Par Stéphanie Mayer
Une des caractéristiques des féminismes, héritée des luttes passées, est son autonomie politique, laquelle est liée à une conception du séparatisme. La non-mixité, lorsqu’elle est mise en pratique, consiste en une forme d’organisation permettant de contrer, pour une certaine période de temps, les différentes manifestions de l’oppression fondées sur le genre. Cette pratique, apriori neutre, au sens où elle peut être l’outil politique de tous les mouvements de luttes, permet, selon les féministes, d’aménager un espace de liberté politique pour les femmes sur la base d’un « Nous », qui devient ainsi un lieu de ralliement. Cet espace permet de penser collectivement l’action politique, pour certaines, ou de prendre conscience de l’importance des luttes à mener pour d’autres. La stratégie de repli dans un espace délimité par les frontières du « Nous » est d’abord pensée en termes organisationnels par les femmes, mais deviendra par la suite une affirmation théorique féministe et une forme de regroupement majoritairement privilégiée.
Parce que la non-mixité est considérée comme un héritage des luttes féministes et qu’elle fait l’objet de contestations antiféministes (en dehors du mouvement), il est devenu difficile d’émettre des réflexions critiques sur ce mode d’organisation et sur le lieu qui lui sert de point de ralliement, soit le « Nous femmes ». Pourtant, il me semble possible d’interroger dans une perspective féministe les limites de ce « Nous femmes » privilégié, sans s’écarter, ni aller à l’encontre, de l’autonomie politique gagnée par ce mode d’organisation .
Pour réfléchir aux enjeux liés au « Nous » et à la non-mixité organisationnelle, je procèderais en trois temps : d’abord un retour sur le « Nous femmes » et la non-mixité sur cette base; ensuite, un regard sur les critiques liées aux frontières de ce « Nous »; et enfin, une invitation à penser l’action politique de féministes regroupé-es en non-mixité en fonction d’un projet politique démocratique fondé sur l’égalité, la liberté, l’inclusion et la solidarité.
Le « Nous femmes » et la non-mixité
Au départ, la politisation de la catégorie « femmes » provient de l’exclusion politique dont les femmes font l’objet. Ce sont les divisions et les hiérarchies politiques entre les genres qui font naître chez certaines le sentiment d’un vécu commun, d’une condition particulière des femmes qui légitiment leur rassemblement et leur action politique sur cette base. C’est la mise en commun d’expériences oppressives similaires (division sexuelle du travail, violences, hétéro/sexualité, maternité, etc.) dans le système patriarcal qui constitue la base du « Nous femmes » et délimite les frontières de son inclusion.
Lorsque des femmes ont décidé de se rassembler pour des raisons politiques afin de lutter contre leur subordination, elles l’ont fait sur la base d’un « Nous » mettant en pratique la non-mixité, dont les appellations ont varié dans le temps : mouvement ou espace autonome de femmes, groupe de conscience, safe space, etc. Ce besoin de délimiter un espace automne s’est manifesté à différentes époques. Des écrits relatent ente autres le militantisme de femmes pendant la Révolution française, la « Société des citoyennes républicaines révolutionnaires » (1789-1795) ou même la guerre d’Espagne, les « Mujeres Libres » (1936-1939). Mais cette revendication à l’autonomie politique dans les modes d’organisation caractérise toutefois davantage le féminisme des années 1960 et 1970 au Québec, comme ailleurs en Occident. Durant ces années, plus spécifiquement, plusieurs groupes ont marqué l’histoire de ce néo féminisme : le Front de libération des femmes du Québec, le Mouvement de libération des femmes en France ou le Women’s Liberation aux États-Unis. À ce jour, ce mode d’organisation s’avère dominant dans le mouvement des femmes au Québec, qu’il s’agisse d’organisations complètement autonomes, la Fédération des femmes du Québec (1966-) et l’R des Centres de femmes du Québec (1985-) ou bien, d’espaces non-mixtes dans des organisations mixtes, dont l’Intersyndicale des femmes (1977-) ou le Comité femmes de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (2001-) sont des exemples.
Les motivations des féministes en faveur d’un repli stratégique sur la non-mixité prennent racine dans le refus que leurs luttes soient jugées moins importantes au profit d’un combat principal tel que la lutte au capitalisme ou au racisme, par exemple. C’est parce qu’elles considéraient que les luttes féministes ne pouvaient attendre davantage que les femmes décidèrent de quitter la mixité pour s’organiser sur des bases autonomes. Simone de Beauvoir rappelait : « J’ai vu beaucoup de pays et j’ai vu beaucoup de révolutions. Chaque fois qu’il s’agissait de défendre les femmes, on me disait que ce n’était pas le moment » (1979) (Affirmation de S. de Beauvoir en 1979 à la fondation au Tribunal international sur les crimes contre les femmes). En fondant des lieux non-mixtes, les femmes délimitèrent ainsi un terrain politique qui leur était propre en s’éloignant symboliquement – mais plus encore, physiquement – des sources de rapports de pouvoir qui s’étaient établis dans le cadre des groupes mixtes. Ainsi, ce mode d’organisation en non-mixité est devenu, pour plusieurs, le seul moyen de mener des luttes féministes efficaces.
Dans cette perspective, la recherche d’autonomie politique est au cœur des motivations à s’organiser en non-mixité. Dans les écrits féministes à ce sujet, l’autonomie se décline en quatre aspects : discursif (dans le langage), intimiste, organisationnel et programmatique. La quête d’autonomie à travers la non-mixité sur la base du « Nous femmes » permet de tracer une frontière en fonction du genre.
L’autonomie discursive réfère à la ré/appropriation du pouvoir des mots pour se définir par le biais de discours qui soient différents, notamment non-sexistes. Cela a un grand potentiel, car on se donne alors la possibilité d’instaurer des significations qui soient différentes ou nouvelles, et donc potentiellement émancipatrices. L’autonomie intimiste renvoie à la pratique d’auto-conscience qui permet de découvrir et de politiser, par le partage de réalités plus intimes et souvent communes, les multiples facettes de l’oppression patriarcale. L’autonomie organisationnelle permet aux femmes d’éviter dans les différents rassemblements d’être en présence des hommes et de leurs attitudes sexistes. Elles gagnent ainsi l’autonomie nécessaire pour décider de l’organisation et du fonctionnement de ce lieu sur le plan de la délibération ou de la prise de décision, par exemple. L’autonomie programmatique, pour sa part, résulte en la capacité des femmes, sans ingérence extérieure ni délégation à autrui, de déterminer les changements à opérer dans les rapports sociaux tout comme les moyens à privilégier pour y arriver. Ces aspects de l’autonomie politique illustrent l’importance de ce mode d’organisation et leur complémentarité contribue à la force du mouvement.
Or, il importe de relever une ambigüité au sujet de cette non-mixité majoritairement privilégiée. En effet, bien que ce mode d’organisation assure l’espace politique nécessaire aux féministes pour prendre en charge les revendications qui seraient autrement écartées, il fait toutefois reposer sur elles seules la prise en charge de ces questions, à titre de «responsables féministes». Cela engendre une spécialisation et un cantonnement des femmes dans les «affaires de femmes», comme l’équité en emploi, la pauvreté, la contraception, la grossesse ou l’avortement, l’articulation famille-travail, les violences faites aux femmes, etc. De cette manière, les féministes en viennent à avoir droit de cité que sur les dossiers qui regardent les femmes et les perspectives féministes demeurent ainsi prises dans une forme de particularisme. On peut alors se poser la question suivante : « est-ce que ce mode d’organisation n’aurait pas paradoxalement entraîné une forme de reconduction de la binarité des terrains politiques : les femmes-féministes se spécialisent sur les dossiers ‘féminins’, laissant ainsi le champ libre aux hommes et aux femmes non-féministes pour investir tous les ‘autres’ enjeux sociétaux?
Les frontières et le contenu du « Nous femmes »
En abordant plus sérieusement les théories féministes et en mettant en pratique avec d’autres féministes la non-mixité, je prends conscience des enjeux liés au « Nous » qui nous sert de point de ralliement. Je pense que le fait de considérer le « Nous femmes » comme regroupement et la catégorie « femmes » comme sujet de nos luttes, ne sont pas des choix sans conséquence. Ainsi, des critiques qualifiées d’anti-essentialistes, de poststructuralistes ou de postcoloniales, plus importantes depuis les vingt-cinq dernières années, je retiens deux éléments. Le premier est la possibilité pour les femmes féministes (celles dites majoritaires : blanches, occidentales, scolarisées, hétérosexuelles, non-handicapées, etc.) de parler des femmes comme d’une catégorie distincte aux caractéristiques communes et, le deuxième sont les effets exclusifs de se rallier autour d’un « Nous » qui politise prioritairement l’axe de domination patriarcale, en secondarisant l’imbrication avec les autres systèmes d’oppression.
Ces critiques auxquelles je me réfère sont développées entre autres par les femmes de «couleur» (du Nord comme du Sud), les Afro-américaines, les Latinas, les Chicanas, les Asiatiques, les Autochtones ainsi que les lesbiennes et les Queer. En raison de leurs postures féministes respectives, les objections qu’elles soulèvent face au féminisme «mainstream» ne sont pas toutes du même ordre, mais elles s’entendent pour contester les ancrages essentialistes de l’identité des femmes, l’ethnocentrisme qui est présent dans la conception de l’expérience d’être une femme et l’aplanissement des différences entre les femmes elles-mêmes. Ainsi, ce sont les diverses facettes de l’identité des femmes, qu’elles soient formulées en termes socioéconomiques, ethniques, religieux, géographiques, de capacités, d’âge ou d’orientation sexuelle, qui sont à la source des débats dans les cercles féministes.
Un des éléments qui suscite des débats, est l’idée selon laquelle l’oppression des femmes serait une oppression plus importante que d’autres, comme le racisme ou l’homophobie, par exemple. Sur ce plan, certaines féministes contestent l’évacuation des différences entre les femmes et l’ethnocentrisme sous-jacent à la façon de concevoir ce de quoi les femmes sont victimes. Plus encore, en fondant la conceptualisation de leur oppression à partir d’un statut de victimes, les femmes, leurs identités et leurs expériences sont pensées dans et à travers cette relation de domination avec les hommes, comme s’il ne pouvait exister de femmes (sociologiquement) en dehors de ce rapport. Bien que cette logique assure la primauté et l’autonomie des luttes féministes, elle secondarise toutefois ce qui peut opposer les femmes entre elles (en termes de classe, de race ou d’orientation sexuelle).
En ce sens, l’erreur stratégique a été (et demeure) de fonder la solidarité des femmes sur la seule base de l’expérience d’une oppression commune, car une telle façon de faire implique une intervention des féministes cantonnée dans « la spécificité féminine » et dans l’optique que celles-ci sont « des objets de politiques plutôt de que sujets politiques » (Lamoureux 2000, 148). La solidarité sur la base d’un statut de victimes, telle que la préconisent certaines théorisations féministes blanches, devient alors problématique pour les femmes de « couleur » selon bell hooks : « Women who are exploited and oppressed daily cannot afford to relinquish the belief that they exercise some measure of control, however relative, over their lives. They cannot afford to see themselves solely as ‘victims’ because their survival depends on continued exercise of whatever personal powers they possess » (1986, 128). En ce sens, sans nier que les femmes se retrouvent toutes (chacune différemment) dans des rapports de sociaux inégalitaires, il serait plus prometteur de se solidariser autour de nos engagements féministes partagés, plutôt qu’en fonction d’une expérience commune qu’on peine à circonscrire pour qu’elle recouvre celles de toutes.
Un autre élément de cette critique est l’importance accordée par les adeptes de la non-mixité à la marque de la féminité sur le corps pour déterminer quelles sont les personnes qui peuvent être incluses dans le « Nous femmes ». Considérant qu’habituellement on reste habillée pour militer, c’est plutôt à l’aune de la bonne performance du genre féminin (c’est-à-dire, avoir l’air d’une femme) qu’on suppose la marque de la féminité sur le corps des personnes et donc, sa socialisation de « femmes ». Ce questionnement concerne le scepticisme face à l’inclusion des femmes transsexuelles au sein des espaces non-mixtes, car cela pose la question des critères communs – essentiels – à l’expérience d’être une femme.
En fait, rien ne met plus au défi l’essentialisme des féminismes que l’expérience des personnes transsexuelles, comme le rappelle Pat Califia (2003, 131) et plus encore, le désir de ces personnes d’être reconnues et considérées comme féministes en prenant part au mouvement de luttes et aux espaces non-mixtes. Ce qui est contesté ici c’est le critère essentiel accordé à la corporalité, c’est-à-dire son ancrage biologique, quand pourtant ce sont les relations sociales qui sont à la source des oppressions dont les femmes font l’objet. Par exemple, le marquage du « sexe femelle » sur le corps dès la naissance devient un enjeu en termes de longévité et d’authenticité de l’expérience d’être une «femme», une «féministe» et donc de pouvoir passer à l’action sur la base du «Nous». Sur cette question, il devient incontournable pour celles qui militent en non-mixité de se positionner sur l’inclusion potentielle des femmes transsexuelles. Ainsi, certaines féministes pratiquant la non-mixité insistent sur l’importance d’être une femme de naissance, elles utilisent même l’expression «femmes-nées-femmes» pour qualifier les critères d’inclusion de leurs espaces politiques. Tandis que d’autres insistent plutôt sur l’importance de l’auto-identification à la catégorie «femmes» ou sur le fait de ne pas vivre à ce moment précis les privilèges liés à la masculinité pour être incluses. Cet aspect de la contestation indique encore que de circonscrire à l’avance le contenu de la catégorie «femme» est à la fois politique et surtout exclusif, ce qui renforce l’intérêt de s’allier en fonction de ce qui nous motive politiquement.
Ces critiques interpellent particulièrement le féminisme, dans la mesure où ce dernier se doit d’être un mouvement inclusif. Je dirais toutefois, pour que les solidarités se tissent, les inégalités doivent être reconnues et les différences nommées. Je soutiens aussi que, même si ce processus complexifie la façon de penser les femmes et l’action politique, cela ne mène pas pour autant à la fin des féminismes comme mouvement de luttes.
La non-mixité entre féministes
La remise en cause des fondements essentialisés de la catégorie « femmes », qui vient d’être exposée, montre les tensions et l’insuffisance du « Nous femmes » qui servait jusqu’alors pour les discours et les pratiques féministes et ultimement, pour délimiter les espaces non-mixtes entre femmes. Force est d’admettre que chercher l’unité ou le dénominateur identitaire commun pose des problèmes à la fois sur les plans politiques et théoriques. Par conséquent, ces critiques invitent à penser les féminismes non plus comme un mouvement identitaire qui reposerait sur une identité « femmes » préexistante à l’action politique, et qui légitimerait le ralliement et la programmation des luttes sur cette base, mais à envisager l’action sous la forme de coalitions. La politique de coalitions suppose que l’identité, ou plutôt le lieu de rassemblement, comme un « Nous », émerge en fonction d’objectifs politiques communs. Il s’agit de coalitions ponctuelles, d’une « nébuleuse » qui se croise au gré des priorités, pour reprendre l’expression de Micheline de Sève (1994). Ainsi, les affinités inhérentes au « Nous » ne sont pas données d’avance (en fonction d’une expérience précise, d’un vécu partagé ou d’une histoire commune) mais elles en résulteront. Cela donne à penser un « Nous féministes » moins dirigé vers ce qui nous définit et nous fonde collectivement, mais davantage vers ce que nous souhaitons faire dans une perspective féministe.
Mais opérer ce déplacement d’une politique identitaire des femmes à une politique de coalitions féministes nous empêche-t-il de parler des femmes, demanderont les réfractaires? Si l’identité fondamentale et essentielle des femmes est contestée, les femmes sociologiquement continuent d’être impliquées dans des rapports sociaux inégalitaires. Ainsi, les nouvelles propositions développées par certaines féministes pour parler des femmes insistent pour laisser les définitions de la catégorie ouvertes à défaut de contraindre ou d’exclure inutilement. Réfléchir aux enjeux politiques et théoriques liés aux catégories utilisées, comme la catégorie « femmes » dans le cas des féminismes et le « Nous » qu’il implique, n’en récuse pas pour autant un usage prudent.
Ce « Nous féministes », dont il est question ici, pourrait être la convergence de personnes en fonction d’objectifs politiques communs contre les systèmes patriarcaux et hétérosexistes. Il me semble que ce sont les objectifs politiques partagés ou les indignations similaires face aux inégalités et aux injustices qui poussent à agir ensemble. Ainsi, le « Nous féministes », tel que proposé, ne résulterait pas d’une expérience spécifique, mais plutôt des objectifs politiques féministes autour desquels une coalition s’organise. En fait, selon moi, le « Nous féministes » ne se positionne pas seulement sur les enjeux catégoriels des femmes et n’en émerge pas toujours directement. Son objectif politique, s’il est possible d’en émettre un – sans le figer à l’avance – est d’instaurer une politique féministe qui ne concerne pas que les femmes au sens catégoriel de ce terme, mais les vise en tant qu’humaines dans une perspective féministe transversale et intersectionnelle, c’est-à-dire dans une visée qui prend en compte l’articulation des différents systèmes qui conditionnent la vie des femmes (le capitalisme, le racisme, le colonialisme, le capacitisme, etc.).
Dans cette perspective, le « Nous féministes » est pensé comme regroupant toutes les personnes qui adhèrent – se reconnaissent ou s’identifient – aux luttes féministes en souhaitant y prendre part. Une question se pose toutefois : serait-ce possible d’envisager que ce « Nous féministes » soit mixte au sens binaire du terme, femmes et hommes? Osons espérer que oui. Mais plus encore, espérerons qu’un tel mouvement soit mixte au sens où il inclurait des diversités qui iraient au-delà de la binarité entre femmes et hommes, ce qui implique une critique des privilèges respectifs (de classe, de race, de genre, etc.) pour agir ensemble. Par là, le « Nous féministes » ne serait pas seulement le « Nous » identitaire des femmes qui sont féministes, bien qu’à ce jour, le mouvement féministe soit majoritairement un mouvement de femmes. Heureusement, en raison de luttes acharnées, des femmes féministes sont arrivées à élargir le spectre des alliances dans leurs luttes pour l’autonomie, l’égalité et la liberté.
De plus, si l’on accepte de contester l’homogénéisation de l’expérience des femmes et de refuser de fixer à l’avance leur identité, il importe pour rester cohérentes de procéder de la même manière pour les hommes. Bien que les privilèges attribuables au genre soient toujours opérants dans les rapports sociaux, il me semble que supposer que les hommes ne peuvent changer (être dominants, par exemple) remet en doute la pertinence des luttes sociales pour plus d’égalité. Au contraire, participer à un mouvement social, à mon avis, implique de partir du principe selon lequel (et c’est ce principe qui guide nos utopies) les gens peuvent individuellement et collectivement changer, tout comme les structures sociales d’ailleurs. Pour reprendre les mots de Françoise Colin (1992), les féministes ne peuvent jamais vraiment envisager de l’emporter par une quelconque «prise de la Bastille». Voilà pourquoi, nous devons continuer à privilégier les stratégies diverses de «contamination».
Pour arriver à élaborer toutes ces stratégies de contamination, les féministes rassemblées en fonction d’objectifs politiques partagés ont besoin d’espaces physiques et symboliques pour penser et mettre en œuvre leurs actions, voilà l’importance de l’outil politique de la non-mixité organisationnelle dont il était question plus tôt. En fait, la rupture par la délimitation d’un territoire par rapport aux dominants majoritaires (quels qu’ils soient) s’inscrit dans la même logique du repli stratégique pour gagner de l’autonomie. Pour ces raisons, il m’apparaissait primordial d’arrimer la politique de coalitions entre féministes avec le mode d’organisation en non-mixité en fonction d’objectifs politiques (et non, sur des bases identitaires) afin de combiner la radicalité politique du mouvement et l’autonomie pour la poursuite des luttes.
En terminant, je dirais que l’élaboration d’un « Nous féministes » peut ainsi aboutir à une intersection entre les féminismes et la démocratie, en invitant les féministes à dépasser l’univers des luttes spécifiques des femmes ou l’univers des luttes qui les concernent précisément (ce qui ne veut pas dire, par ailleurs, que ces luttes excluraient nécessairement les intérêts spécifiques des femmes) pour annoncer une analyse féministe sur l’ensemble des questions concernant le vivre-ensemble. À ce sujet, Chantal Mouffe propose que la politique féministe résultant de ce que nous appelons ici le « Nous féministes » soit comprise « non comme une perspective politique séparée, définie comme la défense des intérêts des femmes en tant que femmes, mais plutôt comme la poursuite de buts et objectifs féministes dans un contexte plus large » (2000, 195), ce qui suppose pour les féministes l’implication dans un projet politique démocratique fondé sur l’égalité, la liberté, l’inclusion et la solidarité. Un projet sociétal pour lequel une perspective féministe est absolument nécessaire.
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Dans mes réflexions sur le « Nous femmes » et la non-mixité, mon objectif était double : d’une part, considérer l’importance de ce mode d’organisation notamment pour le caractère programmatique de l’autonomie politique essentielle pour les luttes féministes et, d’autre part, considérer l’importance des critiques formulées par certaines féministes sur le plan de l’essentialisme des critères constitutifs de la catégorie « femmes » et du « Nous femmes », qui servent de lieu de ralliement pour les féministes. La ligne directrice reste d’accueillir l’héritage des luttes féministes et la nécessité de l’autonomie politique pour « notre » mouvement et de « bricoler » à partir de cela, en prenant en considération les réflexions critiques actuelles, ce qui représente un projet politique féministe à la fois radical et anti-essentialiste.
L’une des certitudes qui traverse cette proposition est qu’il importe de franchir les barrières qui limitent le point d’entrée sur les enjeux sociaux pour les féministes à partir des dossiers « femmes ». Ainsi, d’après moi, les féministes doivent arriver à se poser sur un autre terrain politique afin d’enraciner leurs perspectives, mais elles doivent également accepter de confronter leurs conceptions respectives sur l’ensemble des questions sociétales. Pour cela, contaminons d’une perspective féministe tous les dossiers qui concernent le vivre-ensemble et mettons fin à la binarité des terrains politiques. Enfin, je terminerai en rappelant qu’il est plus prometteur d’établir les frontières de nos coalitions féministes non pas en fonction d’un questionnement qui porterait sur ce que nous sommes ou bien en fonction de définitions qui tenteraient de cerner ce en quoi constitue notre expérience spécifique, mais plutôt sur nos prises de conscience et de nos révoltes politiques en faveur de l’égalité, de la justice, de la liberté et de la solidarité, principes qui ont toujours animé nos luttes féministes.
NOTE
Je tiens à remercier vivement la relecture attentive et les commentaires précieux que m’ont formulés à la version préliminaire de mon texte Alexandre Baril et Andréanne Martel.
Références
CALIFIA, Pat. 2003. « Retour de manivelle : la transphobie chez les féministes », dans Le mouvement transgenre : changer de sexe, p. 123-169. Paris, EPEL.
COLLIN, Françoise. 1992. « Le féminisme : fin ou commencement de la mixité ? », dans Égalité entre les sexes. Mixité et démocratie, sous la dir. de Claudine Baudoux et Claude Zaidman, p. 249-260, Paris, Édition L’Harmattan.
DE SÈVE, Micheline. 1994. « Femmes, action politique et identité », Cahiers de recherche sociologique, no 23, p. 25-39.
hooks, bell. 1986. « Sisterhood : Political Solidarity between Women », Feminist Review, no 23, juin, p. 125-138. En ligne : http://www.jstor.org/stable/pdfplus/1394725.pdf
LAMOUREUX, Diane. 2000. « Services ou politique. Quelques dilemmes du mouvement des femmes au Québec », Cahiers du Genre, no 28, p. 133-157.
MAYER, Stéphanie. 2012. Du « Nous femmes » au « Nous féministes » : l’apport des critiques anti-essentialistes à la non-mixité organisationnelle, Coll. « Tremplin », Les Cahier de l’IREF, No. 3, 92 p.
MOUFFE, Chantal. 2000. « Féminisme, citoyenneté et démocratie plurielle », dans Genre et politique. Débats et perspectives, sous la dir. de Ballmer-Cao Thanh-Huyen, Véronique Mottier et Léa Sgier (Textes rassemblés et présentés), p. 167-197. Paris, Gallimard.