L’industrie du sexe en Indonésie: L’islam, les luttes féministes et le gouvernement

Par Ariela Leonardo Vargas

Tout comme les autres pays de l’ASEAN, l’Indonésie se voit confrontée aux problématiques de l’industrie du sexe au sein de son territoire. Étant donné que l’archipel s’étend sur une superficie de 1,9 million de kilomètres carrés et compte une population de 237 millions d’habitants, le gouvernement a de la difficulté à gérer les problématiques qui découlent de cet enjeu contemporain, notamment le trafic humain ou bien la transmission de maladies et infections transmises sexuellement et par le sang au sein des groupes les plus à risques. Cet article vise à faire un survol de quelques-uns des aspects qui ont permis de forger l’industrie du sexe moderne en Indonésie, tels les mouvements féministes musulmans ainsi que le rôle du gouvernement au sein de la nouvelle industrie.

L’Islam et les luttes féministes modernes

Bien que non officiel, l’Islam est la religion dominante sur l’ensemble du territoire indonésien, et ce, depuis le 15e siècle (Bulbeck, 2009, p.17). L’Islam est une religion avec une structure interne organisée et celle-ci se transpose dans plusieurs aspects socioculturels, notamment dans la manière dont les rôles de genres sont construits ainsi que dans les valeurs fondamentales de la culture (Ford et Parker, 2009, p.8). Il faudra attendre après l’indépendance de l’Indonésie, en 1945, pour voir le nombre de femmes participant à l’économie du pays augmenter radicalement. De ce fait, leur statut de travailleuse ne fut plus dans l’ombre de leur rôle d’épouse, ce dernier autrefois imposé par la culture (Ford et Parker, 2009, p.9). C’est à ce moment que les femmes prennent de plus en plus d’opportunités et créent des mouvements féministes musulmans pour revendiquer leurs droits au sein de la société postcoloniale.

Tout comme les mouvements féministes occidentaux, les mouvements féministes musulmans indonésiens sont composés de femmes pratiquantes de l’Islam et visent à déconstruire le discours et la dichotomie discriminatoire « victimes ou héroïnes » à leur sujet afin de revendiquer des droits modernes et participer au sein de la société indonésienne en tant que citoyennes (Mahy, 2011, p.51). Les mouvements féministes deviennent alors une partie essentielle du développement de la nation et, notamment de l’industrie du sexe, soit une des industries les plus lucratives au sein de l’économie de l’Indonésie depuis plusieurs décennies (Bulbeck, 2009, p.101). Les militantes féministes revendiquent alors l’application de lois et de mesures légales mises en place pour protéger les droits ainsi que les individus derrière l’industrie du sexe (Ford et Lyons, 2009, p.174).

Les luttes féministes, l’industrie du sexe, et le gouvernement

Figure 1 – Des travailleuses du sexe dans un établissement du quartier rouge de Surabaya. (Source: The ASEAN Post. 9 février 2020)

Pendant le nouveau régime politique de Suharto, le « New Order », les femmes commencent à travailler en dehors de la maison et contribuent alors plus activement au développement de l’économie de la nouvelle nation. Cependant, elles sont sous-payées et les disparités de revenus entre les hommes et les femmes deviennent de plus en plus évidentes, car même si elles contribuent à l’économie du pays ainsi qu’au revenu de leurs foyers, il existe très peu de domaines dans lesquels elles peuvent gagner un salaire qui leur permet de maintenir leurs familles. En effet, tout comme dans la plupart des pays de l’Asie du Sud-Est, les femmes font encore partie des groupes de travailleurs les moins payés et les plus exploités et elles occupent souvent les postes les moins désirés au sein des économies émergentes (Ford et Parker, 2009, p.6.). Plusieurs femmes se tournent alors vers l’industrie du sexe, car, pour la majorité de ces femmes, la prostitution devient un des seuls moyens pour gagner de l’argent (Ford et Lyons, 2009, p.174).

En effet, depuis les années 1990, la région de l’Asie du Sud-Est connait une croissance économique sans précédent et l’industrie touristique connait alors une forte émergence économique en se joignant à l’industrie du sexe : c’est le début du tourisme sexuel contemporain et du trafic humain tel que nous les connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire une industrie rentable qui dépend des régions pauvres pour trouver, convaincre ou enlever de jeunes femmes pour y travailler (Herdt, 2007, p.197), car si certaines choisissent ce métier, d’autres sont forcés de le pratiquer. C’est d’ailleurs pourquoi on voit de plus en plus de lokalisasi dans les régions de l’archipel les plus visités tel que les îles Riau ou Java, c’est-à-dire des maisons closes « […] généralement établies sous forme de communautés sécurisées ou fermées composées de plusieurs bordels, chacune dirigée par un proxénète (germo) ou une madame (mamasan ou mami) différente […] » (Ford et Parker, 2009, p.177 [traduction libre]). Toutefois, les lokalisasi sont tout autant dangereuses que bénéfiques. Les deux risques majeurs étant le trafic humain et l’exploitation sexuelle ainsi que l’infection et la transmission, notamment du VIH, mais aussi d’autres infections et maladies transmises sexuellement et par le sang.

La distribution ainsi que l’accessibilité aux méthodes de protection, plus spécifiquement l’usage de préservatifs, deviennent un enjeu primordial. S’il y a eu un temps où la prostitution était illégale pour conflit moral et religieux, la prostitution n’est pas pénalisée par la loi (Ford et Lyons, 2009, p.176) et les lokalisasi sont aujourd’hui contrôlées et surveillées par les autorités policières et gouvernementales (Ford et Lyons, 2009, p.177).Toutefois, l’usage de protection dépend de chaque travailleuse. En date du 2002, des recherches sur les habitudes d’usage de méthodes de protection révèlent que malgré le fait que les travailleuses du sexe soient complètement conscientes des risques de transmission d’infections et de maladies, seulement la moitié des relations sexuelles sont protégées (Basuki et al, 2002, p.12).

Sachant que « le trafic est un crime qui se produit souvent en conjonction avec d’autres crimes fondés sur le genre, comme l’agression sexuelle, le mariage forcé et la violence domestique » (Norma et Taylor, 2013, p.187 [traduction libre]), les mouvements musulmans féministes ainsi que plusieurs ONG de la région militant pour les mêmes causes mettent alors de la pression sur le gouvernement pour que celui-ci adopte des mesures législatives qui assurent la sécurité physique et sexuelle des travailleuses du sexe ainsi que la pénalisation de tous ceux qui participent au trafic humain et à l’exploitation sexuelle (Sulistyaningsih, cité dans Ford et Lyons, 2009, p.176).

Figure 2- Une policière interroge deux femmes soupçonnées de prostitution et un employé du café soupçonné d’être complice. (Source: The ASEAN Post. Date: 27 janvier 2020)

En 2004, le gouvernement fait donc passer une loi qui criminalise toute forme de violence sexospécifique (Mahmood, 2019, p.154) afin d’aller dans le même ordre d’idée que ce que l’ONU propose comme cadre de loi dans les années 1990 afin d’abolir ces pratiques violentes (Herdt et Howe, 2007, p.119) puisqu’en Indonésie « […] en ce qui concerne la violence économique, les maris et les pères sont responsables de veiller à ce que les femmes soient protégées, car de nombreuses femmes et enfants ont été entraînés dans la prostitution par des parents proches» (DPRRI dans Mahmood, 2019, p.164 [traduction libre]). Cependant, la loi adoptée en 2004 ne protège pas la sécurité et la santé sexuelle des travailleuses du sexe, car, si le trafic sexuel continue d’opérer, c’est que la commercialisation du sexe augmente proportionnellement à la demande domestique et internationale.

Bibliographie

Bulbeck, C. (2009). Sex, Love and Feminism in the Asia Pacific. London: Routledge, https://doi.org/10.4324/9780203888810

Endang Basuki et al. (2002). Reasons For Not Using Condoms Among Female Sex Workers in Indonesia. AIDS Education and Prevention: Vol. 14 (N°. 2), pp. 102-116. https://doi.org/10.1521/aeap.14.2.102.23901

Ford, M. (Ed.), Lyons, L. (Ed.), van Schendel, W. (Ed.). (2012). Labour Migration and Human Trafficking in Southeast Asia. London: Routledge, https://doi.org/10.4324/9780203121535

Herdt, G. (Ed.), Howe, C. (Ed.). (2007). 21st Century Sexualities. London: Routledge. https://doi.org/10.4324/9780203947470

Mahmood, S. (2019) Adapting Human Rights Gender-Based Violence and Law in Indonesia. Dans Najafizadeh, M. (Ed.), Lindsey, L. (Ed.). (2019). Women of Asia. New York: Routledge, https://doi.org/10.4324/9781315458458

Mahy, P. (2011). Sex Work and Livelihoods: Beyond the ‘Negative Impacts on Women’ in Indonesian Mining. Dans Lahiri-Dutt, K. (Ed.), Gendering the Field: Towards Sustainable Livelihoods for Mining Communities. ANU Press.

Taylor, S. (Ed.), Torpy, D. (Ed.), Das, D. (Ed.). (2013). Policing Global Movement. New York: Routledge, https://doi.org/10.1201/b12892 

 

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