Le bouddhisme comme outil anti-colonial en Birmanie

Par Frédéric Provost

Au moins un million de Rohingyas ont fui la Birmanie depuis les années 1990 suite à des attaques répétées, atteignant des sommets en 2017-2018 selon l’UNHCR. La communauté internationale, dont le Canada, reconnaît le génocide des Rohingyas. On sait que les violences qu’ont subi ces derniers ont été menées avec le soutien d’extrémistes bouddhistes. Malgré la récupération violente du bouddhisme aujourd’hui, la religion a également joué un rôle positif dans les luttes anti-coloniales en Birmanie.

 

Les origines

Le roi Anawrahta a accédé au trône en 1044 et a unifié la Birmanie pour la première fois.

 

Malgré un territoire fragmenté en différents peuples, le territoire de l’actuelle Birmanie a été sous une autorité monarchique à trois reprises dans l’histoire pré-coloniale. Le premier unificateur, le roi Anawratha au xiie siècle, a fait du bouddhisme la religion d’État, une mission soutenue par ses successeurs qui ont promu cette religion à travers des offrandes et la construction de pagodes (1). Les rois s’assuraient aussi des nominations et du financement de la sangha, c’est-à-dire, la communauté monastique bouddhiste, qui en retour leur conférait le titre de protecteur du bouddhisme (2). De son côté, la sangha jouait un rôle de protection du peuple, donc elle avait un ascendant sur les rois, les empêchant d’abuser de leur pouvoir (3). Il y a donc toujours eu une relation entre le bouddhisme et le pouvoir étatique et cet équilibre a été rompu suite à la conquête anglaise. Le peuple birman a été dépossédé du roi, ce qui a aussi été perçu comme une perte de religion (4). Suite à la défaite face aux Anglais, le nationalisme birman a commencé à prendre forme et à se développer comme outil anti-colonial.

 

La présence britannique

L’un des premiers événements à raviver la conscience nationale birmane a été le refus d’un fonctionnaire britannique de se déchausser à l’entrée d’une pagode, lieu de culte et de rassemblement populaire (5). Ensuite, la fondation de la Young Men’s Buddhist Association (YMBA), fortement inspirée de la Young Men’s Christian Association, a créé les bases d’un mouvement nationaliste. Malgré l’interdiction de former des organisations politiques, les Birmans se sont tournés vers des regroupements religieux pour défendre leurs intérêts (6). Le mouvement nationaliste et bouddhiste s’est élargi lorsqu’est fondé dans les années 1920 le General Council of Buddhist Associations (GCBA) par la YMBA et d’autres organisations marginales.

Le rôle du bouddhisme s’est accentué dans les années 1930 quand les moines se sont mobilisés contre l’enseignement du christianisme, car les écoles gouvernementales chrétiennes mises en place par le régime colonial attiraient de plus en plus les Birmans en quête de prestige (7). Dès lors, le mouvement de contestation des moines a trouvé écho dans la population (8). L’arrivée du pouvoir colonial britannique a donc chamboulé le rôle et la place occupée par les moines bouddhistes en Birmanie. La sangha, qui jouait un rôle prépondérant sous la monarchie, devait désormais occuper un rôle passif dans la société. Cependant, en se basant sur la religion bouddhiste, elle a su coordonner et mobiliser une large frange de la population birmane à travers des organisations comme la YMBA et la GCBA.

 

Une jeunesse nationaliste, socialiste et bouddhiste

Suite à la colonisation, une jeunesse birmane éduquée aux idées socialistes européennes émerge, influencée de façon importante par la dimension religieuse. Ce rejet de l’impérialisme s’est incarné dans le Dobama Asiayone, un nouveau parti politique composé de jeunes nationalistes désabusés par la coopération entre des membres de la GCBA et l’autorité coloniale (9). Un pamphlet utilisé par le Dobama Asiayone dans les élections de 1936 démonte bien que le bouddhisme était intégré à leur idéologie, alors que le parti parlait de “notre bouddhisme” :

If there exist dobamas, there also exist thudo-bamas.
Be aware of them.
Thudo-bamas do not cherish our Buddhism, do not respect it,
They go into the councils,
They try to dominate monks whether directly or whether indirectly,
They take advantage of the law, accept bribes […] (10)

L’élite intellectuelle birmane utilisait le bouddhisme pour initier la population aux théories socialistes qui incarnaient la voie anticoloniale de l’époque. Par exemple, Thakin Soe liait l’utilisation des écritures bouddhistes, qui guident l’action des individus, au concept léniniste amalgamant théorie et action révolutionnaires (11). Autrement dit, la théorie (bouddhiste ou révolutionnaire) et l’action ne font plus qu’un. La similarité entre l’idée marxiste de l’effondrement du capitalisme et l’émergence du socialisme et la doctrine bouddhiste de la transmigration ou de la réincarnation a également été utilisée pour convaincre la population aux idées socialistes (12).

 

Ne Win (origine inconnue)

 

Le bouddhisme a perdu de son importance au sein des luttes nationalistes dans les années précédant l’indépendance en 1948. Or, après l’assassinat d’Aung San, il revient en force lorsque U Nu prend le pouvoir. Ce dernier promulgue le bouddhisme comme religion d’État, au grand dam des minorités ethniques de différentes confessions(13). C’est à ce moment qu’elles ont pris les armes contre le gouvernement fédéral et que Ne Win a pris le pouvoir grâce à un coup d’État pour éviter la désintégration du pays. Même s’il prônait un régime séculier, la junte militaire a toujours gardé des liens serrés avec le bouddhisme à des fins nationaliste dans les années suivantes(14). On comprend donc mieux comment le bouddhisme a été instrumentalisé à des fins politiques et comment aujourd’hui il peut être utilisé comme légitimation aux violences commises contre la minorité musulmane rohingya.

 

 

(1) Za Mang 2017, p.630
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Lavialle-Prélois 2018, p.66
(5) Ibid.
(6) Steinberg 2010, p.36
(7) Ibid., p.34
(8) Za Mang, p. 635
(9) Nemoto 2000, p.2
(10) Ibid.
(11) Chenyang 2008
(12) Ibid.
(13) Cheong 1999, p.89
(14) Steinberg, p.143

 

Bibliographie

Chenyang, Li. 2008. « The Burmese Nationalist Elite’s Pre-Independence Exploration of a National Development Road », Kyoto Review of Southeast Asia 10.

Lavialle-Prélois, Julie. 2018. « De la colonisation à la légitimation : l’Autre « terroriste » en Arakan », Journal des anthropologues 154-155(no 3-4) : 63-83.

Nemoto, Kei. 2000. « The Concepts of Dobama (« Our Burma ») and Thudo-Bama (« Their Burma ») in Burmese Nationalism, 1930-1948 », Journal of Burma Studies 5 : 1-16.

Steinberg, David I.. 2010. Burma/Myanmar : What Everyone Needs To Know. New York : Oxford University Press.

Za Mang, Pum. 2016. « Religion, Ethnicity, and Nationalism in Burma », Journal of Church and State 59 (no 4) : 626–648.

Cheong, Yong Mun. 1999. « The Political Structure of the Independent States », The Cambridge History of Southeast Asia, Vol. 4. (sous la dir.) Nicholas Tarling, Cambrige : Cambridge University Press : 59-131.

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