Le salaire au travail ménager : Réflexion critique sur une lutte oubliée

Par Camille Robert

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Introduction

Depuis la révolution industrielle, la question du travail féminin a suscité de nombreux débats quant à la présence des femmes sur les lieux de travail, à leur rémunération ou encore quant à la conciliation, pour les femmes, du travail salarié et de leurs charges familiales. Tout au long du XXe siècle, les femmes ont souvent joué le rôle d’armée de réserve pour répondre aux besoins de l’industrie lorsque la main-d’œuvre masculine ne suffisait plus. Avec la montée du féminisme et avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, le sujet de la conciliation travail-famille a pris, à partir des années 1970, une place importante dans les revues féminines et dans l’actualité, témoignant ainsi de la difficulté des travailleuses à supporter la double journée de travail. Les féministes de la deuxième vague ont alors abordé de front la question du travail domestique en revendiquant un salaire pour celui-ci et en appelant même à la grève.

Dans cet article, nous aborderons l’articulation entre travail ménager, travail salarié et capitalisme. Dans un premier temps, nous passerons en revue plusieurs aspects historiques de cette relation en nous appuyant sur des auteures féministes. Ensuite, il sera question de la conception marxiste du travail domestique, puis de la revendication des féministes radicales d’un salaire au travail ménager, au tournant des années 1970. Enfin, nous exposerons le point de vue féministe marxien à l’aide de la notion de dissociation-valeur, notion sur laquelle nous nous appuierons pour faire un bilan critique de la revendication du salaire au travail ménager.

Historique

Avant la modernité, les rapports entre le mari et la femme étaient définis par des règles coutumières, et parfois juridiques, qui prévoyaient les obligations de l’un et de l’autre. La sphère domestique n’était alors pas une sphère privée, à proprement parler. Ce n’est qu’au début de la modernité, en Europe, que la famille commence à être pensée comme unité indivisible et ce, afin de fournir la base juridique de l’entreprise familiale d’abord rurale, puis urbaine.

Avec le capitalisme industriel, le nouveau rapport à la production implique « l’existence d’un individu travailleur libre, c’est-à-dire, non engagé dans d’autres rapports de production, et capable de vendre sa force de travail de manière individuelle, tout en étant en quelque sort obligé de revenir la vendre librement chaque matin » (Vandelac 1976, 21). Dans cette perspective, pour supporter l’aliénation liée au salariat, le travailleur doit se régénérer en tant que sujet dans un espace libre des rapports capitalistes. La sphère domestique moderne agit alors à titre de « refuge » et lui permet de reconstituer sa force de travail grâce au travail domestique gratuit des femmes. Ainsi, dès que les hommes obtiennent un travail sérieux, ils envisagent le mariage non seulement parce qu’ils peuvent se le permettre, mais « parce qu’ils ont besoin de quelqu’un qui s’occupe d’eux quand ils rentrent le soir après une journée à l’usine ou au bureau, et que c’est le seul moyen pour eux de ne pas devenir fous » (Dupont, Lacelle et Tremblay 1981, 15).

En ce sens, si, dans un premier temps, le travail salarié répondait avant tout à un besoin de survie immédiate, au cours du XXe siècle il devient lié à une pression idéologique autour d’un modèle économique et social. Selon ce modèle : « la possibilité même d’ »entretenir » une femme à la maison et de retarder l’entrée des enfants sur le marché du travail constituait […] l’image de marque des classes moyennes » (Vandelac 1976, 22). De plus, la préférence masculine du marché a favorisé – et continue de favoriser – l’emploi d’hommes aux postes supérieurs dans la hiérarchie, facilitant ainsi implicitement l’extorsion du travail gratuit des femmes, qui devenaient alors économiquement dépendantes de leur conjoint.

L’idée patriarcale selon laquelle l’homme doit assurer la subsistance de la famille réduit le salaire des femmes à un surplus, à un luxe. Ainsi, les patrons et les syndicats du XIXe et du XXe siècle peuvent développer un discours qui légitime l’infériorité du salaire féminin, qui était alors perçu comme un revenu d’appoint. En ce sens, les premiers syndicats s’opposent à la présence des femmes dans les usines, considérant celles-ci comme du cheap labor, et revendiquent même leur exclusion de la sphère du travail salarié. Cette sous-rémunération a permis de justifier une exploitation plus grande de la femme : comme son travail « valait moins » que celui de son mari, c’était la moindre des choses qu’une fois à la maison, elle « compense » l’infériorité de sa contribution au ménage en faisant plus de tâches domestiques.

Ainsi, à partir des années 1970, une nouvelle vague de féministes abordent la question du travail ménager, arguant qu’il s’agit bien là d’un travail et que celui-ci ne fait pas partie d’une quelconque « nature féminine ». En effet, selon ces auteures, avec la tendance croissante au salariat des femmes durant la seconde moitié du XXe siècle, malgré des semaines complètes passées dans les usines, dans les bureaux, dans les écoles ou dans les hôpitaux, les épouses et les mères ne voyaient pas leur charge de travail domestique diminuer. Les féministes de la deuxième vague mirent ainsi de l’avant le concept de la double journée de travail : à la journée de labeur rémunéré s’ajoutaient, disaient-elles, les heures à préparer les repas, à faire la lessive, à s’occuper des enfants ou à coudre les vêtements. Les féministes dénoncent alors cette double charge qui mène les femmes au bord de l’épuisement :

Cet épuisement peut lui-même déboucher sur une colère qui les pousse à exiger le « partage des tâches ». Mais de qui doivent-elles l’exiger, et comment? Quelles sont leurs possibilités de négociation dans le ménage? Elles ne sont pas nulles, mais elles sont faibles. Les femmes se lassent d’être en conflit permanent, car rien n’est plus dur que de combattre un individu qui vous oppose une force d’inertie et un chantage implicite. (Delphy 2003, 64)

Christine Delphy définit le travail domestique comme une activité ménagère gratuite, au bénéfice d’autrui. Celui-ci est directement lié au patriarcat en ce sens que ce sont uniquement les femmes qui subissent l’obligation de fournir ce travail gratuit. Précisons toutefois qu’une tâche ménagère faite pour soi (et non pour les autres) n’est pas gratuite, étant donné qu’il y a une compensation immédiate en nature ou en qualité de vie. Par exemple, cuisiner un repas pour soi est « compensé » par la faim comblée ou par l’appréciation du goût ; ce travail n’est donc pas gratuit. Selon Delphy, « le travail gratuit est l’exploitation économique la plus radicale. On ne peut souhaiter répartir équitablement cette exploitation. La seule chose que l’on puisse souhaiter, c’est faire en sorte que personne ne travaille gratuitement pour quelqu’un d’autre » (Delphy 2003, 54). Il ne faut donc pas répartir les tâches domestiques, mais abolir le travail gratuit.

En fait, pour Delphy si, dans un couple, les hommes ne veulent pas faire leur part du travail ménager, ils devraient payer pour ce travail, plutôt que ce soit le reste de la société qui paie. Dans cette perspective, les solutions de l’État-providence n’ébranlent donc pas les facteurs structurels qui permettent aux hommes de bénéficier du travail gratuit des femmes, et ne font qu’augmenter la charge sur la collectivité (Delphy 2003, 68). Quant aux mesures étatiques, comme les allocations pour mères monoparentales, elles ne visent le plus souvent qu’à remplacer la part manquante du père. La conciliation survient entre les femmes et leur patron, entre les femmes et l’État, entre les femmes et les syndicats, mais trop rarement entre les femmes et leur mari.

Temps masculin, temps féminin

Selon Christine Delphy, les hommes constituent une classe en ce sens qu’ils extorquent du temps, de l’argent et du travail aux femmes grâce à une série de mécanismes sociaux, étatiques, coutumiers, juridiques, etc. L’exploitation patriarcale provient en grande partie de la cohabitation entre ces classes antagonistes. Beaucoup de femmes ne parviennent pas à récupérer ce qui leur est dû pour leur travail gratuit à travers les « négociations de couple ». Selon Delphy, ce qui est fondamentalement problématique, c’est que la plupart des femmes acceptent que le temps des hommes soit plus précieux que le leur, qu’il soit évalué selon une rémunération supérieure ou selon une hiérarchie des tâches. C’est avec le temps libre des hommes qu’il faut rendre possible la fin du travail ménager gratuit, et non en essayant de réduire leur temps de travail salarié sans exiger, en retour, leur contribution au travail domestique. En France, les mesures fiscales favorisent les hommes mariés avec femme au foyer, alors que les allocations aux mères « paient » le manque de contribution des hommes aux ménages. Si cela laisse aux femmes une certaine indépendance, cette mesure ne responsabilise pas plus les hommes qui peuvent faire porter le fardeau de leurs engagements au reste de la société.

Femme et travail domestique chez les marxistes

Dans les milieux d’extrême-gauche des années 1970 et 1980, la réaction des militants masculins aux revendications féministes en est plutôt une de défense de leurs privilèges. Ainsi, chez plusieurs groupes marxistes-léninistes, les rôles traditionnels des sexes sont reproduits : alors que les hommes militent, les femmes doivent s’assurer du travail de reproduction de l’espèce et de la reproduction de la force de travail des hommes et, par conséquent, elles n’occupent que des rôles subordonnés dans les organisations. Le rejet des préoccupations féministes était alors justifié par l’idée que seule la bourgeoisie exploitait la femme ; ainsi, si le capitalisme était dépassé, les rapports entre hommes et femmes deviendraient naturellement égaux.

Dans La femme potiche et la femme bonniche, Claude Alzon avance que ce n’est pas le « marxisme orthodoxe » qui a inspiré ce rejet du féminisme, mais bien les penseurs socialistes du XXe siècle :
Les textes en effet abondent, d’Engels et d’autres, dénonçant sans ambigüité l’oppression millénaire de la femme par l’homme, et si l’accent est mis particulièrement sur l’exploitation capitaliste de la main-d’œuvre féminine, cela n’empêche pas Engels, Bebel et Lénine de condamner le comportement des ouvriers anglais, allemands ou russes, qui laissent leur femme s’abrutir de fatigue à la maison après une journée de travail exténuante, tandis qu’eux-mêmes restent assis ou vont au cabaret . (Alzon 1973, 11)

Toutefois, Alzon ne manque pas de souligner les nombreuses lacunes du marxisme orthodoxe, de même que ses erreurs historiques. Il critique plus particulièrement l’incapacité du marxisme à fonder une théorie qui tienne compte de la condition des femmes ; tout au plus est-elle réduite à une comparaison avec l’esclavage ou l’exploitation de la classe ouvrière.

Alzon tente ainsi de théoriser la condition des femmes, particulièrement du point de vue du travail ménager. Il convient que les femmes bourgeoises « profitent » des revenus de leurs pères et de leurs maris pour mener une vie oisive et se décharger de la plupart des tâches domestiques, mais qu’elles restent beaucoup plus soumises que les femmes des milieux populaires en ce sens qu’elles n’ont pratiquement aucun pouvoir dans les décisions du ménage, et encore moins en ce qui concerne le choix de leur propre mari.

Autrement dit, quand l’on gravit l’échelle des classes sociales, de la femme de ménage à l’épouse de P.-D.G., en passant par la fermière et la femme d’employé, dont le mari gagne assez pour lui permettre de rester au foyer, on s’aperçoit que, toutes les fois qu’un barreau est franchi, la femme perd en humiliation croissante ce qu’elle gagne en soulagement de son sort matériel. Comme si elle était irrémédiablement condamnée à être une bonniche ou une potiche, sans pouvoir en sortir. (Alzon 1973, 33)

Dans une telle perspective, nous dirions que l’erreur du marxisme a été d’imputer l’exploitation à la seule classe possédante, évacuant ainsi toutes les formes de dominations présentes dans d’autres couches sociales et à l’intérieur d’une même classe. Pour les hommes de la classe ouvrière, le maintien de leurs privilèges passait par le confinement de la femme au foyer ou par le blocage systématique de l’égalité d’emploi pour les femmes.

La revendication d’un salaire pour le travail ménager

À partir des années 1970 en Occident, le renouveau du mouvement féministe à travers une deuxième vague permet de poser la question du travail domestique et de cesser de le considérer comme une part de la « nature féminine ». Plusieurs féministes avancent l’idée du salaire au travail ménager afin de briser la dépendance économique vécue par l’un des deux conjoints ainsi que de faire reconnaître les activités domestiques comme un travail, et non comme une aptitude naturelle. Durant cette même période, un nombre de plus en plus important de femmes occupent un emploi salarié et le taux de natalité chute en parallèle. Au Québec, entre 1976 et 2008 seulement, le taux d’activité des femmes de 25 à 44 ans ayant la charge d’au moins un enfant de moins de 12 ans est passé de 36% à 81% (Institut de la statistique du Québec).

En 1975, Silvia Federici publie son manifeste Wages agains Housework où elle critique la gratuité du travail ménager sous le capitalisme. Selon elle, bien que le salaire ne paie pas en entier le travail effectué par l’ouvrier ou l’ouvrière, il permet tout de même une certaine reconnaissance et constitue un levier afin de négocier ses hausses et son encadrement.

Par ailleurs si, dans le capitalisme, les activités domestiques sont considérées comme constituant la « nature féminine », c’est que cette forme de travail doit absolument être gratuite afin que se perpétue le capitalisme : à la fois pour reproduire la force de travail et pour fournir un « soutien » aux travailleurs. Cette naturalisation contribue pour beaucoup à nier le caractère de travail de cette forme d’activité ; cela rend d’autant plus difficile toute lutte autour de ses modalités (temps consacré, nature des activités, fréquence, etc.). Le problème de la non-reconnaissance du travail ménager, c’est aussi la difficulté à constituer une résistance qui dépasse le cadre de la chambre à coucher.

En ce sens, la revendication d’un salaire pour le travail ménager permettra d’attaquer de front la « nature féminine » de la ménagère et de refuser le rôle attribué aux femmes par le capitalisme. Toutefois, pour les féministes, cette lutte ne vise pas à demeurer dans ce travail, mais servira d’appui pour s’en défaire et, ultimement, pour combattre le capitalisme.

Selon Silvia Federici, le salaire au travail ménager ne va pas confiner les femmes dans leur cuisine, mais sera plutôt le premier pas vers le refus de ce travail. Le salaire est nécessaire pour rendre le travail visible, puis pour s’organiser contre ce dernier. Pour l’auteure, toutes les réformes, de la garderie aux allocations familiales, ne viennent pas remettre en question le rôle fondamentalement problématique imposé aux femmes par le capitalisme.

La simple mise au travail des femmes ne règlera pas non plus leur relation trouble aux activités domestiques. Le travail extérieur, qui s’ajoute aux tâches ménagères, contribue souvent à reproduire les rôles traditionnellement féminins à travers des emplois qui ne sont que des extensions des travaux ménagers. Les emplois de serveuse, d’infirmière, d’enseignante ou de secrétaire reproduisent les aptitudes du système capitaliste et du patriarcat à faire porter aux femmes la charge du bien-être d’autrui, avec des limites floues quant à l’aspect affectif de ce travail.

Quant aux « femmes de carrière », elles sont appelées à dominer à leur tour leur subordonnées, plutôt que de lutter avec elles. Somme toute, les luttes pour le salaire au travail ménager permettent à la fois de faire sortir les femmes de leur cuisine pour qu’elles se mobilisent ensemble ainsi que d’obtenir une reconnaissance pour cette forme de travail.

Féminisme marxien et dissociation-valeur

Au début des années 2000, la théoricienne féministe Roswitha Scholz développe une nouvelle branche du féminisme en s’inspirant de la théorie marxienne de la valeur. Dans le marxisme traditionnel, la valeur est habituellement représentée de manière transhistorique dans les termes de valeur d’usage et valeur d’échange ; dans le capitalisme, les patrons s’approprient alors la survaleur produite par la part de travail non-rémunéré. Dans la théorie marxienne, la valeur est plutôt présentée comme un rapport social fétichiste propre au capitalisme et son caractère « naturel » est critiqué. L’argent se transforme en fin en soi sociale générale : sous forme de capital, il est mis en boucle avec lui-même afin de créer la survaleur. Le travail humain devient lui-même une marchandise, d’où l’impasse du « marxisme du travail », qui ne propose qu’une meilleure distribution des richesses en changeant la propriété des moyens de production. La critique de la valeur permet aussi de remettre en question l’accès à l’emploi comme moyen d’émancipation des femmes, longtemps préconisé par les marxistes orthodoxes.

Tout en reconnaissant l’apport de la théorie marxienne, Scholz reproche à ces penseurs de ne pas avoir pris en compte les rapports entre les sexes. Ces penseurs, dit-elle, ne s’intéressent pas aux tâches domestiques, pourtant nécessaires au système de la production marchande. Et ces activités, ce sont surtout les femmes qui les assurent : des soins des enfants à l’affection, en passant par l’amour et la sexualité, il est difficile de définir où commence et où se termine la sphère de ces tâches. Néanmoins, le concept de valeur demeure indispensable à la compréhension de l’exploitation des femmes.

Dans Das Geschlecht des Kapitalismus (Le sexe du capitalisme), Scholz tente d’expliquer le patriarcat dans sa forme spécifique sous le capitalisme, et non comme un phénomène transhistorique qui n’est pas appelé à se transformer. Étant insatisfaite des théories féministes et du marxisme traditionnel, qui faisaient tous deux l’éloge du travail rémunéré, Scholz développe la notion de dissociation-valeur. Ainsi, dans la socialisation par la valeur, le travail abstrait est en relation étroite avec les rapports inégaux entre les sexes. Le travail et la marchandise ne pouvant recouvrir les fonctions vivantes, il est nécessaire d’avoir le pendant inverse, les tâches effectuées par les femmes, afin de perpétuer le capitalisme, même si ces activités sont dissociées de la sphère marchande. Toutefois, la part dissociée n’est pas qu’un sous-système, elle est partie prenante du rapport social global. Ce faisant, Scholz reprend l’idée de Silvia Federici Federici (Wages against Housework) selon laquelle le travail ménager est nécessaire au capitalisme.
La sphère domestique – et féminine – n’est pas un domaine inhérent à la sphère marchande, mais elle est ce qui est autre que la sphère marchande, ce que celle-ci doit exclure de son champ pour exister en tant que telle, son « contraire immanent ». Le travail domestique constitue alors, en quelques sortes, la base et l’envers des sociétés salariales. Contrairement à ce qu’avance Moishe Postone dans Temps, travail et domination sociale, il ne peut donc pas y avoir de totalité de la forme-valeur, précisément à cause de ce qu’elle dissocie.

Scholz critique aussi la tendance à associer la valeur d’usage au féminin (comme face « sensorielle » de la marchandise) et la valeur d’échange au masculin, subordonnant généralement la première à la seconde. En fait, le concept même de valeur d’usage est biaisé, car il n’existe que dans le rapport d’échange, dans l’espace marchand androcentrique : on n’accorde une valeur d’usage à un objet que pour pouvoir mieux l’échanger ensuite.

Selon Scholz, c’est à partir du XVIIIe siècle que les rapports modernes entre les sexes se sont définis à travers la différenciation de la sphère publique et de la sphère privée. Ces rapports doivent donc être analysés dans le contexte du patriarcat producteur de marchandises, et non comme des rapports transhistoriques qui se perpétueraient « parallèlement » aux différentes sociétés. Cette théorie entre en rupture avec la vision de Marx et d’Engels, qui considéraient le patriarcat comme un phénomène millénaire propre aux sociétés de classes.

Depuis, le XXe siècle, nous assistons donc à une « barbarisassion » globale du patriarcat producteur de marchandises. Contrairement aux premières décennies du capitalisme, les femmes doivent désormais concilier travail domestique et travail salarié. Dans les calculs de répartition du temps des femmes, c’est généralement la femme salariée qui, bien plus que la femme au foyer, accumule le plus d’heures de travail par semaine, ménager et salarié confondus, et qui par conséquent dispose du moins de temps libre.

À travers la critique de la dissociation-valeur, Roswitha Scholz souhaite revoir tous les niveaux et toutes les sphères de la société, dans une perspective de dépassement de la masculinité et de la féminité, et évidemment de la famille nucléaire. Selon elle, la forme-valeur ne peut être dépassée sans que l’identité masculine ne soit abolie. Toutefois, elle ne spécifie pas comment et dans quelle mesure cette identité doit être abolie.

Critiques

Pour notre part, tout en endossant les prémisses des auteures, nous aurions cependant quelques critiques à formuler à ces théories du travail ménager et à cette vision du rôle des femmes dans le système capitaliste. En effet, il est vrai que les différentes évaluations économiques du travail domestique peuvent contribuer à la reconnaissance de la contribution des femmes, et qu’elles peuvent avoir des retombées bénéfiques pour celles-ci, particulièrement en ce qui a trait aux différentes mesures de sécurité sociale habituellement liées à l’emploi dont ne bénéficient pas toujours les femmes au foyer ou les femmes travaillant à temps partiel. Cela permet aussi de mettre de l’avant toute l’ampleur de la gratuité de cette forme de travail, gratuité sur laquelle s’appuie le capitalisme pour fonctionner. Toutefois, en attribuant une valeur monétaire au travail domestique, on court le risque d’assimiler le temps domestique au temps marchand. En raison de l’aspect affectif, cependant, les rapports dans la sphère domestique ne sont pas assimilables aux rapports salariés, bien que la reproduction domestique en constitue la base et le complément. En d’autres mots, on ne quitte pas sa famille comme on démissionne d’un emploi.

Du côté des féministes marxiennes, cependant, la revendication d’un salaire pour le travail domestique ne va pas de soi. À partir d’une posture opposée au travail salarié, il est difficile d’exiger que les activités domestiques de reproduction ne s’en rapprochent, d’autant plus qu’elles représentent l’envers du travail abstrait. Par conséquent, il serait illogique de les considérer comme du travail « ordinaire », ou de revendiquer leur salariat. De plus, cette forme de travail n’est pas une simple dépense de temps : il y a aussi bon nombre de facteurs, difficilement quantifiables, comme l’affection, l’amour ou la sexualité qui entrent en compte lorsqu’on observe les différents aspects du travail domestique. Ces activités ne répondent pas aux mêmes impératifs que le travail salarié ; s’il est possible de diminuer l’effort ou le temps de travail grâce à des appareils ménagers (lessiveuse, lave-vaisselle, four électrique), il n’est en revanche pas possible d’effectuer une rationalisation ou une rentabilisation de ce travail.

Pour ce qui est des auteurs masculins qui se sont distanciés du marxisme tout en critiquant aussi le capitalisme, nous avons un autre son de cloche. Pour André Gorz, par exemple, la mise en place d’un salaire pour le travail domestique aurait pour effet d’aggraver l’isolement des femmes dans la sphère privée et d’encourager la tendance des hommes à assurer le revenu principal du couple, en plus de ne pas conduire à un partage équitable des tâches. Cela aurait aussi pour conséquence de transformer le travail ménager en travail à but économique, donc en emploi de domestique. De plus, Gorz nie le fait que le travail domestique soit globalement utile à la société et affirme qu’il permet plutôt le bien-être et l’épanouissement personnel des membres d’une communauté : « La confusion entre l’épanouissement des personnes et leur utilité sociale relève d’une conception totalitaire de la société dans laquelle il n’y a pas de place pour la singularité et l’unicité de chaque personne ni pour la spécificité de la sphère privée. Celle-ci est et doit être par essence soustraite au contrôle social et aux critères d’utilité publique » (Gorz 2004, 348).

Plus largement, le milieu de la gauche a exposé une réticence assez forte à l’idée de salarier le travail domestique. Après les années 1980, le mouvement féministe abandonne aussi cette revendication, si bien qu’il est assez difficile de trouver des groupes qui défendent encore l’idée du salariat au travail ménager.

En mettant en opposition les différentes perspectives théoriques au sujet du travail domestique, nous pouvons constater plusieurs lacunes chez les marxistes traditionnels dans la théorisation de l’exploitation de la femme sous le capitalisme, de même que l’exploitation patriarcale qui y prend une forme particulière. Du côté des féministes radicales et des féministes marxiennes, on admet que le travail ménager est non seulement nécessaire, mais surtout profitable au capitalisme. Toutefois, les moyens d’action ne sont pas les mêmes : si pour les unes, seul le salariat permet de reconnaître – et éventuellement d’abolir – ce travail, il est plus difficile de déceler, chez les féministes marxiennes, de possibles pistes de solutions.

Pour notre part, nous considérons qu’un salaire au travail ménager pourrait avoir pour conséquence de consolider la division sexuelle du travail et de perpétuer l’isolement des femmes au foyer. Historiquement, les allocations gouvernementales pour les femmes ont surtout eu pour objectif de leur faire quitter les lieux de travail, plutôt que de fournir une autonomie à celles qui étaient déjà ménagères. Plus récemment, la proposition de certains économistes de considérer le travail ménager comme salarié afin de l’intégrer au Produit intérieur brut ne peut que nous laisser perplexes quant aux réels intérêts pour les femmes, qui sont pourtant les principales concernées.

Par conséquent, nous dirions que la mise en place d’un revenu minimum garanti pourrait mener vers une plus grande liberté et une plus grande équité entre tous les membres d’une société, sans que cela ne soit lié au confinement à des tâches ménagères, ni attribué à un sexe en particulier. Toutefois, cette démarche doit aussi s’inscrire dans une perspective de remise en question des privilèges masculins, sans quoi il ne s’agirait que d’une libération du travail salarié, mais pas du travail gratuit.

Conclusion

Au-delà d’une telle mesure globale, une grande part de la transformation peut et doit se faire à travers la socialisation et l’éducation. Ayant été, pour la plupart, élevées par des mères qui assuraient une plus grande part du travail ménager, notre défi est désormais de renverser ces rôles dans notre entourage immédiat. Cela passe notamment par le refus du travail gratuit, c’est-à-dire fait au bénéfice d’autrui, en faisant grève pour des périodes plus ou moins longues. À petite échelle, la grève du travail ménager permet d’abord aux femmes de libérer leur temps : en ne faisant à manger et en ne faisant le ménage que pour soi, le surplus de temps qu’on consacre à combler la part manquante de l’autre nous revient directement. La grève fait ensuite réaliser à ceux qui profitent de ce travail qu’ils peuvent et doivent en assurer une part, car cela ne va pas de soi. Plus largement, il est possible pour les femmes de s’organiser collectivement pour coordonner de telles grèves à grande échelle, comme l’ont déjà fait plusieurs groupes féministes. Ainsi présentée, la question du travail ménager gratuit dépasse les foyers et devient une question sociale et politique.

Références

Alzon, Claude. 1973. La femme potiche et la femme bonniche. Paris : Éditions Maspero.

B. Dandurand, Renée. 1981. « Familles du capitalisme et production des êtres
humains », Sociologie et sociétés 13 (2) : 95-111.

Delphy, Christine. 2003. « Par où attaquer le « partage inégal » du « travail
ménager »? », Nouvelles Questions Féministes 22 (3) : 47- 71.

Dupont, Sylvie, Nicole Lacelle et Francine Tremblay. 1981. « Gagner son
ciel ou gagner sa vie? », La Vie en rose 1 : 13-25.

Fouquet, Annie et Ann Chadeau. 1981. « Peut-on mesurer le travail
domestique? », Économie et statistique 136 (136) : 29-42.

Gorz, André. 2004. Métamorphoses du travail. Paris : Gallimard.

Poulin, Richard et Patrick Vassort, dir. 2012. Sexe, capitalisme et critique de
la valeur. Montréal : M Éditeur.

Vandelac, Louise. 1984. « L’impossible travail des femmes », Interventions
économiques 1 : 103-130.

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