Vietnam – Un projet d’instruction colonial théoriquement émancipateur et ségrégationniste en pratique

L’enseignement occidental comme outil d’émancipation

La notion d’émancipation dans le contexte colonial vietnamien est un enjeu partagé par les colons et les colonisés. D’abord, l’éducation républicaine et laïque représente pour les autochtones une opportunité de libération face à la monarchie chinoise et la victoire militaro-politique française sur la monarchie vietnamienne suppose la supériorité du modèle importé.

Conseil de perfectionnement de l’enseignement indigène de l’Indochine (auteur inconnu, La Dépêche coloniale illustrée – 1908)

L’école française, dont la Thaï-Ha-Hap d’Hanoï fondée en 1906, introduit les sciences occidentales et annihile l’utilisation des caractère chinois dans l’enseignement. Pour les élites intellectuelles et les étudiants, l’école coloniale représente un outil d’émancipation et d’apprentissage de la liberté par les savoirs techniques occidentaux. D’autre part, pour l’administration colonial, l’enjeu fondamental est lié à la nécessite de former des cadres qualifiés et loyaux. Plus encore, avec la faiblesse des effectifs français, l’instruction coloniale représente un atout pour la formation d’une élite subordonnée au rôle d’intermédiaire avec la population laborieuse locale. (Féray, Pierre-Richard. 2001, pp.21-39)

Le « compromis culturel », l’enseignement franco-vietnamien

Il apparait que la volonté d’assimilation par le cadre scolaire, confrontée à de faibles moyens humains et économiques n’ont pas permis de substituer l’institution scolaire colonial aux écoles confucéennes traditionnelles. L’une des raisons du rejet de l’école française est liée à la finalité de la formation ; alors que l’école traditionnelle fait la promotion des savoirs intellectuels et de l’émancipation des emplois agricoles, l’école coloniale forme des fonctionnaires subordonnés sans ascension sociale et professionnelle. (Féray, Pierre-Richard. 2001, pp.21-39)

Enseignement traditionnel vietnamien (maître de caractères chinois et élèves vietnamiens) (auteur inconnu, Tonkin scolaire édition d’Extrême-Orient – 1931)

En réaction au prestige et au rôle de stabilisateur social des écoles confucéenne, les administrateurs coloniaux se sont investis dans une réforme de l’institution traditionnelle. Pour gagner le soutien des étudiants vietnamiens le choix de la langue est central. Le choix s’est porté sur la fin de l’enseignement des caractères chinois et la promotion du vietnamien comme unique langue dans l’enseignement primaire et secondaire, la stratégie coloniale est de faire de l’école française un centre de formation d’une élite intellectuelle ; soutenu par l’obligation des enseignants de délivrer les cours en quôc ngu. (Van Thao, Trinh. 1993, pp.169-186)

Cependant, le français est maintenu en tant que langue étrangère obligatoire durant l’ensemble du parcours scolaire et sa maîtrise est nécessaire pour les étudiants voulant intégrer le supérieur. Ces réformes ont permis une explosion des effectifs, par exemple de 1920 à 1939, les étudiants du supérieur ont doublé, pour le secondaire ils passent de 2400 à 6 000 étudiants et enfin l’université d’Hanoï a doublé ses effectifs de 1922 à 1944 atteignant 1 575 vietnamiens. (Brocheux, Pierre & Hémery, Daniel. 2001, pp.213-244)

 

Entre altérité physique et ségrégation scolaire

L’un des aspects particuliers à l’étude du Vietnam colonial est lié à l’introduction de l’éducation physique et sportive. Avec la mise en place dès 1923 de centres de formation, de subventions et d’associations sportives ; la pratique sportive occidentale individualiste représente une cassure face à l’idéal confucéen centré sur l’humilité et le collectif. (Larcher-Goscha, Agathe. 2003, pp.13-31). Cependant, les pratiques sportives occidentales sont aussi un moyen de confrontation et d’affirmation supposée de « l’Homme occidental » : « À travers le sport moderne, ce sont de nouvelles représentations corporelles que la colonisation véhicula en Indochine (…) une confrontation des corps soutenu par le jugement des vietnamiens, petit, fragile, enfantin… » (Larcher-Goscha, Agathe. 2003, p.19).

Ecole franco-annamite d’Hanoï (auteur inconnu, La Dépêche coloniale illustrée -15 mai 1908)

L’éducation physique se présente dès 1920 sous le terme de « méthode naturelle », soit un moyen de permettre aux colonisés de régénérer leurs corps et d’assurer les demandes économiques et de défense exigées par la métropole. Cette justification raciale a obtenu un écho important au sein des jeunes vietnamiens notamment via la création de stades dans l’ensemble de l’Indochine et de nombreux journaux spécialisés sur l’éducation physique. Dans le cas du Vietnam, l’affirmation de la supériorité coloniale a permis, paradoxalement, l’adoption de nombreuses pratiques dans l’objectif est de créer un nouvelle société vietnamienne s’inspirant des progrès scientifiques et du discours social-darwiniste. (Larcher-Goscha, Agathe. 2003, pp.13-31)

L’entretien de Denis Daniel d’un jeune métis scolarisé dans une école primaire supérieur vietnamienne durant l’occupation française représente une source inédite pour appréhender les conséquences pratiques de l’enseignement colonial. L’un des aspects liés à la ségrégation entre enfants vietnamiens et métis face aux enfants français se retrouve dans les tensions ethniques au sein des classes et des discours des camarades français : « « Non, toi t’es pas français. », « Tel jeu, c’est interdit aux Indochinois », « Quelle sale race ! », en ma présence. ». Une divergence partagée par un de ces camarades vietnamiens face à l’idée d’appartenance à la « civilisation française » et du lever de drapeau : « Moi, je ne me lève pas. Vous connaissez le symbole du drapeau français ? Le rouge, c’est le sang ! » (Denis, Daniel. 2003, p.36).

 

BIBLIOGRAPHIE

Féray, Pierre-Richard. 2001. « Le Viêt-Nam franco-colonial (1859-1930) » in, Le Viêt- Nam (des origines à nos jours). Paris : Presses Universitaires de France.

https://www.cairn.info/le-viet-nam–9782130516934-page-21.htm

Larcher-Goscha, Agathe. 2003. « Sports, colonialisme et identités nationales : premières approches du « corps à corps colonial » en Indochine (1918-1945) » in, De l’Indochine à l’Algérie. Paris : La découverte.

https://www.cairn.info/de-l-indochine-a-l-algerie–9782707140074-page-13.htm

Denis, Daniel. 2003. « 2. Une adolescente indochinoise » in, De l’Indochine à l’Algérie. Paris : La découverte.

https://www.cairn.info/de-l-indochine-a-l-algerie–9782707140074-page-32.htm

Van Thao, Trinh. 1993. L’idéologie de l’école en Indochine (1890-1938). Paris : Revue du Tiers monde.

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1993_num_34_133_4832

Brocheux, Pierre & Hémery, Daniel. 2001. « 5. Les transformations culturelles », in Indochine, la colonisation ambiguë. 1858-1954. La Découverte.

https://www.cairn.info/indochine-la-colonisation-ambigue–2707134120-page-213.htm?contenu=resume

 

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