L’anarcha-féminisme

Par Gabriella Fiore

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Introduction

Loin d’être isolé des autres luttes sociales, le féminisme est traversé par divers courants. C’est notamment le cas des féministes marxistes qui s’inscrivent autant dans les luttes féministes que dans les luttes marxistes. Le mouvement féministe n’est donc pas un bloc homogène et, dans les études féministes francophones, cette articulation des luttes est souvent mise de l’avant.

Néanmoins, certains courants sont peu ou presque pas abordés dans les milieux universitaires. Entre autres, l’anarcha-féminisme est souvent passé sous silence. Pourtant, ce courant regroupe plusieurs militantes et fait partie intégrante du mouvement féminisme.

Ainsi, dans cet article, je tenterai de montrer l’inscription de l’anarcha-féminisme au sein des luttes féministes. Dans un premier temps, je décrirais brièvement ce en quoi consiste l’anarchisme comme pensée et mouvement social dont s’est inspiré le féminisme anarchiste.

Dans un deuxième temps, je mettrais en lumière le féminisme libertaire comme courant notamment développé à partir des théorisations et des luttes anarchistes et féministes. En conclusion, je ferais une réflexion personnelle sur le fonctionnement interne des mouvements anarchistes et féministes.

L’anarchisme comme héritage du féminisme libertaire

D’abord, contrairement à ce qu’avance le sens commun, l’anarchisme n’est pas synonyme de chaos. Il s’agit plutôt d’une pensée et d’un mouvement social. L’anarchisme a plusieurs définitions et divers courants. Néanmoins, il peut se décrire par deux projets généraux comme le décrit Sébastien Faure :

Si nous admettons – et pas un libertaire ne songerait à le contester – que, pendant la Révolution, l’action anarchiste sera, d’abord, de détruire de fond en comble toutes les Institutions à base et à structure autoritaires et, ensuite, de jeter immédiatement les fondements de la structure sociale libertaire, il saute aux yeux que les tâches immédiates de l’Anarchisme sont de deux sortes : les unes négatives ou démolitives, les autres positives ou reconstructives .

En effet, d’un côté, l’anarchisme vise l’abolition des institutions. Plus précisément, il lutte pour abolir les institutions dominantes que ce soit capitalistes, patriarcales, racistes, colonialistes, hétérosexistes, etc. On peut penser notamment au système prostitutionnel qui opprime la classe des femmes en la mettant au service de la classe des hommes et en lui infligeant des violences constantes. Une autre institution à laquelle on peut penser est l’État constituant une classe dominante qui s’accapare les décisions et qui réprime, via son arsenal policier, toute action contre son monopole du pouvoir. Dans cette perspective, l’anarchisme, qui s’oppose à toutes les oppressions, tente dès lors d’abolir ces institutions.

Cette lutte anarchiste contre les institutions se déploie sous diverses formes et dans diverses sphères. Elle peut donc se faire autant par des actions directes que par la rédaction de textes. Néanmoins, cette lutte garde un objectif relativement commun : la libération face à ces institutions opprimantes.

L’anarchisme ne tend pas à hiérarchiser les luttes sociales. En effet, contrairement à certains marxistes orthodoxes, l’anarchisme ne soutient pas que la lutte anticapitaliste soit primordiale. C’est-à-dire qu’il n’avance pas qu’en abolissant le capitalisme, les autres systèmes d’oppressions disparaitront du même coup. L’anarchisme a donc généralement conscience de l’imbrication des rapports sociaux dans sa lutte pour abolir les institutions.
De l’autre côté, l’anarchisme vise à mettre en place l’anarchie, c’est-à-dire l’autogestion. L’anarchisme n’est donc pas seulement un projet de destruction des institutions oppressantes, mais aussi un projet d’instauration de l’autonomie face à ces institutions.

L’idéal anarchiste ne comprend aucune autorité. Ainsi, contrairement à la démocratie représentative, qui implique un gouvernement prétendant défendre les intérêts du peuple, l’anarchie n’implique aucune forme de gouvernement. Il n’y a pas ici de gouvernants-es ni de gouvernés-es. L’anarchie ne concentre donc pas le pouvoir dans les mains d’une partie de la société, que ce soit dans celles d’un monarque ou du peuple, mais bien dans les mains de tous les individus, hommes et femmes, sans exception. Ainsi, les exclus-es, comme les apatrides, les prostituées, les itinérants, etc. sont inclus-es dans les processus décisionnels propres à l’anarchie.

Pour ce qui est de l’application de l’anarchie, il y a plusieurs modèles qui sont mis de l’avant. Une forme d’autogestion proposée est celle des communautés autogérées et fédérées entre elles. En bref, cela signifie une association libre d’individus qui formeraient des communautés autonomes. Celles-ci seraient fédérées dans le sens qu’elles garderaient des liens entre elles pour s’entraider et coopérer.

Cependant, même s’il propose des modèles de sociétés idéales, l’anarchisme n’impose pas une seule et unique marche à suivre. Cet idéal libertaire laisse ainsi la marge de manœuvre aux individus et aux communautés. De plus, il a conscience que l’application de cet idéal ne se fera pas sans dérives vu l’existence des rapports sociaux.

L’anarchisme ne symbolise donc pas le désordre, mais bien un idéal pour toutes les luttes sociales en luttant contre toutes les systèmes d’oppression et en souhaitant instaurer l’autogestion pour toutes et tous.

L’anarcha-féminisme, un idéal politique

C’est ainsi que plusieurs militantes, dont moi, décident de s’inscrire conjointement dans ces luttes anarchistes et féministes. Comme l’a mentionné Susan Brown : « Puisque l’anarchisme est une philosophie politique opposée à toute relation de pouvoir, il est intrinsèquement féministe » . Ainsi, l’anarcha-féminisme articule plusieurs luttes. Il lutte autant particulièrement contre l’oppression des femmes que contre toutes formes d’oppression et souhaite instaurer l’autogestion face à ces rapports sociaux.
Les actions anarcha-féministes tentent dès lors de se faire en marge des institutions dominantes contrairement au féminisme d’État. Elles ne bénéficient donc pas des privilèges matériels de ce dernier. C’est pour cette raison que plusieurs des organisations féministes libertaires sont des groupes affinitaires, soit souvent des camarades qui militent ensemble et qui décident de créer un groupe d’affinités.

Les organisations anarcha-féministes sont souvent non-mixtes, c’est-à-dire autonomes et composées uniquement de femmes, face à la classe dominante des hommes. Autant pour rompre avec les institutions patriarcales que pour instaurer une autogestion féministe, la non-mixité est primordiale. Leurs idéaux libertaires et féministes les poussent donc à mettre l’autonomie au centre leurs luttes. C’est notamment le cas de l’organisation anarchiste « Mujeres Libres » en Espagne durant la guerre civile qui a décidé de s’organiser en non-mixité. Celle-ci était composée d’environ 20 000 femmes . Cette non-mixité a suscité de nombreuses oppositions de la part des militants de groupes mixtes. Néanmoins, elle était considérée comme nécessaire par ces femmes qui ne se disaient mêmes pas féministes à l’époque .

Cette non-mixité était souvent mise de l’avant en réaction aux comportements sexistes des milieux mixtes. En effet, on assiste souvent à des rapports de domination patriarcaux et paternalistes dans les milieux militants qui s’expriment autant par des propos sexistes que par des agressions sexuelles. C’est donc ces rapports de pouvoir qui rendent nécessaire l’organisation en non-mixité, notamment pour les militantes anarcha-féministes. Un exemple de cette reproduction des rapports de domination dans les milieux militants est celui de l’occultation de l’oppression des femmes au nom de la primauté de la lutte contre le capitalisme. Certains vont ainsi soit soutenir que les luttes féministes n’ont pas leur place ou soit les laisser en second plan derrière la lutte anticapitaliste.

Néanmoins, plusieurs militantes se sont mobilisées pour lutter contre l’oppression des femmes et pour affirmer l’existence d’une telle oppression. C’est notamment le cas des féministes matérialistes. Celles-ci se sont réapproprié les théorisations marxistes pour y inclure l’analyse des rapports sociaux de sexe. C’est notamment le cas de Christine Delphy qui a repris le concept marxiste de mode de production pour théoriser l’oppression des femmes. Elle y a inclus la production domestique de la classe des femmes auparavant niée dans cette conceptualisation . Ces féministes matérialistes ont ainsi mis en lumière les rapports sociaux en se réapproprient des théories qui les niaient.

Les féministes anarchistes se sont aussi réapproprié des analyses anarchistes pour leur théorisation de l’oppression des femmes. Le groupe de femmes espagnoles « Mujeres Libres » l’a notamment fait en se basant sur la conception de Bakounine qui réclamait l’égalité entre les femmes et les hommes . Les anarcha-féministes ont donc hérité directement de l’anarchisme. En luttant contre toutes oppressions et en souhaitant instaurer l’autonomie, l’anarchisme est un héritage pertinent pour le féminisme. Il permet de lutter contre l’ensemble des oppressions qui coexistent et ne tend pas à secondariser les luttes féministes comme d’autres mouvements le font. Ainsi l’anarcha-féministe demeure un idéal pour les luttes sociales, incluant les luttes féministes.

Les milieux libertaires et féministes, exempts de rapports de pouvoir?
Cependant, ces luttes, autant anarchistes que féministes, ne sont pas isolées des rapports de domination. En effet, même si elles luttent contre tous les systèmes d’oppressions, on y retrouve parfois en son sein des rapports de pouvoir, que ce soit dans les théorisations ou dans la militance. C’est notamment le cas dans le mouvement anarchiste.

Malgré son idéal libertaire, l’anarchisme contient autant des auteurs que des militants qui ont des comportements dominants. Dans les auteurs, on peut penser notamment à Proudhon qui a tenté de justifier et de légitimer l’oppression des femmes dans plusieurs textes . Pour ce qui est des milieux militants, il n’est pas rare de voir des militants anarchistes maîtrisant parfaitement les théories féministes reproduire des rapports de domination patriarcaux. Ceux-ci vont même, dans certains cas, jusqu’à violer leurs camarades militantes.

Dans les mouvements féministes, on peut aussi assister à cette reproduction des rapports de domination, notamment à du racisme. En effet, les milieux féministes ne sont pas exempts de la suprématie blanche. Par exemple, certaines femmes privilégiées vont reproduire des comportements paternalistes envers des femmes racisées soit en parlant pour ces femmes, en cherchant à les « sauver », etc.

De plus, on assiste à un autre problème dans la structure organisationnelle de ces mouvements. Étant donné qu’elles partagent un idéal libertaire, les organisations anarchistes ou anarcha-féministes vont souvent s’organiser avec une logique affinitaire. Elles vont ainsi tenter de rompre avec les institutions dominantes. Ces organisations ont ainsi comme avantage d’être plus horizontales et plus subversives.

Néanmoins, dans ce type d’organisations, on peut assister à une certaine « tyrannie de l’absence de structure » comme le mentionne Jo Freeman. Cette dernière met en lumière que « ces groupes qui n’ont pas été structurés consciemment sous telle ou telle forme » vont souvent nuire à l’intégration de nouvelles venues dans le processus décisionnel . En effet, ces groupes d’affinités sont souvent formés par des ami-es ou des militants-es de longue date. Ainsi, quand des personnes souhaitent rejoindre le groupe, le problème de l’élargissement se pose.

Les nouvelles recrues sont souvent mises à l’écart, puisqu’il y a une structure informelle qui favorise les militants et militantes de longue date. En effet, de par leurs expériences, ces derniers-ères vont tendre à monopoliser les décisions. Certains-es vont ainsi reproduire des rapports de domination notamment en monopolisant la parole et les informations, en reformulant les propos d’une autre personne, etc. On assiste dès lors à des rapports de pouvoir au sein même de ces groupes antihiérarchiques. Ces organisations affinitaires anarchistes et féministes ne sont donc pas en marge des rapports sociaux qu’on retrouve dans les sociétés.

Il est difficile de pointer cette reproduction des rapports de domination dans ces milieux anarchistes ou anarcha-féministes puisque les individus ayant ces comportements dominants bénéficient souvent d’une certaine notoriété. De plus, les discours libertaires et féministes de ces individus empêchent souvent les autres membres du groupe de dénoncer leurs conduites problématiques.

Toutefois, dans d’autres sphères de la société, d’autres barrières empêchent la prise de parole des dominées pour dénoncer les comportements dominants. Ainsi, ces problèmes ne sont pas propres aux fonctionnements de ces mouvements libertaires et féministes. Ces derniers ne peuvent seulement pas se situer en marge des rapports sociaux.

Conclusion

Somme toute, l’anarchisme comme pensée et mouvement social s’avère pertinent pour le féminisme puisqu’en luttant contre toutes les oppressions, il permet une lutte féministe sur tous les fronts. Ainsi, l’anarcha-féminisme s’attaque à tous les rapports sociaux que ce soit de sexe, de « race », de classe, etc. Néanmoins, ces mouvements anarchistes et féministes sont aussi traversés par ces rapports de domination.

Une piste de solution face à ces rapports de pouvoir au sein de ces milieux serait d’instaurer une certaine structure formelle. Ainsi, même si la structure organisationnelle informelle peut paraître moins lourde et moins autoritaire, on peut penser que la structure formelle demeure nécessaire pour minimiser ces comportements notamment en laissant place aux dénonciations.
L’organisation en non-mixité est une autre piste de solution à ces rapports de domination. Celle-ci ne constitue pas une exclusion, mais bien un espace sécuritaire pour les groupes dominés que ce soit de femmes, de lesbiennes, de personnes racisées, etc. Ces derniers-ères peuvent échanger et lutter avec des personnes partageant leurs expériences de l’oppression. La non-mixité permet donc de réduire les rapports sociaux au sein de ces luttes libertaires et féministes.

Tout compte fait, même si diverses pistes de réflexions et démarches ont été entreprises pour contrer ces rapports de pouvoir, plusieurs d’entre elles restent encore à entreprendre. Cette nécessité se dévoile notamment par la culture du viol qui est encore présente dans les milieux militants. Les luttes anarchistes et féministes ne se mènent donc pas seulement à l’extérieur de ces milieux contre les institutions dominantes, mais aussi à l’interne contre les individus qui reproduisent cette domination.

Références

Brown, Susan, The Politics of Individualism: Liberalism, Liberal Feminism and Anarchism, Montreal, Black Rose Books, 1993, 216 p.

Delphy, Christine, « L’ennemi principal », dans L’ennemi principal, 1 Économie politique du patriarcat, Paris, Éditions Syllepse, 2009 [1ère éd. 1970], 276 p.

Faure, Sébastien (dir.), L’Encyclopédie anarchiste, disponible en ligne sur le site: http://www.encyclopedie-anarchiste.org/.

Freeman, Jo, « La tyrannie de l’absence de structure », disponible en ligne sur le site: http://1libertaire.free.fr/JFreeman01.html.

Nash, Mary (dir.), « Femmes libres » : Espagne 1936-1939, Paris, La Pensée sauvage, 1977, 203 p.

Proudhon, Pierre-Joseph, La pornocratie, Paris, L’Herne, 2009, p. 52-57.

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