La diaspora chinoise, un bouc émissaire en Indonésie?

Par Ève Lortie-Fournier

Les Sino-indonésiens ont été marqués par la violence directe ou indirecte envers leur communauté. Encore aujourd’hui, ils se souviennent « de leurs voisins battus par des foules, de leurs parents succombant à la pression de l’obligation de brûler secrètement tous leurs livres en langue chinoise, les incendies criminels qui ont ravagé leur magasin ou leur maison familiale » 1. Les difficultés d’intégration de la diaspora chinoise en Indonésie pourraient ressembler à celles des Philippines et/ou de la Thaïlande. Dans les faits, la diaspora chinoise indonésienne a servi de bouc émissaire aux non-chinois et elle n’était pas uniquement considérée comme un groupe d’étrangers. L’étude de la diaspora chinoise depuis la colonisation hollandaise jusqu’en 1998 permet de comprendre la vision des non-chinois sur la diaspora chinoise indonésienne.

La colonisation hollandaise amènera les Indonésiens à considérer les Chinois comme un groupe étranger. En fait, les Hollandais mettent en place la divide-and-rule qui n’est pas semblable au modèle colonial proposé par les Britanniques en Malaisie. La colonisation hollandaise donne un statut légal privilégié aux marchands et commerçants chinois. Ces derniers ont un statut plus élevé que les Indonésiens. Les Chinois sont même encouragés à conserver leur identité à travers la loi coloniale. Ils ne s’intègreront pas aux Indonésiens. Ce modèle de colonisation a augmenté le ressentiment négatif des Indonésiens envers la diaspora chinoise (Suryandinata 2001, 503; Turner et Allen 2007, 113; Tseng 2002, 388-389). Sans compter que « certaines actions ont alimenté l’impression que les Chinois seraient en opposition avec les mouvements nationalistes de plus en plus populaires » 2. Cela a eu pour résultat que les Sino-indonésiens ont été perçu comme un groupe nuisible qui entravait le nationalisme indonésien naissant.

Entre 1942 et 1945, les Japonais envahissent l’Indonésie. Les tensions entre les Japonais et les Chinois expliqués dans mes billets précédents sur la Thaïlande et les Philippines sont aussi présentes en l’Indonésie. Durant cette période, toutes les organisations politiques chinoises dans le pays sont officiellement bannies. Les Chinois sont ici aussi vus comme un groupe problématique dont il faut absolument réduire la force (Suryandinata 2001, 503 ; Turner et Allen 2007, 113-114).

De 1945 à 1965, sous le régime du président Sukarno, les Chinois s’affrontent sur deux positions concernant leur statut à l’intérieur du pays. La première est celle de l’organisation sociopolitique Baperki (organe consultatif pour la nationalité indonésienne). Celle-ci considère que les Chinois doivent s’intégrer tout en conservant leur culture et leurs valeurs et comme Indonésiens. Le LPKB (Institut du développement de l’unité nationale) représente la deuxième position qui souhaite que les Chinois s’assimilent en perdant leur culture et leur tradition pour prendre les valeurs, la culture et la tradition indonésiennes. L’affrontement de ces deux opinions se transforme en débat politique où il y a d’un côté la droite, les militaires et l’assimilation des Chinois et de l’autre les communistes, Sukarno et l’intégration chinoise (Budiman 2005, 97-98 ; Turner et Allen 2007, 114). Ce débat politique crée une confusion dans la population quant à leur sentiment envers les Chinois qui sont considérés comme des communistes. En fait, les non-chinois croient même qu’un mouvement nationaliste chinois est en train de naître. Ces croyances mènent à un sentiment antichinois qui se transforme souvent en violence envers les Sino-indonésiens (Turner et Allen 2007, 114).

En 1965, un coup d’État contre Sukarno est arrêté par les militaires démontrant la faiblesse du gouvernement à conserver sa place au pouvoir. Après avoir poussé Sukarno hors du pouvoir, le général Suharto prend le pouvoir. Il clame haut et fort que le coup d’État manqué a été fait par les communistes chinois. Il met en place la politique du Nouvel-Ordre (Orde Baru) qui empêche les Chinois d’avoir de l’influence et qui oblige les Sino-indonésiens à changer leur nom pour des noms indonésiens. L’expression de leur culture est interdite. Les médias chinois, les écoles chinoises, la célébration de fêtes chinoises et l’utilisation de caractères chinois sont interdits. De plus, ils sont exclus de la vie politique (Knörr 2009, 73-75; Budiman 2005, 98-99; Freedman 2003, 440-441). En 1997, la crise économique en Asie du Sud-Est frappe l’Indonésie. Durant cette période, les Chinois contrôlent environ 70%3 des activités économiques du pays « ce qui en fait un bouc-émissaire convenable pour le gouvernement »4. Sukarno s’empresse de mettre la faute sur les Chinois en envoyant des messages à la population où la raison de la pauvreté dans le pays est due à la place qu’occupent les Sino-indonésiens dans le marché. Conséquemment, la violence augmente envers les Chinois puisque la population s’appauvrit. Plusieurs manifestations antichinoises ont lieu (Turner et Allen 2007, 112 ; Suryandinata 2001, 504).

En 1998, Sukarno n’est plus au pouvoir. Une prise de conscience est en processus. Les années suivantes, les Indonésiens réalisent la violence extrême avec laquelle ils ont traité les Chinois. Le gouvernement prend conscience des grandes injustices lors des manifestations antichinoises. La Constitution indonésienne raie les lois antichinoises. Un sentiment euphorique se répand dans la communauté chinoise. Elle peut à nouveau fêter le Nouvel An chinois, parler sa langue et vivre selon ses valeurs. Les Indonésiens acceptent cette nouvelle euphorie. Un peu plus tard, certains Indonésiens trouveront cet enthousiasme des Chinois un peu trop présent (Budiman 2005, 99-101). L’intégration des Sino-indonésiens est encore trop récente pour affirmer qu’ils ont une place acceptée et définitive en Indonésie.

Références

1Donald M. Nonini, « Indonesia seen by outside insiders: Its Chinese Alters in transnational space » Social Analysis 50 (2006), 216. Traduction libre de « their neighbor who was beaten by a mob, the night their parents felt forced to burn all their Chinese-language books secretly, the arson of their own shop or family home ».

2 Sarah Turner et Pamela Allen, « Chinese Indonesians in a rapidly changing nation: Pressures of ethnicity and identity» Asia Pacific Viewpoint 48 (2007), 113. Traduction libre de « Such actions fuelled increasing notions that the Chinese stood in opposition to an increasingly popular nationalist movement ».

3 Ibid, 112.

4 Ibid.

Bibliographie

Budiman, Arief. 2005. « Portrait of the Chinese in Post-Soeharto Indonesia ». Dans Tim Lindsey et Helen Pausacker, dir., Chinese Indonesian: Remembering, distorting, forgetting. Singapour : Institute of Southeast Asian studies, 95-104.

Freedman, Amy. 2003. « Political institutions and ethnic identity in Indonesia ». Asian Ethnicity 4 (octobre), 439-452.

Knörr, Jacqueline. 2009. « « Free the dragon » versus « Becoming Betawi”: Chinese identity in contemporary Jakarta». Asian Ethnicity 10 (février), 71-90.

Nonini, Donald M. 2006. «Indonesia seen by outside insiders: Its Chinese Alters in transnational space ». Social Analysis 50 (Spring), 214-225.

Suryadinata, Leo. 2001. «Chinese politics in post-Suharto’s Indonesia: Beyond the Ethnic Approach? » Asian Survey 41 (3), 502-524.

Tseng, Yen-Fen. 2002. « From “Us” to “Them”: diasporic linkages and identity politics». Identities 9, 383-404.

Turner, Sarah et Pamela Allen. 2007. « Chinese Indonesians in a rapidly changing nation: Pressures of ethnicity and identity ». Asia Pacific Viewpoint 48 (April), 112-127.

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