Par Valerian Pedelahore
Être considéré comme « colonie de la couronne Britannique » pendant près de 100 ans laisse indubitablement des traces.
En 1950-1960 le processus de décolonisation en Asie du sud-est impose aux pays libérés du joug occidental de s’essayer au complexe exercice de « nation building ». Pour Singapour il est aujourd’hui commun de retracer le début de son récit national à sa prise d’indépendance vis-à-vis de la Malaisie en 1965. Seulement, à cette date, la survie de la cité-état de Singapour est loin d’être assurée et l’acte symbolique de sa séparation avec la péninsule malaise ne peut garantir à lui seul l’unification d’un peuple largement issu d’importants flux migratoires. C’est pourquoi dès ses débuts le PAP (People’s Action Party) va insister sur la vulnérabilité du pays pour amener les singapouriens à s’unir face à l’adversité indépendamment de leurs identités (Loh Kah Seng, 1998). Le message est simple : « notre survie dépend de notre programme économique, quiconque participe à sa réussite est singapourien ».
De son côté, le programme scolaire insiste sur les réalités du multiculturalisme ainsi que sur les bienfaits de la méritocratie. Deux éléments qui aujourd’hui encore structurent le mythe fondateur de la cité état et ont permis de limiter à l’époque les écueils du communautarisme (Hill Michael ET Kwen Fee Lian. 1995 : page 5). L’éducation cherche à construire des valeurs communes aux multiples ethnies qui se partagent le pays, mais elle se veut avant tout pragmatique et tournée vers l’avenir. L’anglais est ainsi adopté peu de temps après l’indépendance comme langue officielle aux côtés du malais, du chinois et du tamoul, qui sont alors les langues maternelles par excellence. Cependant, la majeure partie des cours sont dispensés dans la langue de Shakespeare ce qui pousse très vite les jeunes générations vers le bilinguisme et leur ouvre en particulier le monde des échanges commerciaux internationaux (Aishah Mohamad Kassim, 2015).
A l’aube des années 80, conscient des limites d’une identité nationale fondée sur la seule réussite économique, le PAP prend des mesures complémentaires pour mener à bien la construction du nationalisme singapourien. En 1979, le rapport Goh revient sur le programme scolaire. La piété filiale est ajoutée aux valeurs que se doit de porter chaque citoyen singapourien. La famille devient officiellement un nouveau bloc essentiel de la construction d’une identité nationale (Han Christine, 2016 : page 206). Cette tendance sera confirmée en 2002 avec le rapport « Family matter » publié par le PEC (public education comitee) qui réaffirme l’intention du gouvernement de s’impliquer personnellement si besoin est dans l’implantation de valeurs familiales sur le long terme (Public Education Committee on Family, 2002). Dans le même élan est créé en 1984 la journée « Total Defence » célébrée tous les 15 janvier en mémoire de ceux qui ont lutté contre l’envahisseur japonais. Cette journée qui se traduit par la diffusion d’un message d’intérêt publique et la reconstitution de certaine scène historique par les plus jeunes a pour but d’unir la population autour de la défense de son territoire et de rappeler la terreur qu’a pu causer sa perte. En 1991 le « White papers on share Values » résume ainsi les cinq valeurs de l’idéologie nationaliste promut par le gouvernement :
- Nation before community and society above self,
- Family as the basic unit of society,
- Regard and community support for the individual,
- Consensus instead of contention, and
- Racial and religious harmony
L’originalité de cette période d’expérimentation autour de la question nationaliste vient surtout du fait qu’elle a, comme le fait savoir le père de Singapour Lee Kuan Yew en 1979, pour objectif de se construire en conjuguant « Le meilleur de l’est et de l’ouest » (Han Christine, 2016 : page 205).
Mais il faut croire que la formule est encore perfectible car au cours des années 2000 l’essor de la mondialisation mettra en lumière les contradictions du récit national bâti jusque-là.
Singapour, vitrine de la mondialisation en Asie se voit, pour des raisons idéologiques comme économiques, difficilement fermer la porte aux nouveaux travailleurs migrants. Bien que la cité-état soit très secrète sur les statistiques liées à l’immigration, l’arrivée d’internet a délié les langues sur le sujet. On peut ainsi observer des singapouriens insister sur la distinction à faire entre les citoyens de Singapour et ceux que l’on nomme les « Newcomers » ou « FT (foreign talent) ». On leur reproche de n’avoir pas participé à la modernisation du pays et de vouloir malgré tout profiter de sa réussite (Ortmann Stephan, 2009).
Le gouvernement s’inquiète également de « l’occidentalisation » de sa population qui réclame plus de droits individuels ainsi qu’un système démocratique qui prend davantage en compte l’avis du citoyen. Une situation problématique pour le PAP qui a depuis ses débuts adopté une attitude plutôt paternaliste et s’est de ce fait lui-même choisi une place de choix au sein du récit national tel qu’il l’a imaginé.
La construction de l’identité nationale est fragilisée par un « autoritarisme démocratique» qui privilégie ultimement le maintien du statut quo en lieu et place d’une opinion publique nationale plus difficile à contrôler. Un sondage de 2018, montre que si la famille reste l’une des valeurs chères aux singapouriens, le « kiasu » ou la nécessité de vaincre, la « peur de céder face aux autres » caractérise le mieux selon les citoyens la société singapourienne (Baharudin Hariz, 2018). Cette expression typique révèle la prévalence d’un matérialisme et d’un individualisme déjà bien ancrés dans la culture de la cité-état. En refusant certains marqueurs identitaires pourtant nés de pratiques populaires tels que le « singlish » (dialecte mélangeant l’anglais, le malais et le chinois) ou la notion de « kiasu » qui ne servent pas le récit national du PAP, le discours nationaliste semble condamné à planer sur la cité-état sans vraiment investir ses habitants. Un récit dans lequel ces derniers parviennent difficilement à se retrouver, car bien qu’étant les premiers concernés ils ne semblent que peu avoir été invité à y réfléchir.
Soixante ans après l’indépendance et la difficile construction d’une identité nationale, la mondialisation vient à nouveau bousculer Singapour : le PAP saura-t-il relever ce nouveau défi ?
Bibliographie
Aishah Mohamad Kassim (traduction de Herold Sylvaine). 2015. «Le bilinguisme à Singapour, un défi pour la politique éducative ». Revue internationale d’éducation de Sèvres 70 : pages 137-146.
Baharudin Hariz. 2018. « Family still No. 1 value of Singaporeans, but funny’s in too ». Dans The Newpaper. En ligne. https://www.tnp.sg/news/singapore/family-still-no-1-value-singaporeans-funnys-too
Hill Michael ET Kwen Fee Lian. 1995. The politics of nation building and citizenship in Singapore, London; New York: Routledge.
Han Christine, (édité par Lim Jason ET Lee Terence). 2016. « Citizenship education 50 years of constructing and promoting national identity in schools ».
Singapore: Negotiating State and Society, 1965-2015, London; New York: Routledge.
Mark Lim Shan-Loong. 1999. « « Shared Values » & their role in Singapore’s evolving ideological framework ». En ligne. https://marklsl.tripod.com/Writings/values.htm#_ftn20
Loh Kah Seng. 1998. « Within the Singapore story : The Use and Narrative of History in Singapore ». Crossroads: An Interdisciplinary Journal of Southeast Asian Studies 12
N°2 : pages 1-21.
Lim Tin Seng. 2015. « Shared Values ». Dans Singapore Infopedia. En ligne.
https://eresources.nlb.gov.sg/infopedia/articles/SIP_542_2004-12-18.html#:~:text=The%20five%20values%20proposed%20in,5)%20Racial%20and%20religious%20harmony.
Ortmann Stephan. 2009. « Singapore: The Politics of Inventing National Identity ». Journal of current Southeast Asian Affairs 28 n°4: pages 23-46.
Public Education Committee on Family. 2002. Family Matters: Report of the Public Education Committee on Family, Singapour, Public Education Committee on Family.