Mongolie : Derrière le Boum Minier

MONGOLIE : DERRIÈRE LE BOUM MINIER

 

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Par Arthur Floret,

avec une mention spéciale de remerciements à Stéphanie Martel pour son aide précieuse.

 

La Mongolie est en passe de devenir une des économies les plus dynamiques de l’Asie. Entre 2000 et 2010, les investissements directs étrangers y ont été multipliés par 16, pour atteindre près de 900 millions de dollars, et le marché boursier local a affiché les rendements les plus élevés du monde, avec une hausse de 10 000%. Assis sur des taux de croissance à deux chiffres, on estime en outre que son produit intérieur brut (PIB) pourrait tripler, voire quadrupler, dans les dix prochaines années seulement, avec les rentrées fiscales que l’on imagine.

Emmené par un secteur minier en plein boum, ce pays, que certains qualifient déjà de futur Qatar, dispose d’un sous-sol regorgeant de richesses naturelles et idéalement placé pour satisfaire une proportion croissante des immenses besoins en matières premières de la Chine. Le Canada l’a d’ailleurs bien compris, puisqu’il y est le second investisseur étranger, grâce, entre autres, à la signature, en octobre 2009, d’un accord entre les autorités d’Oulan-Bator et une entreprise de Vancouver portant sur un projet d’exploitation minière dans le désert de Gobi. Le site visé est l’une des plus importantes réserves de cuivre et d’or de la planète.

Il semble donc loin le temps où les agences des Nations-unies présentes sur place s’alarmaient du « sous-développement » qu’entraînait la « thérapie de choc » du gouvernement au lendemain de l’effondrement du Bloc soviétique. La Mongolie socialiste, après 70 ans passés dans l’orbite de Moscou, faisait alors le double apprentissage de la démocratie parlementaire et du capitalisme, en une confusion de privatisations bâclées, de tarissement des recettes, d’explosion de la corruption, et de dépendance à l’aide internationale.

Cependant, avec un tiers de ses habitants vivant chroniquement sous le seuil de pauvreté, de nombreuses industries dévastées, une agriculture chancelante, des infrastructures urbaines obsolètes, et une émigration massive, les défis auxquels s’attaquer avec la nouvelle manne minière restent légion pour le pays. On peut par conséquent se demander si la conjoncture favorable qu’il traverse résulte vraiment d’une mise à niveau de ses fondamentaux susceptible d’offrir les conditions d’une émergence pérenne, ou, au contraire, s’inscrit dans la continuité de dysfonctionnements latents qui risquent d’être amplifiés à l’avenir.

C’est dans ce contexte qu’il faut se pencher sur l’apparition, au cours de la dernière décennie, qui a été marquée par une croissance économique soutenue, d’une population de plus de 100 000 mineurs artisanaux, des hommes, des femmes et des enfants poussés par la pauvreté à l’assaut des steppes pour recycler les métaux encore contenus dans les rejets des opérateurs privés choyés par le gouvernement. En effet, l’existence d’un groupe aussi substantiel au sein d’une nation d’à peine trois millions d’âmes vient illustrer les nombreuses lignes de fracture qui traversent la Mongolie contemporaine : villes vs campagnes, travail formel vs informel, souveraineté nationale vs flux transnationaux, etc.

Au cœur de ces dichotomies se trouve l’État, dont la construction chaotique est à l’origine de cette dynamique à tendance schizophrène qui met quelques dizaines d’entreprises anglo-saxonnes, russes, ou chinoises et des milliers de familles locales dans une relation à la fois de concurrence et de complémentarité. Or, si des phénomènes similaires sont certes à l’œuvre dans d’autres parties de l’Asie, ou en Afrique et en Amérique, la donne est inédite ici par l’étendue et la rapidité du changement qu’elle entraîne sous nos yeux, puisque c’est toute la physionomie de la vieille civilisation nomade qui est en voie de recomposition.

Du féodalisme au socialisme, la naissance au forceps d’un État populaire urbain et industriel

À la fin du XIXe siècle, la Mongolie dite « extérieure » est une possession de la dynastie mandchoue des Qing, depuis que les sédentaires ont su opposer l’artillerie à la prodigieuse mobilité des nomades, 200 ans auparavant. Jadis le centre du plus vaste empire continental que l’humanité ait connu, elle fait figure, en outre, de portion congrue d’un territoire « national » dont les parties les plus intéressantes, respectivement la Bouriatie et la Mongolie-Intérieure, ont été amputées et directement intégrées à ses voisins russe et chinois.

Pékin s’appuie localement sur un régime théocratique féodal, dirigé par le chef de l’Église mongole du bouddhisme tibétain, le Bogd Khan, qui articule le pouvoir temporel d’une vieille aristocratie se réclamant de Genghis Khan et le pouvoir spirituel d’un clergé pléthorique de 100 000 moines, sur une population totalisant 600 000 personnes. La colonie bénéficie d’un statut de relative autonomie, voire d’indifférence, ce qui lui vaut, notamment, d’échapper aux plus gros mouvements d’immigration en provenance du sud et aux politiques de modernisation qui ont pour objectif — quoique tardivement — de contrecarrer l’influence croissante des Européens et des Japonais en Chine.

Le peuple mongol est presque exclusivement composé de pasteurs nomades, qui perpétuent un mode de vie et des traditions dont la source remonte au Moyen-Âge. Le reste de l’économie, c’est-à-dire les secteurs du commerce et de l’agriculture céréalière et vivrière, est du ressort des Chinois. Une petite ruée vers l’or a bien lieu à partir de 1896, mais ce n’est pas assez pour démarrer une industrie à proprement parler, et la plupart des mineurs sont importés à grands frais de l’étranger, à cause de la réticence culturelle des Mongols à « blesser » la terre.

Le tournant du siècle voit la pression monter sur Pékin, qui paye les conséquences d’une accumulation de graves troubles internes et des prétentions de plus en plus contradictoires des Russes et des Japonais sur la Mandchourie, qui débouchent sur une guerre les opposant en 1904-1905. La Mongolie-Extérieure commence à apparaître comme une zone tampon entre trois empires concurrents. Les Qing jugent alors nécessaire de réviser le statut d’autonomie de celle-ci et de mettre en œuvre un programme volontariste de développement. Or, avant de pouvoir passer aux actes, la République de Chine est proclamée le 1er janvier 1912, et l’abdication du dernier empereur, Pu Yi, suit de près.

Les dirigeants mongols, voyant l’opportunité de s’affranchir d’une tutelle devenue pesante — entre autres à cause des menaces que font peser sur leur autorité les nouveaux plans de leurs suzerains, se sentant par ailleurs libérés de leur serment d’allégeance à l’égard de ces derniers, alléchés par la perspective de se débarrasser de leurs dettes auprès des Chinois, et faisant temporairement face à peu de troupes d’occupation —, optent pour l’indépendance. Ils demandent pour ce faire protection à la Russie tsariste. Le Kremlin avance ses pions pour protéger ses intérêts dans la région, mais leur impose de fait un protectorat. La période qui s’ouvre va, pour la première fois, permettre d’introduire des éléments de modernité en Mongolie, mais de façon encore timide.

Sont ouverts, par exemple, une première mine de charbon pour alimenter les besoins d’Ourga (la future Oulan-Bator), deux écoles primaires ainsi qu’une école militaire, trois petites maisons d’édition, un atelier de conditionnement de feuilles de thé, et une centrale électrique. On inaugure aussi un service de téléphone, et le premier périodique d’informations est lancé. L’administration est rationalisée par la mise en place de départements spécialisés, et une monnaie nationale est créée. De surcroît, grâce à des expéditions scientifiques russes en archéologie et en anthropologie, les Mongols peuvent préciser les contours de leur communauté avec de nouveaux outils intellectuels.

Le mouvement n’atteint toutefois pas la masse de la population, qui est rurale, et l’embryon de prolétariat qui fait son apparition reste surtout chinois. Il permet néanmoins à une minorité urbaine de se frotter à des idées et à des pratiques en vogue en Occident, dans un cadre qui sort du bouddhisme. Le Bogd Khan conserve cependant ses prérogatives et sa légitimité au sein d’un peuple analphabète qui ne connaît que lui comme figure publique.

La Révolution bolchevique de 1917 vient tout bouleverser, puisque c’est au tour du Tsar de perdre son trône. Les élites aristocratiques et religieuses mongoles se retrouvent alors face à un dilemme, qui va les poursuivre jusqu’à leur éradication finale, dans les années 1930 : puisqu’elles n’ont plus d’équivalent mandchou ou russe, vers qui se tourner pour se maintenir en place ? Les évènements leur laisseront peu de choix, et ce sera le baiser de la mort pour elles.

À Pékin, les généraux au pouvoir décident de mettre la colonie rétive au pas, et la reconquête est particulièrement brutale. Sans surprise, en novembre 1919, le Bogd est forcé de signer un décret annulant l’indépendance. Dans la foulée, l’arrivée, à Ourga, d’un baron balte et de sa garde prétorienne de 800 hommes, à un moment où la Sibérie est à feu et à sang, déchirée entre « Russes rouges » et « Russes blancs », ajoute à la complexité des évènements en cours. Il chasse les troupes chinoises et commence à massacrer les communistes et les Juifs, forçant ainsi Moscou à intervenir.

L’Armée rouge entre dans la capitale le 5 juillet 1921. Le 11 juillet, un gouvernement « populaire » prend les rênes du pouvoir, dix jours seulement après la création du Parti communiste chinois. Lénine comprend bien la nouvelle importance stratégique de la Mongolie en Asie : il amende la théorie marxiste du passage au socialisme en déclinant les conditions sous lesquelles il est possible de sauter le stade capitaliste pour les pays féodaux. Dans cette optique, les institutions de surveillance, de contrôle et de répression jouent un rôle central pour mettre au pas des campagnes perçues comme arriérées par nature.

Dans un premier temps, les Soviétiques, pragmatiques, s’accommodent de la présence du Bogd, de manière à se concilier le clergé et les nobles, en mettant sur pied une monarchie constitutionnelle. Puis, dans les années suivantes, de nombreux décrets limitent petit à petit les privilèges de ces derniers, jusqu’à l’adoption d’une Constitution républicaine en 1924, après la mort du souverain. La vocation du pays étant maintenant explicitement de servir de tête de pont à la progression du communisme en Chine — pour finalement être rétrocédé à cette dernière une fois la victoire acquise —, peu d’investissements sont entrepris, et les changements sociaux qui ont lieu sont limités.

Évidemment, les élites mongoles se trouvent de plus en plus insatisfaites de cette situation. Des relations sont donc établies avec le dernier empire dynastique susceptible de les aider à s’affranchir des Russes : le Japon. Celui-ci, dans sa politique d’influence en Chine, cherche à instrumentaliser les différentes factions militaires qui s’y disputent le pouvoir, mais il fait indirectement face aux nationalistes et aux communistes, soutenus par Moscou qui les alimente en armes via Oulan-Bator. En promettant aux Mongols de les aider à devenir indépendants, Tokyo espère briser ce front commun et s’implanter plus solidement dans le nord-est de l’Asie.

Le massacre des partisans de Mao Tsé-Toung par ceux de Tchang Kaï-chek à Shanghaï en 1927 éloigne d’un coup la perspective de réunifier la Chine et de contrecarrer les plans nippons. Staline, désormais maître du Kremlin, veut conserver à tout prix la Sibérie. La Mongolie est pour lui un espace vital à la protection du mince « corridor trans-Baïkal » dont dépend la présence russe dans la région, et il n’est plus question de compromis avec les féodaux ni de rétrocession à court terme : un « rideau de fer » tombe sur le pays.

À partir de ce moment, les dirigeants mongols, souvent au prix de leur propre vie, vont devoir reproduire chez eux les priorités stratégiques de leurs parrains soviétiques. La première de ces priorités consiste à asseoir l’autorité d’une nouvelle génération « de gauche » sur un Parti Populaire Révolutionnaire (PPRM) qualifié de « conservateur », puisqu’il est encore largement composé de notables de l’ancien régime. Dans un second temps, il s’agit de supprimer l’Église, qui reste au cœur de la vie économique, sociale et culturelle de la nation. L’étape finale est de transformer l’éleveur nomade en fer de lance de cette révolution marxiste qui nécessite un prolétariat industriel urbain. En somme, il faut faire table rase du passé.

En interne, les éventuelles velléités d’émancipation des Mongols sont de plus en plus restreintes par le maillage de canaux de communication et d’influence que tisse la Russie : gouvernement, PPRM, Internationale communiste, Jeunesses communistes, police secrète, ministères, provinces, institutions scientifiques, entreprises à capitaux partagés, etc. À l’extérieur, tout contact — ou contact attribué — avec les Japonais signe un blanc seing à un procès pour trahison. C’est de cette manière que le PPRM est purgé par vagues successives de ses éléments les moins dociles, qui sont remplacés par des jeunes repérés tôt et formés dans la plus pure orthodoxie de l’autre côté de la frontière.

Une première campagne de collectivisation des ressources, qui se traduit concrètement par une conquête des steppes par la ville, a lieu entre 1928 et 1932 dans le but de priver le clergé de son patrimoine et de réformer les unités productrices traditionnelles. Elle se solde cependant par un désastre économique et une situation insurrectionnelle généralisée, ainsi que par la fuite de 30 000 nobles, religieux et nomades « ordinaires ».

Qualifiée après coup de « déviation », elle est suivie d’une attaque plus frontale, de 1937 à 1939, destinée à porter le coup de grâce à l’Église, au moment où les tensions avec le Japon atteignent leur paroxysme. 30 000 personnes sont cette fois-ci condamnées à mort publiquement, dont une majorité de lamas, et 80% des temples et monastères sont réduits en cendres. Les Chinois, qui dominent toujours le commerce au début des années 1930, sont expulsés. Fait unique dans son histoire, la Mongolie se retrouve sous la coupe d’élites entièrement nouvelles.

L’État, par exemple, qui n’a plus la concurrence des écoles religieuses dans ce domaine, peut investir massivement en éducation : le taux d’alphabétisation passe de 6% en 1935 à 20% en 1940, puis bondit à 60% en 1950 — l’armée, avec la conscription obligatoire, ayant un impact significatif en la matière. Sous les ordres de Staline, toutes les minorités de l’URSS adoptent l’alphabet latin, puis le cyrillique, ce qui facilite l’accès à la langue russe, qui devient le véhicule de la nouvelle idéologie et des nouvelles formes d’ascension sociale. Des modes d’expression artistique inédits, comme le théâtre, le ballet, le cirque, le cinéma, la littérature, ainsi que des sports inconnus jusqu’alors, comme l’athlétisme ou le cyclisme, font aussi leur apparition.

Ces changements n’affectent toutefois pas fondamentalement la formidable capacité de résilience du pastoralisme nomade, qui reste la clef du contrôle de l’immense territoire mongol, avec son aridité hors normes et ses amplitudes thermales pouvant aller jusqu’à 100°C. L’échec de la collectivisation des troupeaux n’a en effet pas réglé le problème, pour le gouvernement, d’un monde rural opposé en tous points à une économie moderne, avec sa faible densité de population, son ubiquité, sa sensibilité aux variations climatiques, et sa création de richesse minimale.

À la veille de la Seconde guerre mondiale, le prolétariat industriel ne compte que 10 000 ouvriers — plus 10 000 autres si l’on compte les coopératives semi-artisanales. Le secteur extractif, quant à lui, ne se limite qu’à la mine de charbon de Nalaïkh, construite pendant le protectorat tsariste. L’emploi en usine n’attire de fait pas les Mongols, qui y restent souvent le temps d’une saison avant de s’évanouir dans les steppes, et les dizaines de milliers de lamas ayant échappé aux massacres ne peuvent trouver refuge que dans l’élevage. En 1953, 97% du bétail appartiennent ainsi toujours à des particuliers. Bref, à cette date, la structure de l’économie reste relativement inchangée.

C’est encore un événement extérieur qui va infléchir le destin de la Mongolie : il s’agit de la victoire des communistes sur les nationalistes en Chine en 1949, qui vient de surcroît s’ajouter à la défaite du Japon quatre ans auparavant. L’horizon se dégage donc a priori pour le pays, qui a été tour à tour zone de projection et zone tampon entre les grandes puissances de la région. En outre, Staline, s’il a certes forcé la main de Tchang Kaï-chek puis de Mao Tsé-Toung, a obtenu la reconnaissance de l’indépendance de jure (et non plus de facto) d’Oulan-Bator.[1]

La décennie de paix qui s’ouvre permet à la Mongolie de réaliser, finalement, la collectivisation du cheptel. Sa proportion sous propriété privée tombe à 25% en 1959, l’État privilégiant de nombreux incitatifs pour parvenir à ses fins sans répéter la catastrophe de 1928-1932. Le secteur primaire commence à se diversifier, avec l’ouverture de « nouvelles terres ». Les services éducatifs, sociaux, sanitaires et culturels sont en mesure d’atteindre les éleveurs et les agriculteurs, et ce, même dans les steppes les plus reculées, à partir d’une multitude de petits centres urbains relayés par des coopératives. De nombreuses autres infrastructures sont par ailleurs mises sur pied à la faveur de l’émulation entre Pékin et Moscou.

Mais c’est le divorce entre ces derniers, en 1959, sur fond de course au leadership dans le monde communiste, qui fait entrer la Mongolie pour de bon dans la modernité. La Chine, parfaitement consciente du fait que cette rupture arrive à un moment où son ancienne colonie peut capitaliser sur les synergies potentielles avec le tissu industriel sibérien, considérablement renforcé pendant la guerre pour protéger la force de production soviétique des Allemands, met cartes sur table en 1960.

Elle propose une main d’œuvre de 300 000 ouvriers accompagnée de la fourniture clefs en main d’un centre sidérurgique à Darkhan, en plein dans le « cordon ombilical » qui relie Oulan-Bator à la frontière russe. L’URSS réplique en août 1961 en récupérant en partie l’idée, mais afin de promouvoir l’agro-alimentaire, puis lance directement de massifs travaux en octobre, à tel point que Darkhan, ville nouvelle, est dès les années 1970 la plus grande agglomération après la capitale.

La cadence s’accélère à partir de 1966, quand Moscou et Oulan-Bator signent un nouveau traité d’amitié et d’assistance mutuelle, qui jette les bases d’une refonte de l’économie locale, et autorise le stationnement en Mongolie de la 39ème armée soviétique.[2] Dans le cadre de cette politique, ce sont surtout de grands projets miniers, entrepris dans la même zone, qui vont assurer que la Mongolie ne change pas de camp et serve effectivement de bouclier au corridor trans-Baïkal.

La colossale mine de cuivre et de molybdène d’Erdenet, située à 180 kilomètres de Darkhan et pour laquelle on érige ex-nihilo la troisième ville du pays, représentera ainsi dès son ouverture en 1978, et ce jusqu’à nos jours, la première source de revenus et de devises étrangères du gouvernement. Mongolrostsvetmet, qui se lance pour sa part dans l’exploitation de la fluorine après l’effondrement des livraisons chinoises, devient l’autre grande entreprise publique binationale. Mais on trouve aussi de l’uranium, et des pays comme la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est et la Bulgarie investissent sur place dans la production d’étain et d’or.

Ceci dit, le paradigme qui se dessine est clair : on passe petit à petit d’un mode de développement relativement « durable », basé sur l’occupation de tout le territoire et très demandant en capital humain, à un mode de développement dépendant de ressources limitées, privilégiant des poches géographiques, et largement automatisé. Tous les minerais sont destinés à être exportés tels quels, sans transformation préalable, et les technologies employées pour les extraire sont assez rudimentaires.

Pour l’heure, toutefois, le visage de la société mongole est radicalement transformé, au cours d’une période qu’il faut bien qualifier de « Trente glorieuses » socialistes, entre 1955 et 1985 environ. Sur le seul plan démographique, la population triple presque, grâce à des progrès spectaculaires en matière de santé, en passant de 845 500 à deux millions d’habitants, et les urbains deviennent majoritaires à 57%, contre 21,5% auparavant.

L’industrie, qui représente seulement 7% du produit matériel net (PMN) au début de cette période, en compte pour 35% à la fin, et a un effet d’entraînement sur le commerce, qui passe de 10% à 26%.[3] Par conséquent, l’agriculture — 68% du PMN en 1950 — décline jusqu’à 20% en 1985 et n’occupe plus cette année-là que 33% des actifs, à telle enseigne que le Politburo du PPRM évoque la possibilité de sédentariser la population nomade une fois pour toutes.

Les femmes, catégorie vulnérable par excellence, sont bien intégrées au marché du travail, et elles représentent 43% des diplômés des établissements d’enseignement supérieur. L’administration offre même à celles qui vivent à la campagne un accès à des maternités gratuites, un congé pré et post-natal, et des crèches. Leur taux d’alphabétisation explose pour atteindre 95%, et celui des hommes 98%, et toute une gamme de services est financée pour permettre aux enfants d’éleveurs de poursuivre des études, au premier rang desquels la pension complète et la gratuité scolaire. Une élite compétente dans les principaux corps de métiers est formée en URSS et en Europe de l’Est. Certes symbolique, on compte même, pour la petite histoire, un cosmonaute mongol dans la course aux étoiles.

Tous ces changements sont néanmoins portés à bout de bras par un État omniprésent, qui est le point d’articulation de priorités qui sont déterminées par et pour le Kremlin. En outre, quoique bénéficiant d’une relative période de grâce puisqu’elle commence tout juste à s’industrialiser, la Mongolie n’a aucune marge de manœuvre pour éviter la crise d’usure qui frappe de plein fouet la vieille Russie socialiste à partir des années 1980 : 95% de ses échanges sont réalisés avec le Bloc soviétique, 90% de ses besoins sont couverts par les importations, et un tiers de son PIB repose sur l’aide financière et technique des pays « frères ».

Pour redynamiser son vaste empire, Gorbatchev entame un programme d’ouverture économique (Perestroïka) et de transparence bureaucratique (Glasnost) qui va trouver un écho favorable au sein des jeunes Mongols les plus éduqués. Batmönkh, un universitaire qui prend le fauteuil de Tsedenbal, le Brejnev local, évincé en 1984, est spécifiquement chargé de mettre en place ces orientations à partir de 1986-1987. Il ne s’aventure cependant guère plus loin qu’une légère inflexion politique, autorisant la présence de quelques médias occidentaux, ou mettant sur pied une commission chargée de faire la lumière sur les purges des années 1930.

Sur le plan extérieur, le vent tourne par contre plus vite, et annonce la fin d’un long tête-à-tête forcé avec la Russie. La fonction de zone tampon de la Mongolie perd en effet de son importance depuis que Pékin s’est engagé, en 1978, dans un compromis avec le capitalisme et ne se pose plus en concurrente de Moscou. Les deux géants règlent leurs différends frontaliers en 1987, et Batmönkh peut signer plusieurs traités bilatéraux avec une Chine qui paraît sans arrières pensées, en étendant la démarche aux États-Unis.

Du socialisme au capitalisme, la transition chaotique vers une économie de rente inégalitaire

Le 10 décembre 1989, 200 personnes se rassemblent sous les fenêtres du Parlement à Oulan-Bator pour appeler les autorités à concrétiser une fois pour toutes leurs promesses de Perestroïka et de Glasnost. À la surprise générale, dès le lendemain, le PPRM en accepte le principe. Le 17 décembre, ce sont 2 000 manifestants qui reviennent avec une pétition — la première du genre —, dans laquelle ils demandent l’organisation d’élections libres l’année suivante. Le gouvernement se dit alors prêt à entamer des réformes, mais seulement dans le cadre d’un programme plus étalé dans le temps.

Rassemblé sous la bannière d’une Union démocratique mongole (UDM), le mouvement s’étend aux campagnes, et les doléances se font plus précises. Mais face à l’attentisme des autorités, c’est la légitimité même des institutions qui est désormais contestée. Le 8 mars, des violences éclatent et une personne décède : l’UDM, apôtre de la non-violence, est débordée. Coup de théâtre le 9 mars : le Politburo du PPRM annonce sa démission, et, peu après, le Parlement se réunit pour accepter le multipartisme. Enfin, le 10 mai 1990, après de laborieuses discussions, les premières élections libres de l’histoire du pays sont fixées à juillet, et l’agitation publique cesse.

Comment le régime a-t-il pu en arriver là en l’espace de cinq mois seulement ? Plusieurs facteurs éclairent directement l’issue des évènements. Le noyau originel des manifestants est d’abord composé des enfants des élites, formés en URSS ou en Europe de l’Est, sensibles aux idées de la période Gorbatchev, et qui connaissent tous, outre une langue slave, l’anglais ou l’allemand, ce qui leur donne accès aux médias occidentaux disponibles depuis peu. En outre, leurs demandes restent conformes aux règles politiques en vigueur, bien que leur méthode soit hors-la-loi. Les autorités ont donc deux bonnes raisons de penser parvenir à les maîtriser en se pliant initialement à leurs réclamations. C’est un accès de faiblesse qui ouvre la voie à l’émergence d’une critique plus populaire.

Quand les troubles atteignent leur paroxysme, le 8 mars, avec des dizaines de milliers d’individus de toutes origines sociales, une lutte latente pour le pouvoir fait rage au sein des hautes sphères de l’État entre les partisans de l’écrasement du mouvement et ceux de la négociation, à tel point que le ministre de la sécurité publique n’ose pas envoyer l’armée de peur qu’elle ne se retourne contre le gouvernement. Le Kremlin a bien fait savoir qu’il ne soutiendrait pas une répression musclée, ne souhaitant pas voir se répéter l’expérience chinoise de 1989 sur la place Tiananmen dans son pré-carré. Les orthodoxes sont dès lors écartés, et les réformateurs ont toute latitude pour emmener leurs troupes aux élections de juillet.

Au sein de l’opposition qui prend forme, une autre dynamique est en cours. Les enfants de la vieille élite, ceux de décembre 1989, attachés à compléter les acquis sociaux par des progrès démocratiques, se retrouvent vite marginalisés par des nouveaux venus dans l’arène publique, qui se font pour leur part les champions de l’économie de marché. Cantonnés aux centres urbains, inexpérimentés, tous arrivent en ordre dispersé au scrutin, et ils sont sans surprise défaits par un PPRM qui augmente au préalable les allocations, les bourses et les salaires, et peut compter sur sa grande légitimité dans le monde rural — qui est ironiquement non sans rappeler celle du Bogd à une autre époque.

À partir de ce moment, la transition s’accélère. La Russie met un terme à son soutien, réclame le remboursement de ses investissements passés, exige d’être payée en dollars, et rechigne à échanger par troc comme le souhaitent les Mongols. À court de liquidités, ces derniers se tournent en catastrophe vers les bailleurs de fonds multilatéraux et Washington : le Secrétaire d’État américain James Baker arrive en août 1990 à Oulan-Bator, au moment où le Fonds monétaire international y effectue sa première visite, et la Banque asiatique de développement suit en mai 1991. Comme entre 1911 et 1927, les dirigeants mongols cherchent en somme, à l’extérieur, un soutien pour se maintenir en place à travers la tempête. Or, dorénavant, ils peuvent compter sur l’appui du vainqueur de la Guerre froide, et non de dynasties à l’agonie.

De surcroît, là où il n’y avait pas d’isomorphisme entre féodalisme et socialisme, il existe maintenant, entre socialisme et capitalisme, une rationalité étatique commune qui autorise les permutations idéologiques. Maîtrisant les rouages d’une administration pléthorique et d’une économie urbaine et industrielle centralisée, les ex-communistes apparaissent en effet aux yeux des Occidentaux comme les techniciens les mieux à même, dans un contexte d’incertitude généralisée, d’ouvrir le marché local et d’engager les institutions dans la voie de la démocratie.

Apte à recevoir des prêts et des dons de l’Ouest, le gouvernement du PPRM s’engage ainsi dans un des programmes de privatisation les plus rapides au monde : moins d’un an pour les plus petites entreprises. Chaque citoyen se voit donner des coupons représentant une proportion égale de l’unité en jeu, mais peu ont idée de leur valeur et du fonctionnement de la bourse, si bien que les pasteurs nomades et les citadins fragilisés par la soudaineté de la crise les vendent à rabais pour acheter des biens de consommation courante.[4] Quant aux appartements, ils sont simplement donnés à leurs occupants.

À la campagne, quelques 26 millions de bêtes ainsi que du matériel (tracteurs, outils, etc.) sont répartis par les directeurs de chaque coopérative en priorité à leurs familles et à leurs réseaux personnels, grâce à quoi, dès 1992, 5% seulement des ménages ont des troupeaux de 200 têtes et plus, et 42% de moins de 31 têtes.[5] Les prix sont libéralisés, et l’inflation explose : elle atteint alors 325%. L’État sabre en parallèle dans ses dépenses, avec pour conséquences, parmi d’autres, une mortalité des mères en couche qui double dans les trois premières années de la transition, des abandons scolaires de plus en plus nombreux, des milliers d’enfants qui deviennent sans-abris dans les rues de la capitale, et des collections muséales pillées.

La corruption devient endémique dans le jeu de recomposition du patrimoine des élites, gangrénant le quotidien des citoyens comme les décisions des plus hauts responsables. En 1993, le vice-Premier ministre Purevdorj signe, par exemple, un accord avec la firme américaine Ibex Group, lui octroyant un monopole de 99 ans sur l’extraction des ressources minières, les télécommunications, le tourisme et le cachemire. Une fuite in extremis dans la presse fera avorter le projet deux ans plus tard. Les Russes, pour leur part, décident de vendre au secteur privé la moitié de leurs 49% d’Erdenet — qui évite pourtant à la Mongolie la faillite pure et simple — au coût largement sous-évalué de 240 000 dollars.

Lassés, les citoyens votent pour le changement en 1996, en portant au pouvoir l’ancienne UDM, concrétisant la première alternance politique depuis 1921. Soutenue par des organisations américaines et allemandes liant économie de marché et démocratie, celle-ci se révèle pourtant plus déterminée encore à mener à bien la thérapie de choc, allant jusqu’à retirer 103 000 pensionnaires du système de retraite. L’affairisme reprend de plus belle, et la situation économique et sociale reste dramatique.

Au terme d’une décennie de « réingénierie » étatique, et malgré les coûts de licenciement les plus bas du monde, l’absence de véritables taxes sur le commerce, et le cinquième rang détenu par la Mongolie parmi les pays les plus dépendants à l’aide étrangère, le revenu par habitant est 77% inférieur à celui de 1989. Le chômage fait des ravages au sein d’une population sur-éduquée, qui vient gonfler le nouveau secteur informel, qui représente, dans la capitale seulement, entre 20% et 40% des actifs. Le taux de natalité chute de 52%, et le nombre de mariages de 40%. Un tiers des Mongols vit sous le seuil de pauvreté, et les inégalités ne cessent de croître.

La situation est totalement inédite du point de vue des changements structurels. On assiste à un passage « du Deuxième au Tiers Monde », qui se caractérise par la conjugaison d’une désindustrialisation, d’un exode urbain, et d’un retour à un pastoralisme nomade dont la productivité est en baisse. L’industrie voit en effet sa part dans le PIB s’effondrer de 41% en 1990 à 20% en 2003, un processus qui amène des milliers de familles citadines à devoir s’exiler à la campagne pour se lancer dans l’élevage, sans expérience. Ce mouvement fait reculer le nombre d’urbains à 52%, avant un douloureux retour de bâton en 1999, qu’Oulan-Bator absorbera au détriment des autres villes. La proportion du secteur agricole dans l’emploi total passe de 32% en 1989 à 49% en 1998, et de 15,5% à 37,5% dans le PIB.

Cet afflux dans les steppes survient alors que la majorité des 35 000 puits ne sont plus entretenus et que la disparition des coopératives — qui aidaient à mettre les animaux sur le marché et fournissaient les services sociaux — forcent les éleveurs à rivaliser pour les meilleurs pâturages. De 1990 à 1999, le cheptel passe ainsi de 26 millions de têtes à 33,5 millions, dépassant la capacité de renouvellement du milieu. En outre, sa composition change de façon radicale, la recherche de rentabilité à court terme faisant préférer les chèvres, dont on exporte la laine de cachemire en Chine, aux moutons, mais les premières arrachent les pousses au lieu de les couper comme le font les seconds, accélérant une tendance lourde à la désertification.

Ainsi, lorsque une série d’étés secs suivis d’hivers plus rigoureux qu’à l’habitude s’abat sur la Mongolie en 1999, 2000 et 2001, ses effets vont s’en trouver démultipliés par les conséquences de la crise en zone rurale. Ne bénéficiant plus d’assez de réserves de graisse ni de fourrage, les animaux doivent faire face au gel et au dégel de la neige (dzud), qui forment une croûte difficile à traverser pour atteindre une herbe devenue plus rare. Quelques 11 millions d’entre eux meurent de faim, laissant leurs propriétaires dans le plus grand dénuement. Le pastoralisme, malgré toutes les vicissitudes du XXe siècle, vient de perdre, pour le peuple, sa vocation de refuge face à la crise.

Les déshérités qui ne vont pas (re)venir gonfler brutalement les quartiers périphériques de la capitale envahissent en masse une extension originale de l’économie informelle, dont un embryon commence tout juste à se structurer : les mines artisanales. Cependant, au même moment, dans un élan que la Banque mondiale qualifie de « sans équivalent » ailleurs, le secteur extractif formel attire, quant à lui, une multitude de firmes étrangères dans le but de profiter des formidables gisements d’or, de cuivre, de fluorine, de fer, de plomb, d’argent, de tungstène, d’uranium, de zinc et autres qui sont découverts.

Cette double dynamique prend racine dès les premiers mois de la période capitaliste. Le déclic a lieu en 1991, dans le village de Bornuur, dans le centre-nord du pays, lorsque quelques dizaines d’individus commencent à recycler les sédiments environnants pour en extraire paillettes et poussières d’or. Non loin de là, d’autres décident de se spécialiser dans la récupération du mercure présent dans le sol après l’explosion en 1956 d’un stock de dix tonnes, afin d’alimenter la demande locale.

En 1993, ce sont des travailleurs de la mine de charbon de Nalaïkh qui s’approprient les nombreux tunnels laissés vacants à sa fermeture. Puis, en 1995-1996, des centaines d’ex-employés d’autres mines publiques, pour la plupart hautement qualifiés, assistés de leurs familles, se lancent à leur compte dans les roches aurifères. Enfin, au cours de la première moitié de 1999, ils sont rejoints par une vague plus importante d’anciens fermiers et d’urbains marginalisés, à l’issue de laquelle ces « pionniers » sont près de 10 000.

De son côté, le gouvernement entame, en 1992, son programme « Or » dans le but d’attirer les investissements étrangers qui font cruellement défaut à ses finances. En 1994, il franchit une étape supplémentaire en ouvrant son très secret Fonds géologique. Mais c’est surtout l’adoption, en 1997, d’une loi sur le sous-sol considérée comme un exemple de libéralisme en la matière, qui permet d’obtenir le véritable aperçu des richesses souterraines. Le départ d’une course aux licences d’exploration est sonné, et son succès est tel qu’en 2003, avec près du quart du territoire national couvert, on en compte près de 2 600, auxquelles s’ajoutent 78 000 hectares sous licences d’exploitation détenues par 141 entreprises.

La majorité de ces 141 entreprises se concentre dans des zones alluviales aurifères présentes un peu partout, et les technologies auxquelles elles ont recours, toujours largement tributaires de l’héritage socialiste, entraînent des pertes de 15% à 45% de l’or contenu dans le minerai qu’elles traitent. C’est donc ce qu’elles laissent derrière elles qui va stimuler la convergence avec le secteur informel en s’imposant comme la seule alternative immédiate de survie aux individus affectés par les dzuds. En l’espace de trois ans seulement, et par capillarité avec les quelques réseaux déjà constitués, le nombre des mineurs artisanaux est multiplié par dix, et en 2003, il dépasse le cap des 100 000.

Il faut dire que le potentiel de recyclage en question est substantiel, puisqu’à ce point précis, chaque année, ce sont près de 7,8 tonnes d’or qui sont rejetées par les industriels, à l’origine de 95% des 7,5 tonnes extraites par les artisans (pour une valeur de 60 millions à 100 millions de dollars), en plus de stocks fixes restants estimés à 48 tonnes de métal pur. Certains experts n’hésitent pas, devant ces chiffres, à envisager un ancrage du phénomène sur plusieurs décennies.

Les sédiments, notamment, qui forment le gros de ces déchets, présentent l’avantage d’être relativement simples à exploiter pour des néophytes dépourvus de moyens financiers et matériels, grâce à quoi ils attirent la plus grande part des nouveaux arrivants. On compte néanmoins 20 000 chercheurs d’or spécialisés dans les roches, plus difficiles d’accès, et même, quoique marginalement, des groupes qui vivent de la fluorine, des gemmes, du sel de montagne, et bien sûr du charbon et du mercure.

La diversité de cette population ne s’arrête pas là. Hommes, femmes et enfants tiennent des rôles généralement différents. Les métiers d’origine sont aussi variés que juge ou ouvrier. Les revenus sont susceptibles de passer du simple au décuple d’un lieu à l’autre pour la même activité. Et le temps investi peut représenter quelques jours ou plusieurs saisons, avec un mode opératoire sédentaire ou nomade, tout cela en fonction du profil et des circonstances de chacun : mineur professionnel, éleveur, étudiant, retraité, prestataire de service ; avec des dettes à rembourser, des enfants à charge, etc.

Si la condition sine qua non de leur existence est évidemment la relative inefficacité de l’industrie, les mineurs artisanaux possèdent par rapport à celle-ci, en contrepartie, un avantage technologique avec leurs procédés manuels. Plus précis et plus réactifs, ils sont capables de traiter un minerai contenant jusqu’à cinq fois moins de métal au mètre cube et ils en évaluent la densité moyenne en continu, alors que les compagnies établissent leurs objectifs sur une moyenne de plusieurs jours. En outre, ils ne s’arrêtent pas pendant l’hiver comme ces dernières, qui doivent tenir compte des conditions climatiques rigoureuses pour la machinerie et de leurs besoins importants en eau liquide.

Chaque détail de leur occupation est soumis à réévaluation et adaptation constantes. En témoignent, notamment, l’importation en 2003 d’« essoreuses » à sec californiennes, disponibles en version locale deux ans après, et celle, en 2005, de détecteurs de métaux coûtant entre 1 500 dollars et 4 000 dollars. Plus rien ne les retient, à la suite de ces « innovations », pour explorer d’autres terrains qui ne sont pas privatisés, comme l’immense parc naturel du désert de Gobi. Bref, le dynamisme de ces artisans est tel qu’ils constituent, peu après leur émergence, la première source de revenus et de nouveaux emplois dans le monde rural.

Malgré tout, leurs communautés reproduisent les inégalités qui caractérisent la société mongole dans son ensemble. Elles sont les premières victimes des dégâts environnementaux qu’elles causent, et les heures de travail excessives, les conditions sanitaires déplorables et la criminalité élevée y sont chroniques. Par ailleurs, les villages près desquels elles s’établissent, débordés par leur nombre et ne disposant pas des infrastructures nécessaires pour les prendre en charge, réagissent souvent mal à leur voisinage. Enfin, leur économie dépend, comme celle du reste du pays, de prix volatiles déterminés à l’extérieur, et elle génère de l’argent liquide destiné à être consommé largement en produits importés ou réinvesti à Oulan-Bator, par exemple dans l’achat de taxis.

Exclus du système de sécurité sociale, comme près de 60% des actifs (surtout ruraux), par un gouvernement soucieux de limiter au strict minimum ses dépenses au lendemain de l’effondrement du régime socialiste, les mineurs artisanaux sont en outre maintenus dans une illégalité prolongée. Cette illégalité sert de prétexte aux services de sécurité des détenteurs de licences et aux forces de l’ordre pour les réprimer et leur confisquer leur production, parfois violemment, puisqu’ils « volent » des ressources ne leur appartenant pas, bien qu’elles soient dénuées de valeur commerciale en l’état.

Les autorités, responsables en premier et en dernier ressort de cette situation, maintiennent une attitude volontairement attentiste à leur égard pendant toute la décennie 2000. La Banque nationale de Mongolie est en effet la seule au monde à être habilitée à acheter de l’or brut et à le vendre pour en tirer un bénéfice ; elle participe à ce titre au circuit de l’orpaillage informel. De plus, la dispersion de ces 100 000 victimes de la thérapie de choc des années 1990 sur un territoire immense évite l’explosion d’Oulan-Bator, donc une potentielle montée de la contestation sous les fenêtres du Parlement. C’est aussi, de manière plus subtile, à un coût modique pour les finances publiques, un réservoir d’« entrepreneurs » rompus aux pratiques du marché, pour le jour où la conjoncture en aura besoin.

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’adoption, en 2010-2011, d’une série de mesures législatives visant à encadrer leurs activités. Ces mesures stipulent en particulier que les mineurs artisanaux peuvent acquérir des licences collectivement et signer des contrats avec les entreprises dont ils exploitent les déchets. Cependant, les conditions en sont si complexes et si restrictives que leur mise en pratique pose déjà problème sur le terrain et crée une énième sélection entre les « méritants », qui ont les moyens de rentrer dans le droit, et les autres.

* * *

Nombreux sont ceux, au sein de la galaxie des institutions internationales ayant pignon sur rue à Oulan-Bator et au sein du gouvernement, qui prédisent que les mineurs artisanaux réintégreront d’eux-mêmes l’économie formelle à mesure qu’une période prolongée de croissance leur en offrira les opportunités. C’est faire abstraction des facteurs structurels que nous venons de passer en revue, ainsi que des tendances lourdes du système capitaliste à produire de l’exclusion pour maintenir son rythme de développement, en particulier dans le cas qui nous intéresse.

Plus grave, peut-être, pour des décideurs ancrés dans le présent : l’actualité leur donne déjà tort. Le nombre de « ninjas », comme les médias les surnomment en référence aux personnages d’un dessin animé auxquels ils sont censés ressembler avec leur équipement, est aujourd’hui loin de se résorber, notamment après un autre dzud en 2009-2010, qui a entraîné à lui seul la mort de huit millions de têtes de bétail. Tout l’équilibre des steppes est chamboulé, et les facteurs aggravants sont bien sûr d’origine anthropique. L’industrie extractive, quant à elle, n’est pas en mesure de fournir les emplois nécessaires, occupant seulement 4% des actifs au plus fort du boum des années 2000, alors qu’elle compte pour un tiers du PIB et 70% des exportations.

En outre, les tensions populaires se multiplient autour de l’accès à la rente minière, comme l’illustrent l’apparition de coalitions citoyennes réclamant une plus grande prise de participation des autorités dans les projets d’exploitation dits « stratégiques ». Une nouvelle loi sur le sous-sol leur fait d’ailleurs partiellement écho depuis 2006. Le PPRM et les héritiers de l’UDM se livrent aussi une concurrence de plus en plus féroce pour gagner le pouvoir de « redistribuer », avec des surenchères de promesses de primes et de chèques divers aux votants. Cette concurrence explique en partie des affrontements post-électoraux ayant fait cinq morts en 2008, des violences inédites depuis 1990.

La Mongolie n’a finalement fait que troquer une forme de dépendance pour une autre, et tout y est à reconstruire, en priorité ses infrastructures urbaines. 60% des habitants de la capitale, par exemple, vivent sous une yourte. Le pays est plus vulnérable que jamais aux variations des prix des matières premières, et sa balance du commerce extérieur est chroniquement déficitaire. Par ailleurs, la Chine, par le seul pouvoir du marché, a réussi à y reconquérir en sous main sa position prédominante : elle en est le premier investisseur, le premier client, et bientôt le premier fournisseur.

Ce dernier point a son importance. L’État mongol ne doit en effet son existence qu’à l’équilibre des puissances entre ses grands voisins. Mais sa spécificité tient au fait que, jusqu’à la découverte du plein potentiel de ses réserves minérales dans les années 1990, il remplissait seulement une fonction politique, d’où son entrée tardive — 1950-1960 — dans la modernité. Il est le plus pur produit de l’interventionnisme étranger, avec son lot d’évènements déclencheurs lointains et de conséquences locales arbitraires. Ses élites ont réussi à traverser indemnes toutes les crises, à l’exception du stalinisme. Jusqu’à quand le pourront-elles, maintenant qu’elles sont assises sur des mines d’or qui aiguisent même l’appétit du placide Canada et que les attentes de la population sont immenses ?

Arthur Floret

Bibliographie indicative

Pour approfondir le sujet, nous proposons les sources suivantes :

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[1] La République de Chine (Taïwan), où les nationalistes de Tchang Kaï-chek se retrancheront, dénoncera par la suite cet accord et contestera l’indépendance de la Mongolie jusqu’en 2002.

[2] Cette dernière atteindra un pic de 100 000 hommes, à une époque où l’URSS et la Chine en viennent effectivement aux coups au sujet d’un différend frontalier (incident Damansky/Zhenbao en 1969).

[3] Le produit matériel net était l’indicateur comptable de référence du Bloc soviétique.

[4] En 2003, 0,5% de la population possède plus de 70% des parts des compagnies privatisées à ce moment-là.

[5] C’est une inégalité qui, en 2006, ne s’est pas résorbée, puisque 52% des familles impliquées dans le secteur ont moins de 100 animaux. Il en faut entre 200 et 300 à une famille de quatre à cinq membres pour vivre décemment.

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