La fois où la mort était restée couchée

Par Mathieu Parent

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Nombreuses sont les expressions de la vie qui jonglent avec la mort.
L’histoire… les générations… la médecine… les génies…

les batailles… le désir… la foudre d’amour… la création…

Un jour, dans un village,
la Mort est devenue très malade…

 

Les habitantEs y vieillissaient infiniment.
La mort n’attirait plus personne. Tous voulaient vivre !

 

La Mort agonisait. On en voulait plus !

« Qu’elle crève ! » entendait-on dans les places et par les chemins…

 

C’était pour la Mort une situation bien peu agréable,
sauf qu’elle en avait vu d’autres, surtout des morts…

 

Mais que la Mort soit renvoyée à elle-même n’allait pas sans conséquences.
Son agonie était palpable dans l’air sec, les buffets froids et les nouvelles soi-disant fraîches.
Le calme et l’harmonie au cœur du village cachait en fait l’immobilité,
l’immondice et les histoires de supplices que l’on n’ose raconter.

 

Le bonheur des villageoisEs, pris dans leurs fers luisants,

consistait à entretenir leur propre monument.

 

Pour eux cela paraissait bien sage, mais pour les gens de passage
ce manège rendait l’atmosphère irrespirable.

 

En privant de vies la Mort, les villageoisEs ne se privaient-ils pas ainsi eux-mêmes ?

 

Suffirait-il seulement de leur expliquer le problème ?

 

Quoique la mort n’avait pas rendu son dernier souffle…

 

Les gens du village avaient encore un maigre désir pour elle, particulièrement
lorsqu’approchait le moment de leur duel annuel.

 

En effet, chaque année, au pré aux étoiles, on lui demandait de planer.

 

« Plane ! Plane ! » lui demandait-on. « Plane ! Plane ! » lui demandait-on. Belle mort…

 

Inutile de vous dire que la Mort trouvait ces incantations ridicules.
Mais elle ne voulait rien en manquer, et cela, sans calcul,

car ce genre d’événement ne venait pas sans risque.

 

On y appelait même un médecin. Prêt à intervenir à la moindre blessure,
à moins que le combat en soit un d’usure…

 

C’est à ce moment que les habitantEs la retrouvait et se retrouvaient,

réglant les comptes sur un « clic » d’horloge, pour voir la mort en face, on était aux premières loges.

 

Le village fixé sur place, puis PARAPAPAN, puis TARATATA.
Alors commençaient les plus tristes éloges.

 

Évidemment, il n’était pas rare que ces duels tournent mal,

mais l’important n’était pas que ce soit en bien ou en mal,

mais que la Mort ces jours-là prête son avis, il en allait ainsi.

 

La vie étant ce qu’elle est autant que ce qu’elle n’est pas,

ces combats excitants séduisaient moins au tournant des âges et des chemins ;

le peuple oubliait tout ce fatras dans l’bon pain.

 

La Mort faiblissait, tout le monde, même les jeunes, vieillissaient.

 

Ni relève, ni révolte n’était possible. Les champs et les forêts

s’abandonnaient en grandes friches sujettes à des charmes invincibles.

 

Les combats se faisaient de plus en plus rares.

 

Un bon jour cependant, lors d’un duel tendu, la Mort se fit attendre… et ne plana plus !

 

Très affaiblie, elle était restée bien sous ses draps à défaut de meilleure voile.

 

Les villageoisEs la cherchèrent partout…

 

Étrange tournure, la Mort avait-elle décidée de périr sous les couvertures ?

 

La Mort ne planant pas, aucun des battants n’osa même feindre le combat…

 

Ni PARAPAPAN, ni TARATATA !

 

La vie au village en fut aplatie et dès lors renversée.

 

Ceux qui avaient de bonnes raisons les perdaient. Celles qui avaient du bon sang se faisaient
du mauvais sang. Ceux et celles qui étaient d’un naturel bienheureux couraient monnaies

et pourcentages en oubliant le présent.

 

L’argent laissait un goût amer.

Il y a longtemps qu’on ne produisait plus rien avec nos misères.

 

Ainsi les habitantEs connurent tous les tourments…

 

« Qu’allons-nous faire si la Mort est décédée ? »

« La déclare-t-on morte, même sans dépouille mortelle ? »

« À quoi doit-on boire ? » « Faut-il célébrer ? »

« Lui accorderons-nous l’immortalité quoique son orteil n’a pas été croquée ? »

« La mort a-t-elle frappé la Mort à mort ? »

 

La rumeur s’est mise à marcher, puis elle s’est assise, puis on ne l’a plus revue.

 

Sur la place de village : « Shtic ! Shtac ! ».

Les aiguilles dressées, l’horloge même s’était arrêtée.

 

On retourna la communauté sans dessus dessous. Aucune trace de mort.

Mais la bise portait la rumeur… Bonsoir au lièvre noir…

 

« La Mort est morte pour se venger. » « Oh ! Ah ! » entendait-on…

« Elle n’est pas morte pour vrai ! » « Ah ! » « C’est juste une rumeur pour la nous faire chercher. »
« Âaaaa ! »

 

Le ragot faisait son bonhomme de chemin

et personne ne parvint à découvrir

où se terrait la mort agonisante.

 

Les années passèrent…

 

Difficile d’oublier la mort, les duels…

La Mort avait déjà laissé un grand vide derrière elle.

 

Impossible deuil. Entre la panique et l’ennui,
la Mort clignait de l’œil.

 

Et elle commençait à en avoir soupé de jeûner,

la presque morte…

 

De suite, une étrange folie gagna alors le village.

 

Pour ne pas perdre la boule, les habitantEs organisaient des jeux.
Le plus populaire consistait à inventer et mimer des décès de toutes sortes.

La mort empruntait une variété de visages.

 

Ce jeu alla jusqu’à susciter un engouement si fort qu’on recommençait chaque jour,
même la nuit jusqu’au petit matin… et les jeux ne finissaient pas toujours par des chagrins.

 

Je vous raconterais bien, mais nous ne finirions jamais.

J’attendrai, au jour de mon trépas, quand j’aurai toute la vie devant moi.

 

À force de jouer la Mort à mort, ou plutôt… à vie,

c’est la vie qu’on y jouait à mort.

 

Plus on jouait, moins la Mort agonisait et elle se découvrait… Mais…
les vieux ne pouvaient pas jouer toute la nuit… et les duels n’avaient toujours pas repris.
L’ennui revint donc très vite couvrir le quotidien du village.

 

Cependant, il s’y trouvait une femme un peu plus courageuse que les autres.
Connaissant bien l’histoire de son patelin, elle ne pouvait concevoir que la mort n’y passe plus jamais.

Le temps, lui semblait-elle, risquait ainsi sa Vie. Quant à la vie, elle risquait ainsi son Temps.

 

Fort soucieuse, elle partit à la recherche de la mort pour reporter sa fin.

 

Ce geste suscita de vives réactions au village.
On y entendait siler les esprits revêches :

 

« Qu’elle parte ! » dit une mégère, la cervelle bien retournée.

« Elle n’a pas eu d’enfants, elle ne connaît pas la vie ! » disaient des vieilles.

« Elle n’a pas frôlé la mort, elle peut bien risquer sa vie. » disaient des vieux.

 

Ceux-là ne savaient pas que cette femme craignait moins la mort que la tournure de son village.

 

Celle-ci espérait bien chérir la Mort au moins autant que la vie de ses habitantEs.

Elle ne doutait pas de ce que la mort, même d’une vie, n’était pas toujours ennemie.

 

Après de longues heures de recherche, épuisée, elle parvint à trouver la Mort.
Celle-ci était roulée dans ses couvertures, dans de beaux draps, en pleine agonie…

La Mort était très malade, je vous l’ai déjà dit.

 

Désireuse de lui redonner vie, la femme lui prodigua

quelques soins humbles et rudimentaires, des médecines bien terre à terre.

 

C’étaient des soins appris des ainéEs et par expérience,

mais la Mort réagissait mal. Quelle était donc sa science ?

 

Découragée par la mort, elle fit appel au plus savant des médecins.

Un pied dans la vie, un pied dans la mort, ce dernier soignait bien des destins.

 

Oh ! Combien il était vieux ! Iiii ! Comme il respirait fort !

Ah ! Qu’il était malin !

 

Il posa quelques questions à la Mort,

il tâta son corps désarmé avant de rendre son diagnostic :

 

« La Mort est irrécupérable. Pour elle, c’est la fin chronique ! »

« C’est la mort qui l’attend ! »

Ce n’était pas une femme bionique.

 

« On ne pourrait qu’apaiser ses douleurs. »

 

« Non, non ! » dit la Mort dans son for intérieur.

« Je vais bien. Je ne vis rien d’autre que ma vie. »

 

Elle ne voulait pas qu’il la soigne.

Le médecin l’abandonna donc à son sort.

 

« Sinistre Mort » ronflota-t-il.

« Qu’elle meurt de sa belle mort ! »

 

Après tout, elle pouvait bien choisir comment faire sa vie !

 

La femme se retrouva de nouveau seule avec elle, traversée d’un profond désespoir.

Elle cherchait comment consoler la Mort de ses idées noires…

 

C’est une mort un peu difficile…
Mais elle était belle, tellement belle !

 

Plutôt que de se laisser gagner par cet échec, la femme renchérit sur son ardeur
et s’adressa à la Mort :

 

« Je suis prête à mourir pour trouver un remède qui te rendra la Vie ! »

 

Une fois ces paroles entendues, presque d’un coup,

la Mort séduite se dressa et retrouva ses forces.

 

Elle était toute resplendissante. Oh ! La belle mort !

 

Elle n’était pas seulement belle.

Lui porter secours lui avait donné des ailes tirées d’un songe sage,
si peu sage…. d’un passage…

 

Elle fit cadeau à la femme d’un tendre baiser et d’une longue caresse,

ce qui pour elle valait beaucoup mieux qu’une promesse.

 

La Mort riait, enlevant ses vieux tissus.

 

La femme sortit tout sourire, électrisée par son délit.

 

Arrivée place du village, prête à mourir pour la mort, prête à mourir pour la vie,

elle fit déclaration : « Quiconque voudrait donner la mort à la Mort, j’en ferais mon affaire.

Il risquerait d’en perdre la vie et de goûter à l’enfer ! »

 

Des jours passèrent, poursuivant les nuits,
et personne n’osa défier celle qui était prête à mourir pour la Mort, prête à jouer sa vie.
De nouveau, les villageoisEs faisaient face à l’intrigue de leur propre Mort.
Celle-ci distribuait de-ci de-là de doux baisers noirs.

 

La vie au village redevint ponctuée de temps de vie, de temps de mort… de naissances…

de désirs… de génie… d’histoires… de révolutions… de médecines…

 

Sur la vie de la mort, il n’y avait plus anguille sous roche.

On y voulait de plus nobles périls, dont on dit qu’ils ne valent pas un sou en poche.

 

 

On ne sait toutefois pas ce qu’il est advenu de celle qui a défié la mort.

 

Elle apparaîtrait parfois, sous le visage d’une belle échansonne.

 

On raconte qu’elle a besoin de moins qu’une flûte pour faire danser les serpents,

que les plus durs os n’ont jamais eu raison de ses dents.

 

On la dit franche comme la nuit nordique,

forte comme le plus noble des frênes, invitante comme le pur

éclat d’une étoile.

 

Autant on la craint comme la pire des tempêtes,

autant on l’adore comme le font de mielleux moines les jours de fêtes.

 

Dans ce village de l’ouest, les duels reprirent comme des vrais.

 

On y respectait la mort, on y respectait la vie,

maintenant qu’on les savait unies.

 

Les heures sonnaient…

minuit aussi.

 

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Inspiré par des recherches sur le thème de la pratique des fêtes populaires, Mathieu affectionne particulièrement les interventions ritualisées impliquant la participation active du public, soit les gestes qui contribuent à éveiller, relier, mais aussi délier diverses dimensions et sens partagés de nos existences personnelles et collectives.
En ce sens, il réalise présentement un projet de création littéraire et de lecture publique d’un cadavre exquis impliquant mille personnes. Il travaille aussi au projet feu feu joli f abordant l’histoire, la situation et les exigences de la démocratie, et qui consiste à restituer symboliquement les 14 000 documents de la bibliothèque de l’Assemblée législative du Parlement du Canada-Uni détruite en 1849 par les émeutiers tories à Montréal.
Mathieu a d’abord rejoint les lettres et l’écriture par la littoralité (le conte et ses voix). Intéressé par les histoires québécoise et canadienne, leurs territoires et les questions philosophiques touchant le développement culturel, il a réalisé, entre 2010 et 2014, une maîtrise en anthropologie dont les travaux furent primés de deux prix d’excellence.

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