LE CONFLIT SINO-VIETNAMIEN, LA FIN DU COMMENCEMENT ?
Par Ryan Hochberg
Pourquoi parler d’un conflit à moitié oublié par l’histoire et n’ayant eu un impact que limite entre le Vietnam et la Chine ? Pourquoi ne pas s’intéresser aux enjeux actuels de l’expansion chinoise en Mer de Chine et ses conséquences pour un Vietnam à la position de plus en plus instable ? « Le Vietnam est un pays, la Chine est un monde »1 , pourquoi s’attarder sur un pauvre incident frontalier ? Tout simplement parce qu’une histoire possède toujours un début, plus ou moins défini dans le temps. Pour les relations Vietnam-Chine, le conflit frontalier de 1979 marque la fin du commencement d’une relation amour et haine qui perdure encore de nos jours 2.
Selon Xiamoing Zhang, « les problèmes entre la Chine et le Vietnam peuvent être décrits par un ancien proverbe chinois : ‘bingdong sanchi fei yiri zhihan’ » 3, en d’autres termes « Rome ne s’est pas faite en un jour ». En effet, la relation Chine-Vietnam puise ses fondements dans le statut de tributaire, un type de relation maître/vassal, des différents royaumes de la péninsule indochinoise envers l’Empire du Milieu. La colonisation marque une interruption dans cette relation, jusqu’à l’indépendance et les deux guerres d’indépendance vietnamienne, la première face à la France, la seconde face aux États-Unis.
Cependant, malgré la similarité idéologique sino-vietnamienne, Hô-Chi-Minh n’abandonna jamais l’idée selon laquelle la Chine posait une menace pour l’indépendance et la liberté du Vietnam 4. Menace qui se concrétisera en guerre à la suite de « la décision vietnamienne de renverser, en décembre 1978, le régime des Khmers rouges soutenu par Pékin dans un souci de contrepoids au Vietnam réunifié et de balkanisation de la péninsule indochinoise » 5. En effet, « avant le fatidique mois de décembre 1978, la Chine disposait d’un solide atout dans la péninsule indochinoise avec les Khmers rouges qu’elle pourvoyait abondamment en conseillers. » 6. Certains chercheurs affirment ainsi que la détérioration de la relation entre le Vietnam et la Chine, et la courte guerre qui suivit, étaient inévitables 7, le premier cherchant à unifier la péninsule indochinoise, l’autre cherchant à asseoir son influence dans cette même péninsule.
Nous ne nous attarderons pas sur le déroulement de la guerre. Cependant, il est important à noter que « l’armée chinoise n’a atteint certains de ses objectifs qu’au prix de lourdes pertes et, surtout, le Vietnam a accusé le choc sans relâcher son étau sur son voisin » 8. En effet, « sur le plan militaire[…] , cette aventure n’a servi qu’à mettre en valeur l’extrême inadaptation de l’APL [Armée Populaire de Libération]: elle n’a jamais affronté les troupes d’élite vietnamiennes restées en réserve pour protéger Hanoï, mais elle a cependant subi de lourdes pertes » 9. Ce conflit, qui démarra le 17 février 1979, se termina par l’annonce de Beijing du retrait total des « gardes-frontières » chinois en précisant qu’« au cours de cette opération, ils [les gardes-frontières] ont pris une vingtaine de villes, bourgs et points stratégiques vietnamiens […] Ils ont donné une bonne leçon au Vietnam »10. Une leçon, oui. Mais pas celle escomptée par Deng Xiaoping.
Quelle leçon est tirée de ce conflit sino-vietnamien ? Tout d’abord, que le Vietnam et la Chine étaient maintenant en compétition dans la géopolitique régionale d’Asie du Sud-Est 11. La Chine voit d’un mauvais œil l’ingérence indirecte du Vietnam dans une sphère d’influence qui, encore aujourd’hui, constitue la plateforme sur laquelle l’Empire du Milieu s’appuie pour asseoir son influence dans les affaires régionales de l’Asie du Sud-Est et en particulier l’ASEAN.
Cependant, la décision de Deng Xiaoping d’intervenir face au Vietnam en 1979 « a grandement influencé la méfiance qu’entretiennent les Vietnamiens à l’égard de la Chine » 12. En effet, ce conflit sino-vietnamien marque la fin de trente années de guerre et trois conflits contre de grandes puissances pour le Vietnam. Cette guerre, engagée avec des armes modernes et des coûts socio-économiques majeurs pour les Cambodgiens et les Vietnamiens, était en majeure partie obsolète, et alimentée par des passions idéologiques qui n’avaient pas lieu d’être et ceux mêmes en 1978 13. Le ressentiment à l’égard de la Chine, déjà alimenté par le passé historique des deux belligérants, de la part de la population vietnamienne n’en fut que renforcé.
Ainsi, le conflit sino-vietnamien de 1979 n’est pas anodin. Celui-ci marque le renouveau de « la peur des Vietnamiens en tant que nation est en premier lieu suscitée par le spectre de l’impérialisme et de l’expansionnisme du voisin du nord » 14. Cette peur, nous la retrouvons, en plus du peuple vietnamien, dans les relations bilatérales sino-vietnamiennes, avec, d’un côté, la volonté d’une réconciliation avec les différents traités de délimitation des frontières terrestre et maritime ; et de l’autre le retour pour le Vietnam d’une intransigeance à l’égard d’une Chine de plus en plus gourmande, en Mer de chine Méridionale.
La fin du commencement, pour une histoire qui débuta bien avant l’indépendance du Vietnam…
TAGS : Chine, Vietnam, Conflit, Histoire
1 Voir Vu Doan Kêt et Matthieu Salomon, §1, en ligne
2 Voir Xiaoming Zhang, p.14
3 Voir Xiaoming Zhang, p.13
4 Voir Xiaoming Zhang, p.16
5 Voir Pierre Journoud, §1, en ligne
6 Voir Jean Philippe Béja, p.394
7 Voir Xiaoming Zhang, p.212
8 Voir Jean-Luc Domenach et Philippe Richer, §99, en ligne
9 Voir Jean Phillipe Beja, p.396
10 Voir Thi Hanh Nguyen, §41, en ligne
11 Voir Christopher E Gosha, p.181
12 Voir Francis Patenaude Sherbrooke, §1, en ligne
13 Voir Sophie Quinn-Judge, p.226-227
14 Voir Vu Doan Kêt et Matthieu Salomon, §20, en ligne
Bibliographie :
Auteur Inconnu. Date Inconnu « Système tributaire de la Chine ». Consultée le 20 décembre 2021. https://stringfixer.com/fr/Tributary_system_of_China
Béja, Jean-Philippe. 1982. « La Chine et l’ASEAN devant le conflit cambodgien ». Revue française de science politique, 392‑406.
Doan Kêt, Vu, et Matthieu Salomon. 2006. « L’Empire du Milieu perçu du Viêt-nam : grand frère incontournable et inquiétant ». Outre-Terre 15 (2): 229‑45. https://doi.org/10.3917/oute.015.0229.
Domenach, Jean-Luc, et Philippe Richer. 1995. « 12 – Les trois mondes de la Chine ». In La Chine (2), 501‑44. Points. Paris: Le Seuil. https://www.cairn.info/la-chine-2–9782020218269-p-501.htm.
France 24. 2012« Les membres de l’Asean divisés face aux ambitions territoriales de la Chine ». France 24. 13 juillet 2012. https://www.france24.com/fr/20120713-chine-asean-divises-ambitions-territoriales-diplomatie-cambodge-forum.
Journoud, Pierre. 2011. « Un “triangle stratégique” ?Le Vietnam entre la Chine et les États-Unis, depuis la fin de la Guerre froide ». Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin 34 (2): 125‑36. https://doi.org/10.3917/bipr.034.0125.
Kêt, Vu Doan, et Matthieu Salomon. 2006. « L’Empire du Milieu perçu du Viêt-nam : grand frère incontournable et inquiétant ». Outre-Terre no 15 (2): 229‑45.
Nguyen, Thi Hanh. 2019. « 1. Le conflit de la frontière terrestre de 1954 à 1991 ». In Les conflits frontaliers sino-vietnamiens : De 1885 à nos jours, 177‑200. Quaero. Paris: Demopolis. http://books.openedition.org/demopolis/1395.
Patenaude, Francis. s. d. « Les relations sino-vietnamiennes et la mer de Chine : une source de conflits | Analyses | Perspective Monde ». Consulté le 26 octobre 2021. https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=2723.
Stevius. 2019. « Guerre sino-vietnamienne (1979) ». Youtube. 1 :36 :44 https://www.youtube.com/watch?v=7kMHfJhi0aQ&list=PLPZ-Y738wLA4TQ4kbD49fvpliZHhu_nVf
Vietnam New Agency. 2021. « Vietnam – China Boundary Delimitation Agreement in the Gulf of Tonkin ». VietnamPlus. 11 janvier 2021. https://en.vietnamplus.vn/vietnam-china-boundary-delimitation-agreement-in-the-gulf-of-tonkin/194526.vnp.
Westad, Odd Arne, et Sophie Quinn-Judge. 2006. The Third Indochina War : Conflict Between China, Vietnam and Cambodia, 1972-79. Florence, UNITED STATES: Taylor & Francis Group. http://ebookcentral.proquest.com/lib/umontreal-ebooks/detail.action?docID=273862.
Zhang, Xiaoming. 2015a. « Conclusion »: In Deng Xiaoping’s Long War, 211‑20. The Military Conflict between China and Vietnam, 1979-1991. University of North Carolina Press. http://www.jstor.org/stable/10.5149/9781469621258_zhang.15.
———. 2015b. « The Roots of the Sino-Vietnamese Conflict ». In Deng Xiaoping’s Long War, 13‑39. The Military Conflict between China and Vietnam, 1979-1991. University of North Carolina Press. http://www.jstor.org/stable/10.5149/9781469621258_zhang.7.