Les astres incompris

Par Vincent Laliberté,

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La réputation de Ranbran n’était plus à faire dans le village de Naitev. En plus d’avoir épousé il y a peu de temps Marianne, sans aucun doute la plus belle de la région, il tirait plus de récoltes de sa terre, la plus vaste et la mieux entretenue, que quelques voisins réunis. Flanqué d’un énorme sourire qu’il distribuait volontiers à tous, Ranbran pavanait le dimanche matin en compagnie de Marianne à la messe, paré de beaux vêtements semblables à ceux de quelques commerçants prospères parfois de passage dans le village.

Ce soir-là, Ranbran allait rejoindre à la taverne un vieil ami du nom de Gibère. Leurs  chemins s’étaient séparés plusieurs années auparavant. Ils passèrent leurs jeunes années ensemble, jusqu’au moment où le père de Gibère, déjà l’homme le plus riche du village, acquit une forte somme d’argent par la vente de son écurie composée de pur-sang et déménagea avec sa famille en ville. C’est à cette même époque que le père de Ranbran aida son jeune homme à mettre la main sur une des terres les plus luxuriantes de la contrée.

Ranbran sauta de sa selle d’un bond athlétique que seuls les cavaliers les mieux entraînés parvenaient à maîtriser, sous le regard d’une paysanne qui poursuivit sa route sans trop y porter attention. Il jeta un regard pensif à la Lune, sachant dans son for intérieur que sa compagnie eut été préférable, à fumer sa pipe sur son banc de pierre posté à l’arrière de sa maison. Sans exactement savoir pourquoi, la lettre enthousiaste que lui avait fait parvenir Gibère soulignant son passage dans le village ne suscita pas en lui beaucoup de joie. Et même ce matin, lorsque son ami Pierre lui proposa une randonnée à cheval, il considéra sérieusement l’option de faire faux bon au visiteur impromptu.

Arrivé soigneusement quelque peu en retard au rendez-vous, afin de montrer à Gibère qu’il était en vérité un homme occupé, il s’étonna de trouver vacante la table un peu en retrait près du foyer, où quelques bûches se consumaient doucement, un temps le lieu de prédilection des deux jeunes loups. Ranbran s’installa avec un boc de bière, réchauffé par la douce chaleur irradiant des braises, mais peinait à se sentir confortable en raison d’un malaise au ventre qui le tenaillait depuis peu, probablement dû à la volaille dont il s’était régalé aujourd’hui. Bien calé dans son banc, il se surprit à souhaiter secrètement que Gibère n’ait pu se rendre à leur rendez-vous. Peut-être celui-ci l’aurait-il tout simplement oublié, ce qui aurait l’avantage de lui donner un prétexte pour paraître insulté et de ne pas désirer remettre l’événement. Après tout, on oublie sincèrement que les rendez-vous qu’il nous fait sincèrement plaisir d’oublier, se dit Ranbran, la main droite caressant sa barbe et le regard perdu en direction des légères flammes virevoltantes du foyer. D’un autre côté, la perspective de faire partie d’un rendez-vous digne d’être oublié se mit à lui déplaire, et il se dit que par malchance, un grave malheur pourrait avoir frappé Gibère. Prenant une mine affligée, il se dit que lui, son vieil ami d’antan pourrait alors accomplir la noble tâche de se rendre à la cité prononcer un discours élogieux sur… Ses pensées cédèrent le pas à la réalité alors que la porte de la taverne s’ouvrit brusquement et que Gibère entra en scène un sourire aux lèvres encore plus large que celui, quoique déjà imposant, de Ranbran le dimanche matin. Un vif coup d’œil au foyer le découragea de l’utiliser comme ultime méthode de fuite possible.

– Ranbran, mon vieil ami ! prononça avec véhémence Gibère en lui tendant la main, muni d’un nouvel accent peu naturel qu’il avait sans doute acquis en ville. Ranbran rassembla son énergie, le salua et lui serra la main avec un entrain similaire. Maintenant campé sur le siège en face de Ranbran, Gibère tira de son manteau une pipe faite d’un beau matériel vert que Ranbran ne connaissait pas, ainsi qu’une petite poche contenant du tabac.

– Comme il fait bon de te revoir! Tu m’accompagnes Ranbran?

Ranbran eut un mouvement de la main gauche vers l’endroit où était gardée sa pipe en bois dans son manteau, puis eut un mouvement de recul et spontanément dit :

– Je travaille la terre plus rapidement lorsque je n’ai pas cette boucane dans le corps, alors j’ai naturellement cessé cette habitude.

– Ah bon, répondit Gibère avec un sourire à peine perceptible que Ranbran ne parvenait pas à interpréter, mais qui ne lui plaisait guère. Il y a plusieurs années que nous ne nous sommes pas vu mon cher ami, que deviens-tu?

Ranbran, bien que quelque peu méfiant, avait tout de même hâte que cette question soit lancée. Aucun détail de sa haute discipline de vie ne fut laissé de côté, qui débutait par son lever tous les matins peu de temps avant le coq qu’il allait lui-même sortir du sommeil, puis par son travail qu’il accomplissait avec une rare intensité, alors que tous se réveillaient à peine. Cette discipline spartiate lui avait permis de rapidement cumuler un bon profit et de prendre en charge un commerce entre différents villages. Il laissa quelques secondes de silence suite à l’annonce de son mariage avec Marianne, sachant très bien l’amour que Gibère avait jadis porté pour elle, prenant soin de lui parler de ses mains encore douces qui n’avaient pas à subir l’aigreur du travail.

Ranbran reprit son souffle après avoir discouru longuement et regarda nerveusement son vieil ami, qui fumait tranquillement sa pipe avec un air dangereusement calme.

– Très intéressant Ranbran, je vois que tu travailles beaucoup, lui dit Gibère avec une légère insistance sur le mot « travailles », qui n’échappa point à son interlocuteur.

Gibère déposa sa pipe sur la table, prit une gorgée de bière puis une bonne respiration, et on eût ensuite dit que des digues venaient de s’ouvrir sur des flots de propos qui déferlèrent sur Ranbran. Il avait passé quelques années à l’université à la suite de son départ de Naitev, étudiant jour et nuit afin de bien comprendre les grands esprits de ce monde. L’érudit prit un long moment pour partager l’essentiel de la pensée de chacun à son camarade. Alors même que l’évocation de ce lieu mythique et des incompréhensibles idées de ces penseurs provoquaient une forte impression sur Ranbran, Gibère ajouta que malgré sa réussite indéniable, il avait laissé tomber ce lieu d’étude qui étouffait maintenant ses aspirations créatrices. Des pièces de théâtre émergèrent de sa plume, et c’est dans ces circonstances qu’une histoire d’amour passionnée s’enflamma entre lui et une actrice bien connue, qui jouait à ce moment-là le rôle de Juliette dans le classique de Shakespeare. Leur échange épistolaire était d’une telle richesse que Gibère songeait déjà à le publier, bien que, admit-il, le génie littéraire de sa dulcinée fut si grand qu’il craignait qu’il ne porte ombrage à ses lettres en comparaison ternes et ordinaires. Puis, après avoir discuté longuement de ces échanges dans leurs moindres détails, il prit une pose théâtrale et expliqua qu’un drame terrible avait réduit son âme en cendre. Ranbran était alors de plus en plus concentré sur les douleurs épouvantables qui lui rongeaient le ventre. La seule explication qu’il était en mesure d’imaginer pour les expliquer était que l’âme même de cette volaille se vengeait de lui. Il tendit néanmoins l’oreille avec un regain d’intérêt à l’annonce du drame terrible. Juliette dut se résigner à quitter Gibère, l’homme de sa vie, lorsqu’elle apprit que celui-ci entretenait une liaison secrète avec une autre actrice de la troupe. Roméo consacrait maintenant sa vie à regagner le cœur de sa tendre bien-aimée, elle qui se laissait désormais dépérir en raison de sa grande peine de devoir se tenir loin de lui afin de préserver sa dignité.

Ranbran, les deux mains sur le ventre et pratiquement plié en deux, répondit avec précaution, de peur de blesser son ami :

– Ce que tu racontes est passionnant, mais par malheur j’ai dû manger quelque chose d’avarié aujourd’hui qui me cause d’horribles crampes. Il faudra se reprendre dès que tu repasseras au village.

– Ce sont des choses qui arrivent. Mais attend un peu, je voulais que tu me donnes ton avis sur ma toute dernière pièce que j’ai écrite, tu es d’ailleurs l’un des personnages, dit Gibère en retirant de son manteau un volumineux texte qu’il déposa devant son ami. Tout en lisant le titre de la pièce : « Les temps révolus », Ranbran, blême et visiblement peu enjoué, alla d’un geste instinctif chercher sa pipe de bois et l’approcha de sa bouche quand il réalisa l’erreur à travers le rictus sur le visage de Gibère. Après un long silence, Gibère accosta le propriétaire de la taverne qui passait à côté d’eux et lui donna quelques pièces en lui disant :

-C’est pour nous deux et garde le reste.

***

Après s’être assuré que « Les temps révolus » étaient bien mis en scène par les grenouilles et autres occupants d’un étang sur le bord de son chemin, Ranbran se traina jusque chez lui tenant son cheval par la bride, indigne de le chevaucher. Ses pensées étaient embrouillées et sombres. Certes il n’avait même pas bu la moitié de son boc, mais la bière combinée avec le poulet vengeur dont il ne s’approcherait plus étaient sans aucun doute les causes de cet état d’âme. Peut-être aussi avait-il cessé d’être reconnaissant envers l’Éternel, ne manquant pas une occasion pour échapper de délicieuses blagues au sujet du curé, dont l’une d’elles le fit ricaner brièvement. Il se rembrunit aussitôt en songeant aux propos peu élogieux que Gibère rapporterait à son sujet aux habitants de la ville.

Il entra péniblement dans sa maison et s’étendit directement sur son grand fauteuil. Les douleurs lancinantes émanant de son ventre, un peu amoindries le temps de la marche, étaient revenues de plus belle. Il émit des gémissements plaintifs jusqu’à ce que sa femme vienne le voir avec un breuvage chaud. Le sirotant doucement, Renbran s’esclaffa :

– La volaille que tu as préparée aujourd’hui me broie maintenant les entrailles!

– Pourtant, j’en ai mangé aussi et je me porte très bien, lui répondit Marianne.

Ranbran ne voyait vraiment pas où elle voulait en venir avec cet argument. Il reprit sa complainte afin de lui prouver son point.

– Et puis, comment ça s’est passé avec Gibère ?

– Ah! Je ne sais pas trop. Il a l’air de bien aller.

– De quoi avez-vous parlé ?

– Bien… il m’a parlé d’université, de théâtre, de princesse et de trahison. Mais je ne pouvais l’écouter en raison des douleurs. Il a dû me trouver fort ennuyeux. Je doute que monsieur le grand prince daigne venir me faire l’honneur de passer me voir.

– Cela n’a pas l’air d’avoir été un si bel échange.  Tu es en colère après lui ?

– Comment ? Pourquoi? Ah puis oui, damné soit-il! Comment osa-t-il me faire l’insulte ultime de payer pour nous deux?

– C’est bien ce détail qui t’a dérangé à ce point?

– Ces histoires étaient insupportables! L’immolation eût été préférable à cette scène invivable.

– Toi, mourir pour ça? Dit-elle d’un ton habilement choisi pour attiser sa fierté.

Se levant de son fauteuil de manière emportée, ne souffrant soudainement plus, il proféra le poing brandi :

– Tu as raison, j’aurais dû dans un élan aussi imprévisible que brutal le provoquer en duel et lui donner l’honneur d’une fin tragique!

Marianne hésita un peu avant d’ajouter ce qui lui brûlait les lèvres, mais sentait bien que c’était exactement le bon moment, une fissure ayant été faite dans l’épaisse cuirasse de son nouveau mari, qui se refermerait peut-être pour longtemps encore.

– Tu sais, nous nous sentons parfois de la même manière que celle dont tu t’es senti avec Gibère lorsque c’est toi qui parles Ranbran.

Ranbran se renfrogna immédiatement et, se disant que c’était après tout normal dans son cas à elle, puisqu’il s’agissait d’une femme, lui répondit :

– Ça ne vaut que pour toi, tu ne peux pas parler pour les autres.

– Tu en es sûr? C’est vrai que je ressens parfois cela aussi, mais ce matin à la messe, lorsque tu as dit à Pierre que tu ne pouvais pas aller faire du cheval avec lui et Albert puisque tu rencontrais quelqu’un d’important, Albert à fait un grand sourire dès que tu as eu le dos tourné et Pierre lui a fait un clin d’œil.

Cet improbable clin d’œil était la goutte qui fit déborder le vase et Ranbran, désarçonné, chercha du regard un appui dans la pièce, mais en vain.

– Cela en est trop, vous êtes tous ligués contre moi, dit Ranbran en se levant et en sortant de la maison par la porte de derrière.

Sur son banc de pierre à l’extérieur, il sortit sa pipe de bois, sa poche de tabac, et fuma pour remettre de l’ordre dans ses idées. Il regarda la Lune et lui dit :

– Toi et moi, nous sommes pareils, nous sommes des astres incompris.

La lune, indifférente, poursuivit son inlassable route.

Né à Sherbrooke, Vincent Laliberté est étudiant en médecine à l’Université Laval et rédige présentement un mémoire de maîtrise en sociologie portant sur la découverte  des médicaments.

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