Par Alexia Ludwig
On se questionne fréquemment sur les méthodes de production du poisson présent sur les étals de nos poissonniers. En effet, quelques reportages peuvent remettre en question certaines pratiques d’élevage. Le Vietnam, important exportateur de poisson, représente 90 % des exportations mondiales de pangasius [1], un poisson à chair blanche très répandu en Occident. Plus de 80 % des pangasius vietnamiens proviennent du delta du Mékong au sud du pays [2]. Contrairement à d’autres secteurs commerciaux (les peaux de pythons malaisiens) qui peinent à protéger l’écosystème, les producteurs de pangasius semblent prendre une voie viable et durable d’un point de vue écologique. En améliorant ainsi leurs processus de production, ils deviennent de redoutables concurrents et bouleversent l’économie de leurs homologues occidentaux.
Pendant la guerre du Vietnam (1963 à 1975), l’aquaculture nourrit la population vietnamienne et ses militaires. Depuis la fin du XXe siècle, bien que communiste et affaibli par les précédents conflits, le Vietnam libéralise son économie. Depuis, l’attractivité du pangasius ne cesse de grandir. La nature seule ne peut plus répondre à la hausse de la demande et le Cambodge voisin interdit la pêche de pangasius sauvage au nom de sa sauvegarde. La reproduction artificielle des poissons devient possible grâce aux avancées scientifiques. Le pangasius est élevé dans des cages sous les maisons flottantes, dans les bassins artificiels (95 % de la production actuelle) ou dans des zones clôturées à même la rivière [3].
Au Vietnam, le secteur des pêcheries apparaît bien encadré. Le gouvernement joue un rôle primordial dans l’expansion et la pérennité de cette filière qui est une manne économique. Par divers règlements, il oblige les acteurs du secteur à répondre aux critères imposés par les pays importateurs [4].
Le National Agro Forestry Fisheries Quality Assurance Department (NAFIQAD), institution vietnamienne, a signé des accords bilatéraux avec certains partenaires dont les États-Unis, l’Union européenne et le Canada. Même si le NAFIQAD a pleine compétence pour assurer la qualité et la sécurité de la filière, les pays occidentaux exercent également une rétrosurveillance [5].
Les changements des préférences et la population grandissante promettent un bel avenir aux éleveurs qui garantissent la qualité et l’hygiène de leur produit. Ainsi, les entrepreneurs vietnamiens considèrent ces normes comme des investissements nécessaires.
Néanmoins, en 2010 six pays européens classent le pangasius dans une liste rouge. Depuis, plusieurs organisations vietnamiennes œuvrent pour améliorer les pratiques et pour faire du développement durable un élément central du processus. Elles surveillent la qualité du produit à toutes les étapes, de l’élevage à la transformation. En plus de listes interdisant l’utilisation de certains produits chimiques, elles contrôlent aussi la qualité et les prix des aliments pour poissons et elles analysent l’eau des bassins [6]. Un programme d’aide (Aquaculture improvement project [7]) favorise aussi la coopération locale et, selon l’Aquaculture Stewardship Council (ASC), les exportateurs promettent de certifier leur production d’ici 2015.
Le développement du secteur crée des milliers d’emplois. Plus particulièrement, la diversification des activités augmente l’emploi des femmes et dans les communautés rurales. Par exemple, une usine de transformation embauche plus de 3 500 personnes [8]. Précisons tout de même que la filière, une fois complètement développée, ne nécessite plus d’usines supplémentaires.
En 2002 le pangasius vietnamien coûte deux fois moins que son homologue américain. Voulant protéger sa production nationale, les États-Unis imposent des tarifs sur les importations vietnamiennes. La sécurité alimentaire semble légitimer cette mesure [9].
En réponse, le Vietnam établit de nouvelles stratégies. Il promeut la consommation domestique, se tourne vers d’autres partenaires et diversifie ses produits. Malgré la sanction américaine, la production vietnamienne explose entre 2000 et 2007 : en 7 ans seulement, elle passe de 1 000 à 387 000 tonnes, soit une croissance de 387 % ! Le pangasius vietnamien se vend localement entre 10 à 20 centimes de dollars américains l’unité, ce qui paraît dérisoire comparativement à son prix sur les marchés occidentaux. Néanmoins, l’élevage est si intensif — imaginez 65 poissons de 35 à 55 cm dans votre baignoire —, que les éleveurs sont parmi les mieux nantis du pays [10].
Désormais, le secteur est en majorité intégré verticalement. Tous les acteurs — fournisseurs des alevins, de la nourriture et des médicaments, éleveurs et entreprises de transformation — sont sous la même direction. Toutefois, les agences de certification restent indépendantes [11].
Même si cette hiérarchie facilite la traçabilité et donc la qualité des produits, l’intégration verticale a des conséquences néfastes. La compagnie contrôle toutes les étapes du processus et devient indépendante des autres éleveurs. Elle réalise de meilleurs profits au détriment des petits producteurs exclus de la chaîne de production.
Encore actuellement et malgré les récurrentes discussions, les eaux du Mékong posent un problème crucial : les producteurs utilisent directement l’eau du fleuve pour élever les poissons, mais y déversent également leurs eaux usagées et chargées de produits toxiques. En plus de menacer des millions de personnes qui dépendent des autres ressources naturelles décimées par ces rejets, ils mettent en danger leur propre production [12].
En 2012, les États-Unis refusent plus d’une dizaine de cargaisons vietnamiennes. Les producteurs auraient utilisé des produits interdits. Malgré cela, 3 sur 4 pangasius consommés aux États-Unis restent d’origine vietnamienne [13]. On comprend ce paradoxe quand on sait que les États-Unis contrôlent seulement 2 % [14] de leurs importations de poissons. Mais alors, à quoi cela sert-il de dépenser du temps et de l’argent pour établir des règlements si l’on ne se donne pas les moyens de les faire appliquer ? Certes, les inspections des importations sont coûteuses pour le gouvernement. Toutefois, correctement réalisées, elles pourraient bénéficier aux éleveurs de pangasius américains et donc à l’économie américaine dans son ensemble.
L’interconnexion entre les pays au sein de la mondialisation crée un jeu à somme nulle : l’amélioration d’une situation entraîne la dégradation d’une autre. Ceci explique l’extrême difficulté à trouver un consensus satisfaisant les différents acteurs de la filière piscicole et plus précisément ici, des producteurs de pangasius.
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Références
[1] WWF-Canada
[2] Dean, D. « Aquaculture in Vietnam: from small-scale integration to intensive production » : 57
[3] Sustainable Fisheries Partnership, « White Paper on Vietnamese Pangasius Farming »
[4] Thanh Tung. 2014. « Restructurer la production de pangasius », VOV
[5] Vietnam Association of Seafood Exporters and Producers (VASEP). 2012. « Pangasius 26 questions and answers » : 42
[6] Giang, T. 2011. « Aquaculture : les entreprises axées sur les diverses certifications ».
[7] Sustainable Fisheries Partnership. « Vietnamese Pangasius Aquaculture Improvement Project »
[8] Dean, D. « Aquaculture in Vietnam: from small-scale integration to intensive production » : 59
[9] Sustainable Fisheries Partnership « White Paper on Vietnamese Pangasius Farming » : 3
[10] Dean, D. « Aquaculture in Vietnam: from small-scale integration to intensive production » : 58-9
[11] Vietnam Association of Seafood Exporters and Producers (VASEP). 2012. « Pangasius 26 questions and answers » : 36
[12] Sustainable Fisheries Partnership « White Paper on Vietnamese Pangasius Farming » : 4
[13] Andy Frame. 2013. « Catfish Industry Flounders Despite Congressional Support », Food Safety News
[14] Mississippi Business Journal. 2012. « FDA warns Vietnam about banned substances in fish imports ».
Bibliographie
Brulé, C., E. Nappi, F. Blanchard et I. Laporte. 2006. « Panga : enquête sur le poisson à prix cassé ». Capital (M6). Vidéo en ligne. http://www.dailymotion.com/video/xow57y_le-panga-un-poisson-a-eviter_webcam
Dean, David. 2011. Undergraduate Thesis in Environmental Studies (Brown University). En ligne. https://envstudies.brown.edu/theses/archive20102011/DavidDeanThesis.pdf
Frame, A. 2013. « Catfish Industry Flounders Despite Congressional Support », Food Safety News. En ligne. http://www.foodsafetynews.com/2013/02/catfish-industry-flounders-despite-congressional-support/#.VGjaRijZKDo
Giang, Truong. 2011. « Aquaculture : les entreprises axées sur les diverses certification ». Le Courrier Vietnamien. En ligne. http://lecourrier.vn/lecourrier/fr-fr/details/25/agriculture/27460/aquaculture-les-entreprises-axeacutees-sur-les-diverses-certifications.aspx
Mississippi Business Journal. 2012. « FDA warns Vietnam about banned substances in fish imports ». En ligne. http://msbusiness.com/blog/2012/06/21/fda-warns-vietnam-about-banned-substances-in-fish-imports/
Sustainable Fisheries Partnership. 2014. « Vietnamese Pangasius Aquaculture Improvement Project ». En ligne. https://www.sustainablefish.org/aquaculture-improvement/pangasius/pangasius-aquaculture-improvement-partnership
Sustainable Fisheries Partnership, « White Paper on Vietnamese Pangasius Farming ». En ligne. http://cmsdevelopment.sustainablefish.org.s3.amazonaws.com/2011/08/01/Vietnamese%20Pangasius%20WP%202011-05e61f71.pdf
Tung, T. 2014. « Restructurer la production de pangasius », VOV. En ligne. http://vovworld.vn/fr-ch/Economie-Vietnamienne/Restructurer-la-production-de-pangasius/247508.vov
Vietnam Association of Seafood Exporters and Producers (VASEP). 2012. « Pangasius 26 questions and answers » : 42. En ligne. http://www.pangasius-vietnam.com/Uploads/image/Luu-Viet-Thang/file/Pangasius26QA.pdf