ne cadre pas toujours avec les objectifs syndicaux du mouvement ouvrier. Sociologiquement construit sur le modèle du XXe siècle, le mouvement syndical répond de moins en moins bien aux enjeux imposés par la mondialisation. Si l’action syndicale demeure plus que jamais pertinente, les transformations récentes qui ont changé la division internationale du travail appellent à un élargissement et à une recomposition de l’action syndicale. En ce sens, les forums sociaux mondiaux représentent un moment privilégié pour la refondation du syndicalisme.

De nouveaux défis pour le mouvement syndical international

Des transformations importantes dans le système capitaliste mondial se sont produites au cours des dernières années. La fin de la guerre froide, l’apparition des nouvelles technologies de l’information et le renforcement des économies émergentes ont bouleversé considérablement le monde du travail. Si durant les Trente Glorieuses les travailleurs et les travailleuses exerçaient leur action syndicale essentiellement dans un cadre national, la mondialisation de l’économie est venue changer la donne. La nouvelle division internationale du travail a provoqué des mutations dans le système mondial de production modifiant considérablement la nature même de l’emploi, notamment dans les pays occidentaux. L’apparition de nouvelles formes de travail, le déclin du secteur industriel et la remise en question par les néolibéraux de l’État providence ont affecté sérieusement le rapport de force du mouvement syndical. Aux États-Unis et au Canada, le secteur manufacturier et industriel représente aujourd’hui moins de 15 % du PIB, ce qui confirme une transformation significative du marché du travail.

De plus, il faut ajouter que la montée fulgurante du capitalisme financier au détriment de l’économie réelle a ébranlé les fondements du capitalisme moderne. Certes, une bonne partie des conditions générales de vie et de travail sont toujours déterminées dans le cadre de l’État-nation, mais cette réalité est de moins en moins vraie à mesure que se dessinent les contours de la globalisation.

Ces changements représentent des défis pour le mouvement syndical. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), le taux de syndicalisation de la main-d’œuvre à l’échelle mondiale a chuté, entre 1975 et 1995, de 16 % à 8 %. À quoi doit-on s’attendre pour 2015 ? La désindustrialisation accélérée des pays occidentaux, causée essentiellement par le transfert de la production vers les pays du Sud et l’émergence des nouvelles technologies, a provoqué ce recul important de la représentativité syndicale. Alors que dans le monde occidental les « nouveaux travailleurs » sont très peu syndiqués, le prolétariat industriel qui se développe dans les pays émergents demeure pour l’essentiel à organiser. Souvent impuissant devant le rouleau compresseur du libre marché et des politiques de droite des gouvernements, le mouvement syndical a travaillé d’arrache-pied en vue d’atténuer les effets de la mondialisation. Malheureusement, le modèle syndical hérité de la révolution industrielle et des théories keynésiennes n’a fait qu’alléger les effets des politiques néolibérales. Il n’a pas renversé la vapeur.

C’est ce constat qui a présidé récemment à la création d’une nouvelle entité syndicale internationale, la Confédération syndicale internationale (CSI). Celle-ci regroupe la presque totalité des travailleurs syndiqués à travers le monde (168 millions) et se lance le double défi de renforcer l’action syndicale à l’échelle internationale tout en instaurant de nouveaux liens entre les luttes nationales et les luttes mondiales. S’inspirant des actions concertées du mouvement des femmes, telle la Marche mondiale de 2000, ou, encore, de la multiplication des forums sociaux régionaux ou nationaux tels que prescrits par le Forum social mondial, la CSI a proposé que le 7 octobre 2007 soit consacré à l’échelle mondiale au thème du travail décent. Cette action a été reprise par plus d’une centaine de confédérations syndicales à travers le monde. De plus, dans son document fondateur, la CSI admet que le mouvement syndical est en perte de vitesse et convient que le mouvement altermondialiste joue un rôle de vecteur de résistance et de changement et qu’il doit être reconnu comme tel. Si le mouvement syndical international dans sa globalité ne se définit pas nécessairement comme partie intégrante du mouvement altermondialiste, plusieurs syndicats qui en sont membres s’inscrivent dans l’action sociale et politique qu’il met en avant, dépassant ainsi le cadre unique des relations de travail.

Au cours des dernières années, bon nombre d’organisations syndicales ont participé aux forums sociaux mondiaux. Lors du dernier FSM en 2007 au Kenya, la CSI a même repris les thématiques proposées par le forum afin de les intégrer aux analyses et aux actions syndicales. C’est dans cette foulée que des organisations syndicales québécoises, en particulier la CSN, ont mis l’épaule à la roue pour contribuer à l’organisation du premier Forum social québécois en août 2007.

Intégrer la question du travail dans la sphère altermondialiste

Si le mouvement altermondialiste dégage des perspectives d’action qui interpellent le mouvement syndical dans la façon de réagir devant les changements survenus au cours des dernières années, force est de constater que l’altermondialiste a tout intérêt à élargir ses horizons en accordant une place centrale à la question du travail, particulièrement dans la lutte à la pauvreté et à l’exclusion. En effet, il faut reconnaître que l’espace alternatif issu des forums sociaux mondiaux évoque rarement le travail comme un maillon fondamental du partage de la richesse.

Or, pour le mouvement syndical international, le travail décent est au cœur d’une importante campagne mondiale. On le sait, la globalisation discrimine des millions de femmes et d’hommes un peu partout dans le monde. Si la croissance de certains pays permet le développement du travail formel, les conditions générales, elles, demeurent nettement insuffisantes. Par exemple, on sait que les femmes et les jeunes font toujours l’objet d’une exploitation sans vergogne, laquelle ne peut que s’estomper au regard d’une action syndicale libre et authentique. Cette liberté syndicale est encore brimée dans plusieurs pays et reste donc à construire par l’entremise notamment des réseaux internationaux de solidarité.

Aussi, de façon éloquente, des données récentes canadiennes démontrent, encore une fois, toute la pertinence de l’action syndicale. On y apprend qu’au cours des 25 dernières années le salaire moyen n’a augmenté que de 53 $ au Canada. Au moment où les plus riches gagnent 16 % de plus, les revenus des plus pauvres, quant à eux, diminue de 20 %. La situation des personnes immigrantes, particulièrement les femmes, s’est aussi considérablement dégradée [1]. À titre indicatif, selon l’Institut de la statistique du Québec, les travailleurs syndiqués gagnent environ 10 % de plus que ceux qui ne le sont pas [2]. Le recul du syndicalisme dans le reste du Canada est d’ailleurs l’un des facteurs évoqués par les experts afin d’expliquer cette stagnation des revenus.

Par ailleurs, les changements survenus dans le monde financier et productif relèguent les travailleurs au second plan. Outre les délocalisations et les réductions de personnel, on assiste à une dégradation des conditions de travail. La croissance du travail atypique – tout ce qui n’est pas un travail salarié, permanent, à temps complet – découle à la fois des changements et des besoins liés aux nouvelles réalités du marché du travail. L’emploi atypique est passé de 16,7 % en 1976 à 31,6 % en 2002, ceci en ne prenant pas en compte les étudiants [3]. Si certaines plusieurs du travail atypique permettent parfois de répondre aux besoins de certaines personnes, notamment le travail autonome et à temps partiel, d’autres variantes, tels les statuts d’emploi temporaires et les salariés d’agences de placement, représentent dans la plupart des cas un recul au regard des conditions de travail.

Ouvrir sur de nouvelles perspectives syndicales

L’engagement syndical dans les milieux de travail et dans la communauté en général pose un défi qui va bien au-delà de l’amélioration des conditions de travail de ceux et de celles qui sont membres d’un syndicat. Depuis quelques années, le mouvement syndical œuvre à définir un cadre d’action qui permette d’agir sur de nouveaux enjeux liés au développement durable de notre société. Par exemple à la CSN, l’articulation de l’action syndicale sur le terrain de ce que l’on nomme le deuxième front [4] autorise justement un élargissement de la pratique syndicale. C’est en se référant à ce volet du syndicalisme que la CSN a participé au premier Forum social québécois.

D’autres expériences syndicales militent en faveur d’un élargissement de la pratique. Par exemple, la création des outils collectifs de la CSN qui interviennent sur le terrain de l’économie solidaire et de la finance socialement responsable témoigne d’un engagement certain au regard du renouvellement de la pratique syndicale.

La campagne de la CSN sur le commerce équitable et la consommation responsable en est un autre exemple. Après une première période de sensibilisation, 500 syndicats, représentant environ le tiers des membres de la CSN, rapportaient poser des gestes concrets en ce sens (recycler, privilégier les produits équitables, favoriser le covoiturage, les transports en commun et les transports actifs, les collectes de vêtements, la diffusion d’information, etc.). Des résolutions prises au dernier congrès – un congrès vert – devraient susciter des pratiques qui investiront plus en profondeur les milieux de travail en matière de responsabilité sociale telle que la protection de l’environnement, en plus d’interpeller les gouvernements relativement à leur inertie en la matière [5].

Ces nouvelles pratiques syndicales contribuent par la force des choses à l’élargissement de l’action des syndicats, ceci dans la droite ligne de l’esprit alternatif qui anime le Forum social mondial.

Conclusion

Dans la société en général, les organisations syndicales ont bien souvent mauvaise presse et les perceptions de la population à leur égard sont fréquemment négatives. S’il faut travailler à modifier les perceptions pour que l’on parle davantage des actions syndicales positives, les organisations syndicales gagnent aussi à élargir le débat avec les citoyens et les autres acteurs sociaux. Rappelons qu’au Forum social québécois des représentants syndicaux ont accepté l’invitation lancée par des organisations étudiantes afin de discuter du contexte de la grève étudiante de 2005 et des critiques que soulevait cette grève à l’époque. De même, certaines des idées qui germent dans les forums sociaux sont parfois étrangères à la culture syndicale. Pourtant l’histoire syndicale témoigne de l’évolution que peut prendre certains débats. Les personnes qui ont suivi à la CSN les discussions au sujet de l’environnement ont pu constater l’évolution des mentalités face à cette problématique passant d’un certain scepticisme, dans un premier temps, à une posture proactive par la suite.

Pour les organisations syndicales, les forums sociaux sont certainement des lieux qu’il faut privilégier afin de mettre leurs pratiques en perspective et de contrer la crise à laquelle elles font face, mais également pour réaffirmer l’importance des luttes syndicales tout en cherchant à les adapter au type de société qui nous attend dans les prochaines années. Dans la recherche des alternatives au néolibéralisme, il est certain que la diversité des idées ainsi que le foisonnement des pratiques et des expériences qui émanent de ces forums sont extrêmement enrichissants. Une chose est évidente, un monde plus juste et solidaire ne peut se construire seul et le mouvement syndical peut à coup sûr trouver dans les forums sociaux ses meilleurs alliés.

Jacques Létourneau est en charge des relations internationales à la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

Nathalie Guay travaille au service de la recherche de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Elle est membre du secrétariat du Forum social québécois.

[1] Statistique Canada, Gains et revenus des Canadiens durant le dernier quart de siècle, Recensement de 2006, En ligne : http://www12.statcan.ca/francais/census06/analysis/income/pdf/97-563-XIF2006001.pdf

[2] Guillaume Bourgault-Côté, « Le pouvoir d’achat des travailleurs a augmenté de 53$ en 25 ans », Le Devoir, 2 mai 2008, p.A1.

[3] Institut de la statistique du Québec, Réalité des jeunes sur le marché du travail en 2005, Québec, Publications gouvernementales, 2007, p.46.

[4] À la CSN, la critique sociale et le projet alternatif ont vu le jour sous la présidence de Marcel Pepin à la fin des années 1960. Avec la naissance du « deuxième front » en 1968, l’idée était d’élargir la portée de l’action syndicale aux différentes dimensions des conditions de vie des personnes et des collectivités, en s’alliant avec les autres forces progressistes engagées dans le développement social. La nécessité d’investir le terrain de l’espace public se justifiait par le fait que l’exploitation des personnes se poursuivait à l’extérieur du milieu de travail, par la consommation notamment, mais aussi afin de mettre en avant une vision qui embrasse l’intérêt général plutôt qu’un discours défendant une diversité d’intérêts particuliers.

[5] http://www.csn.qc.ca/Evenements/congres2008/indexa.html

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