En attendant le grand soir – PDF
L’anarchisme a effectué un retour sur la scène politique à l’occasion des manifestations de Seattle en 1999 et de Québec en avril 2001. Ce renouveau de la sensibilité anarchiste est une illusion; le phénomène prend racine dans la contestation radicale et le mouvement contre-culturel des années 1960, principalement au sein du mouvement féministe et pacifiste. Aujourd’hui, les anarchistes ne font pas que manifester bruyamment; on les retrouve au Québec au Centre des médias alternatifs et dans les journaux Le Couac et À Babord!, au Salon du livre anarchiste de Montréal, au sein du réseau des féministes radicales, dans des groupes écologistes qui pratiquent la récupération et la production de nourriture distribuée gratuitement, dans des ateliers et des conférences de la Nuit de la philosophie à l’UQAM, ou dans des appartements collectifs qui servent d’espaces d’élaboration de réflexions et de pratiques politiques, comme le Rhizome à Montréal [1]. Au-delà de l’anarchiste qui se réclame ouvertement de la tradition révolutionnaire du XIXe siècle incarnée par des auteurs comme Bakounine et Kropotkine, plusieurs activistes du mouvement altermondialiste reprennent consciemment ou non des principes anarchistes dans leur mode d’organisation et leurs pratiques : processus de prise de décision en assemblée délibérante, si possible au consensus, refus de la délégation représentative, action directe, rotation des taches, etc. Par soucis de respectabilité ou par ignorance, on préfère parler de «démocratie directe», même si cela à toutes les apparences de l’anarchie!
Plusieurs des activistes altermondialistes sympathiques à l’anarchisme entretiennent un rapport ambivalent à l’égard des partis politiques de gauche et des élections. J’en suis. Revenant chez-moi en fin d’après midi, le jour même des élections provinciales de mars 2007, j’y trouve mon amoureuse qui enfile son manteau et s’apprête à sortir. Me voyant arriver, elle affiche un sourire figé, comme gênée d’être prise en faute… Intrigué, je lui demande où va-t-elle. «Bon, bon, je vais voter…», laisse-t-elle tomber, en murmurant. Il faut dire que nous habitons dans la circonscription où Françoise David, co-présidente du parti Québec solidaire, s’est portée candidate. J’accompagne mon amoureuse au bureau de scrutin, mais sans voter moi-même. Débattant sur la route de l’importance de poser le geste ou de s’en abstenir, je déclare, mi-sérieux, mi-rieur : «Si David perd d’une voix, se serra de ma faute et tu pourras m’engueuler!» Malgré mon cynisme face au cirque électoral, je suis resté collé au téléviseur toute la soirée, horrifié de constater la «victoire» de Mario Dumont et du parti de l’Action démocratique du Québec, qui a doublé le Parti québécois et s’est retrouvé au poste de l’opposition officielle face à un gouvernement libéral minoritaire de Jean Charest.
Au Québec, où les relations sociales semblent parfois plus pacifiées qu’ailleurs, la mise en débat de la question de l’option électorale pour la gauche et l’extrême gauche a souvent été décevante. Les personnes ayant organisé des discussions publiques sur ce thème espéraient le plus souvent un choc des idées entre activistes proches de l’anarchisme et partisans de Québec solidaire, mais n’ont en général eu droit qu’à des échanges polis et tolérants entre les deux camps… Il y a bien eu, à l’occasion des élections provinciales de mars 2007, l’apparition de la coalition Nous on vote pas! (http://www.nousonvotepas.org/), que le Directeur général des élections a menacé d’une injonction. En effet, la loi électorale exige que les campagnes abstentionnistes s’enregistrent officiellement! Mais l’attaque des abstentionnistes était menée contre le système électoral en général plutôt que contre Québec solidaire spécifiquement.
Et puis, il y a des liens organiques réels entre des membres d’influence de Québec solidaire et des mouvements sociaux parfois radicaux. Françoise David, on le sait, a été présidente de la Fédération des femmes du Québec et porte-parole du Sommet des peuples, en marge du Sommet des Amériques en avril 2001. Amir Khadir, l’autre co-président du parti, a été infirmier volontaire lors de manifestations contre la réunion mini-ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) organisées par la Convergence des luttes anti-capitalistes (CLAC) à l’été 2003, à Montréal. À cette occasion, il a été piégé avec plus de 200 autres activistes dans une arrestation de masse menée par les policiers de la ville de Montréal.
Si la solidarité et la collaboration restent possibles entre «électoralistes» et «mouvementistes», il ne faut pas pour autant nier les tensions, voire les critiques qui fusent de part et d’autre. Du côté des adeptes de la formation d’un parti politique, que ce soit au Forum social ou sur la scène politique québécoise, on entend souvent dire qu’il est très naïf, voire puéril et dangereux, que les mouvements sociaux radicaux se rangent derrière le slogan «changer le monde sans prendre le pouvoir» [2]. Il y aurait là comme un abandon de toute prise sur le réel, et conséquemment un repli dans les communautés activistes où l’on se réjouit d’expérimenter la démocratie directe, abandonnant à leur sort les classes défavorisées, exploitées ou exclues. C’est, en substance, ce que tentent de démontrer de jeunes universitaires comme Christine Couvrat qui déclare avec assurance que «la réflexion alter à propos de l’action politique et des façons envisageables d’en orienter la pratique» oublie «le canal par lequel il paraît encore pensable aujourd’hui d’imprimer à l’organisation de nos sociétés complexes une certaine dose d’orientation rationnelle (le “canal législatif” de la démocratie représentative classique)» qui «n’intéresse pas les partisans de la démocratie alter.» Elle insiste : «la philosophie démocrate-radicale contemporaine ne vise pas la constitution et l’exercice rationnel du pouvoir politique». Dans le même esprit, Frantz Gheller déplore que «la lutte altermondialiste est fragmentée. Tant qu’elle se cantonnera à la promotion d’un amalgame de revendications particularistes, sa capacité à bâtir un projet émancipateur sera compromise [3].» Et dans Le Devoir, le chroniqueur qui recense les essais québécois, Louis Cornellier, accorde une véritable attention aux publications de l’extrême gauche mais conclue systématiquement ses papiers à leur sujet en rappelant que les radicaux, incarnant un certain archaïsme politique, font fausse route et devraient se «convertir» au réformisme.
Or il peut sembler plus raisonnable de rappeler que les deux tendances — «électoralistes» et «mouvementistes» — se nourrissent l’une l’autre en attendant le grand soir, que ce soit la victoire électorale de Québec solidaire ou la révolution anarchiste, toutes deux aussi improbables pour l’instant. Dans l’histoire de la social-démocratie occidentale qui prend racine au XIXe siècle, il semble bien que ce soit la menace inspirée par le dynamisme de mouvements radicaux et révolutionnaires qui ait poussé des gouvernements — souvent conservateurs — à accorder des droits et des programmes sociaux à la classe ouvrière. L’État Providence tel qu’on le conçoit aujourd’hui est né dans une Allemagne alors sous le règne d’un Keiser — encouragé par Bismarck — qui a accordé certains gains aux ouvriers et ouvrières pour calmer le jeu et miner leur élan révolutionnaire4. S’il n’y a pas de radicaux, le spectre politique se tasse à droite, et l’horizon des possibles se rétrécit, ce qui réduit d’autant la marge de manoeuvre des «réformistes». Or qui porte cette flamme radicale aujourd’hui, sinon les groupes et collectifs de sensibilité anarchiste?
Même leur turbulence peut en bout de piste servir les électoralistes. Qui peut nier aujourd’hui que le renversement d’un segment de la clôture de sécurité entourant le périmètre interdit a été le geste — tout «violent» soit-il — qui a le plus marqué les esprits au moment du Sommet des Amériques à Québec en avril 2001? Cet affront à l’égard de l’arrogance des grands a participé de l’imaginaire de la résistance et du dynamisme engagé par les mobilisations. Cette action d’éclat aura fait autant, sinon plus, pour ramener vers le politique des jeunes et des moins jeunes qui ne s’y intéressaient pas ou plus, que tous les points de presse des porte-parole du Sommet des peuples (tout à fait légitime, cela dit)…
La légitimité relative des radicaux et de leur turbulence semble d’ailleurs être aujourd’hui mieux reconnue, alors qu’en plusieurs occasions des convergences hier encore improbables s’incarnent dans la rue, comme à l’occasion des manifestations contre le Sommet de Montebello en 2007 ou lors des manifestations contre les défilés militaires à Québec en juin 2007 et juillet 2008. Des activistes formés en Black Blocs ou ayant annoncé des actions de «perturbation» s’y retrouvent dans la rue aux côtés de leaders du mouvement syndical, du mouvement féministe, voire de Québec solidaire (comme à Montebello).
Faut-il alors s’attendre à un retour de politesse, et que demain les activistes de sensibilité anarchiste se rendent aux bureaux de scrutin déposer dans l’urne leur bulletin de vote? L’élection est un processus à la signification complexe et un certain nombre de tensions restent inhérentes au geste même de voter, si l’on se targue d’adopter une éthique anarchiste. Quoiqu’on entende sur le «pouvoir du peuple», la «souveraineté de la nation» ou le «premier devoir citoyen», voter non pas au sujet d’une décision collective, mais pour nommer de dirigeantes ou dirigeants qui (nous) gouverneront en notre nom évoque l’image paradoxal de l’esclave qui se choisit un maître. Pour l’anarchisme qui est la seule philosophie politique opposée à toute forme de chefferie, l’idée de choisir le maître par élection apparaît absurde, voire répugnante.
Des anarchistes répliquent ensuite à l’argument du moindre mal, selon lequel un parti de gauche est toujours mieux qu’un parti de droite, en rappelant qu’un gouvernement de gauche est néfaste pour plusieurs raisons. Premièrement, quelques anarchistes adeptes de la politique du pire prétendent que les gouvernements de droite vont, par leur arrogance et leur choix politiques, aggraver les conflits sociaux et pousser les masses à la révolte. Deuxièmement, des anarchistes insistent pour rappeler qu’un parti de gauche une fois au pouvoir peut très bien mener des politiques de droite. L’histoire est riche d’exemples de gouvernements de gauche ayant écrasé dans le sang des révoltes, ayant déclenché et mené des guerres injustes, ayant refusé le droit de vote aux femmes (accordé par le gouvernement conservateur de Borden au Canada et par Charles de Gaulle en France), ayant mené des politiques d’austérité et des coupes dans les services sociaux et ayant participé à l’orchestration de la mondialisation du capitalisme tant décriée par le mouvement altermondialiste. Dans tous les cas, la participation d’un parti de gauche au jeu électoral laisse entendre qu’il s’agit là d’une arène politique légitime et qu’il convient de respecter un certain décorum dans la lutte qui doit restée feutrée, quitte à oeuvrer de concert avec des salauds (les politiciens de droite). Enfin, les anarchistes s’entendent pour dire que voter n’offre que l’illusion d’exercer un choix, et que ce processus vient conforter dans sa légitimité un système politique injuste et accroître l’écart entre une chefferie (ici, de gauche) et «la base» qui se retrouve en posture malsaine de déférence — ou d’idolâterie — à l’égard de la direction. Le processus électoral, de plus, encourage de fait la déresponsabilisation et le désengagement politique de par le processus de délégation qu’implique nécessairement l’élection, et de la mise en spectacle de l’élite — les candidates et les candidats — face à un public plutôt passif et admiratif, l’électorat. S’engager dans Québec solidaire, s’est donc consacrer beaucoup d’énergie et de temps dans un cadre nécessairement hiérarchique, même si la chefferie du parti est sincèrement préoccupée de participation et d’égalité de principe. Et plus un parti se approche du pouvoir officiel, plus le cadre hiérarchique devient rigide, et l’influence des instances participatives plutôt marginale.
Certes, un parti comme Québec solidaire agit à sa manière comme un catalyseur d’un certain discours critique, qui trouve à l’occasion écho dans les médias de masse5. Québec solidaire n’est alors qu’une forme de manifestation politique; mais l’organisation reste un parti, avec une chefferie et un objectif précis, rafler des sièges à l’Assemblée nationale, la chambre de l’élite politique.
Alors, Québec solidaire peut-il espérer les suffrages anarchistes aux prochaines élections? Si l’anarchisme classique a, en principe, une position stricte à l’égard de l’abstention électorale, l’histoire compte nombre d’exceptions : à l’époque de la guerre civile espagnole (1936-1939), des anarchistes ont même été ministres du gouvernement républicain, au nom du front uni antifasciste; des anarchistes ont appelé à voter au second tour des élections présidentielles françaises de 2002 pour bloquer — disait-on — la menace de Jean-Marie Le Pen, chef du Front national; sans doute des anarchistes voteraient demain si un troisième référendum se tenait pour statuer de l’avenir du Québec; et quelques anarchistes ont certainement voté pour Québec solidaire, ou à tout le moins pour le Bloc pot… Mais pour beaucoup d’autres anarchistes, les divers problèmes discutés ici, qu’ils soient d’ordre moral ou politique, viennent miner tout désir de participer au cirque électoral. Déposer un bulletin de vote dans l’urne électorale, et donc accepter officiellement de remettre son pouvoir politique à quelqu’un d’autre, est un geste en contradiction complète avec la forme d’engagement que pratiquent tant d’anarchistes dans leurs groupes politiques et sur leurs fronts de lutte. Voter signifie donc en quelque sorte trahir l’esprit animant ces groupes et justifiant cet engagement, dans lequel tant d’énergie, de temps et d’espoir sont consacrés précisément à faire la politique autrement, de manière directe, (réellement) égalitaire, consensuelle. S’abstenir de participer aux élections relève donc d’une question de cohérence éthique, voire psychologique. L’abstention revêt une signification similaire au boycott d’une institution injuste et illégitime. Enfin, il reste ce dernier problème associé au côté spectaculaire de l’élection qui accorde une importance au décompte des voix, qui sacralise le vote individuel. Cette mythologie de l’élection est portée par une campagne d’endoctrinement menée par nul autre que le Directeur général des élections du Québec, et qui vise — avec du matériel didactique — les jeunes des écoles secondaires, lors des élections du Conseil d’élèves. L’objectif explicite du Directeur général des élections est de convaincre les citoyennes et citoyens de demain qu’il est important de voter, que c’est dans le geste du vote que réside leur (seul) pouvoir [6]. L’élection fonctionne alors dans l’imaginaire collectif comme un jeu de loterie : on entre dans l’isoloir tout gonflé d’un sentiment de fierté, croyant qu’en ce moment solennel, c’est ma voix qui fait la différence…
Si Françoise David perd par une voix à la prochaine élection, elle pourra me le reprocher.
Francis Dupuis-Déri est professeur en science politique à l’UQAM, militant (contre la guerre, contre la brutalité policière, etc.) et auteur d’ouvrages sur les mouvements sociaux (dont Les Black Blocs, 2007 et Québec en mouvements, 2008).
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[1] Pour en savoir plus sur l’anarchisme au Québec aujourd’hui, voir : Louis-Frédéric Gaudet, Rachel Sarrasin, «Fragments d’anarchisme au Québec (2000-2006)», F. Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements : Idées et pratiques militantes contemporaines, Montréal, Lux, 2008; F. Dupuis-Déri, «Contestation altermondialiste au Québec et renouveau de l’anarchisme», Anne Morelli, José Gotovitch (dir.), Contester en pays prospère : L’extrême gauche en Belgique et au Canada, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2007.
[2] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir : Le sens de la révolution aujourd’hui, Montréal/Paris, Lux/Syllepse, 2007.
[3] Christine Couvrat, L’essor de l’altermondialisme : expression de la montée en occident d’une culture démocrate-radicale, Paris, l’Harmattan, 2007, p. 293; F. Gheller, «L’éthique de la société des identités et l’altermondialisme : une illustration», Jacques Beauchemin, Mathieu Bock-Côté (dir.), La cité identitaire, Outremont, Athéna, 2007, p. 129.
[4] Pour une réflexion plus développée à ce sujet, on lira avec intérêt la section «Résistances» dans Carol Levasseur, Incertitude, pouvoir et résistances : Les enjeux du politique dans la modernité, Ste-Foy, Presses de l’Université Laval, 2006.
[5] Où il reste souvent associé par les commentateurs et les journalistes à une idéologie archaïque, datée au mieux des années 1960, une critique qui n’est jamais adressée aux discours [néo]libéraux s’inspirant de principes élaborés pourtant au XVIIIe siècle…
[6] À ce sujet, voir F. Dupuis-Déri, « Les élections de Conseils d’élèves : méthode d’endoctrinement au libéralisme politique », Revue des sciences de l’éducation, 32 (3), 2006.