Éditorial — Révolution Tranquille… ou révolution permanente?

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Par André Thibault,

Version pdf.: Thibault, Andre – Editorial

Le cinquantième anniversaire du début officiel de la Révolution Tranquille vient de se terminer. Tout le monde ou presque en a parlé. Qu’est-ce que Possibles , qui par définition n’est pas une revue d’histoire, peut bien dire de plus? Si ce n’est que les tâches inachevées, conjuguées aux nouveaux espoirs et face aux nouveaux obstacles, contribuent à baliser le champ des possibles. Préserver? Poursuivre? Pleurer les blocages et les échecs?  Ou réévaluer le terrain en tenant compte d’un bilan lucide du chemin parcouru?

Mais quel bilan de quel chemin? Grand chantier étatique? Émergence d’une société civile militante? Mutation des valeurs et des rapports sociaux, notamment familaux? Passage du pouvoir de l’Église à une laïcité « ferme »? Explosion de créativité culturelle? Et puis… à quel point l’horizon de la souveraineté (ethnique ou citoyenne) est-il une composante essentielle de cette aventure?

La diversité des lectures qui se sont confrontées en cette année jubilaire laisse déjà soupçonner la complexité du sujet et la variété des cheminements des divers acteurs. Une petite confidence : chargé, en tant que membre de longue date du comité de rédaction de Possibles version papier, de coordonner ce numéro électronique sur la Révolution Tranquille, je me suis pris en flagrant délit de procrastination accompagnée de tous les malaises musculaires d’usage. Puis, le trouble s’est clarifié : entré au service d’Hydro-Québec en tant que sociologue du travail dans les mois qui ont suivi la nationalisation de l’électricité, j’ai cru ardemment que « maîtres chez nous » , nous vivrions les rapports collectifs de travail autrement , dans un esprit plus juste, plus démocratique, plus convivial. Et je me suis trouvé confronté à l’émergence d’une classe dirigeante technocratique fascinée mimétiquement par ses homologues anglophones du privé, cherchant systématiquement à briser les liens de solidarité internes aux anciennes filiales, lancée dans une course effrénée à la croissance pour la croissance, considérant les préoccupations environnementales  comme des lubies d’intellectuels archaîques (on ne disait pas encore immobilistes).

Je ne crois pas faire exception : dans une variété de contextes, ce ne furent ni le paradis ni l’enfer… mais tout de même l’accélération et l’institutionnalisation de mutations majeures dont il faut prendre la mesure et comprendre les contradictions.

Émergence d’un État fort

Le char de l’État navigue sur un volcan

– Joseph Prudhomme

Quels que soient les sens qu’on lui a donnés par la suite, l’expression même de « Révolution Tranquille » est née du besoin de nommer l’accumulation vertigineuse de réformes gouvernementales, rognant des pouvoirs à l’État fédéral et à l’Église. et créant une dynamique collective volontariste sur de nombreux terrains livrés jusqu’alors au laisez-faire et aux caprices de la fatalité. Bien sûr, les programmes ainsi mis en place ont eu des répercussions  dans la vie privée, la culture et l’économie, en même temps qu’ils ont répondu eux-mêmes à de nombreuses demandes émergeant de la société civile.

François Rocher nous offre comme texte d’ouverture de ce numéro, un historique de la construction au Québec d’un état moderne, keynésien et soucieux de marquer son autonomie face au gouvernement canadien, succédant aux blocages opérés par le régime duplessiste », socialement et économiquement conservateur. Les périodes fastes des grandes réformes gouvernementales s’amorcent sous les mandats de Lesage de 1960 à 1966, avec la construction d’une vigoureuse fonction publique et d’institutions financières publiques, une réforme en profondeur de l’éducation, la nationalisation de l’électricité et la montée d’une bourgeoisie d’affaires francophone. Elles se continuent avec des temps d’arrêt jusqu’à la fin du premier mandat du PQ entré au pouvoir en 1076.

La montée du souverainisme s’est inscrite, pour Rocher, dans la logique d’un nationalisme qui « reposait sur le dynamisme de l’action étatique », de telle sorte que « la nouvelle définition de l’identité collective s’est (…) structurée autour de l’État, vu comme le grand instrument d’émancipation de la nation canadienne-française ». Aussi, selon lui, l’actuel mouvement de remise en question de l’État-providence apparaît comme un reniement de la dynamique de la Révolution Tranquille.

Génération spontanée?… pas vraiment

Est-ce à dire qu’il aurait suffi d’une élection en 1960 pour métamorphoser du jour au lendemain une société soumise, endormie et conformiste en modèle de créativité et de modernisation? De fait, le régime Duplessis, par son conservatisme et son autoritarisme, générait de fortes frustrations, surtout dans les milieux intellectuels et syndicaux. À défaut de pouvoir infléchir directement les décisions publiques, la critique et la conception d’idées alternatives mobilisaient une partie des esprits… et pas seulement les esprits. Il est usuel de parler de la grève de l’amiante, des positions contestataires parsemant les pages du Devoir , Cité Libre, Relations, certaines émissions de Radio-Canada. Plus concrètement, une nouvelle génération fourbissait ses armes et se préparait sans s’en rendre compte à reprendre en main le leadership de la société québécoise. Gabriel Gagnon nous relate l’effervescence du mouvement étudiant, qui affronta vigoureusement Duplessis et se gagna l’appui des centrales syndicales. Les noms de plusieurs de ces jeunes militants ne tarderont pas, à compter de 1960, à occuper l’espace public, soit pour concevoir et mettre en oeuvre les nouvelles réformes, soit… pour constituer au sein de la base sociale des contrepouvoirs inaugurant une nouvelle dialectique entre État et citoyens.

Et puis, pour en comprendre plusieurs facettes, il convient comme en matière policière de « chercher la femme ». Au moment où j’achève cet éditorial, on nous apprend le décès de la docteure Louise Chevalier qui a dû passer par le métier d’infirmière pour entreprendre des études de médecine à l’Université de Toronto et accéder à des responsabilités majeures à l’Hôpital de Montréal pour enfants en 1962! Et que dire de Laure Gaudreault, Simone Monet-Chartrand, Madeleine Parent? Importante historienne des femmes et des mouvements sociaux du siècle dernier (déjà), Andrée Lévesque nous décrit divers accomplissements progressistes des femmes, quant à leur statut propre et à l’humanisation de la société, réalisés de leur propre chef dans une conjoncture culturelle et politique hostile, avant la Révolution Tranquille. Et puis on voit comment certaines réformes de cette dernière ont touché la reconnaissance aux femmes d’une pleine citoyenneté, la recherche de l’équité salariale et l’amélioration des conditions de vie familiale… tout en retirant aux religieuses les postes de responsabilité et de leadership qu’elles avaient gagnés en assurant des missions sociales et éducatives que négligeaient les élites conservatrices.  Face à l’exceptionnalisme du Grand Récit national, l’auteure nous rappelle aussi que notre modernisation fut propulsée par la dynamique englobante des Trente Glorieuses et que l’État et la société chez nous sont maintenant entraînés par un vent mondial de conservatisme social et d’hégémonie des grands pouvoirs économiques. L’appel de Jocelyn Létourneau à repenser en profondeur l’enseignement de l’histoire va devoir nous confronter tôt ou tard à la compréhension des « grands processus structurants de la modernité occidentale»[1], lesquels on été obscurcis par le grand mythe réduisant notre destin à l’émergence d’un « nous » sans cesse menacé par les .autres

Projet national commun, intérêts socioéconomiques divergents

Le focus est dirigé sur les résultats plutôt que sur les moyens, la vigilance des gouvernants doit s’exercer en regard de l’efficience et en regard de la performance des programmes et des services, et enfin, le contrôle est essentiellement stratégique et s’alimente d’informations de niveau stratégique

– Jacques Léonard en 1997

En bout de ligne, la modernisation politique du Québec a obligatoirement signifié en même temps une transformation de sa structure de classes (terminologie malheureusement devenue tabou avec la désuétude de la vulgate marxiste). Les porteurs d’un projet politique parlaient d’une émancipation politique supposée collective : maîtres chez nous… Mais « some were more equal ».

Louis Maheu a naguère[2] analysé avec finesse la nouvelle hétérogénéité sociale qui s’est rapidement construite, avec l’émergence d’une élite politique et d’une classe moyenne bureaucrate solidement aux commandes des institutions publiques et celle d’une classe d’entrepreneurs qui, nous dit l’article de Gaétan Breton,  « ont eu le soutien de l’État québécois et ont pu se développer à partir des contrats fournis par le gouvernement ».  Cela aide à comprendre le caractère systémique des collusions aujourd’hui étalées entre les pouvoirs publics, l’industrie de la construction et les grands bureaux de génie conseil.  On a peu souligné le caractère protectionniste souterrain de ces pratiques, alors que l’ALÉNA ouvrait la porte toute grande aux grandes entreprises états-uniennes sur le butin juteux des grands travaux publics.

En face, les classes populaires changeaient de maîtres mais non de statut tant citoyen que socioéconomique. Breton poursuit avec un sourire sarcastique : « Bref, on a dit aux travailleurs qu’il était inconvenant qu’ils soient exploités par des patrons étrangers et qu’ils devaient lutter pour être exploités par des gens de leur ethnie ». Face à une technocratie gouvernementale en quête d’efficience dans une culture gestionnaire empruntée au monde économique libéral ambiant, se sont déployées luttes syndicales spectaculaires, défense de l’autonomie populaire dans la gestion des affaires sociales, radicalisation idéologique des intellectuels. Le texte de Jean-Claude Roc analyse en détails la montée d’un syndicalisme de combat qui s’est fait durant ces années le maître d’œuvre d’aspirations socialistes aux contenus variables, avant d’être piégé dans la stratégie péquiste des concertations au sommet.

Quant aux gains des femmes, ils ont été ensuite obtenus à la force du poignet, de l’équité salariale aux garderies à prix abordable, toujours au prix de luttes entre le pouvoir politique et les militantes au sein de la société civile.

Toutes ces tendances multiformes se rejoignaient dans une aspiration de libération nationale mais se cabraient face à l’hégémonie de la classe politicienne porteuse. J’en faisais état alors dans un texte intitulé  « Canaux pour vivre nos conflits » (Le Devoir , 8 mars 1983). Ces tensions n’ont quand même pas empêché la plupart des militants sociaux d’appuyer la souveraineté, nonobstant leurs questionnements non résolus quant au contenu social de cette dernière.

Après la fin des vagues de réforme, et depuis les années 80, les reculs de l’émancipation populaire se sont accumulés, dans une série de redistributions inversées au bénéfice des privilégiés économiques québécois et étrangers, accélérée par la délocalisation tant du capital que de la production industrielle. Gaétan Breton le résume brutalement : « Donc, ce sont les travailleurs qui vont financer l’État qui ne cesse « d’aider » les entreprises qui elles maintiennent les salaires le plus bas possible ». Ceci dit, sans oublier les sursauts de conservatisme social, notamment à l’encontre de la mutation des rapports entre les sexes.

Diversité idéologique et oligopouvoirs parlementaires

René Lévesque sentait bien la diversité et les oppositions internes structurant la société québécoise et souhaitait un système électoral qui aurait permis à la représentation parlementaire de mieux refléter la complexité du Québec réel. L’article de Paul Cliche nous rappelle (on nous apprend) qu’il envisageait dès l’arrivée du PQ au pouvoir l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel. Cliche nous montre aussi de quelle façon les troupes partisanes ont saboté ce projet de leur chef, en priorisant « la souveraineté avant la démocratie ».

Ceci, pour Cliche, s’inscrit dans le virage à droite du PQ, ancré au départ dans une confiance aveugle aux bénéfices que le Québec était censé retirer d’un libre-échange livré  aux seuls caprices d’une économie néolibérale. Les tensions historiques entre la direction souverainiste politique et les forces sociales progressistes ont débouché chez plusieurs sur un divorce. L’auteur mise sa confiance sur le développement de Québec Solidaire, à condition qu’il puisse se coaliser avec les Verts. Mais les espoirs populaires en des politiques socialement progressistes vivent ici comme ailleurs une période de dormance pessimiste. D’ailleurs cette revue même, branchée sur un ensemble effervescent de « nouveaux » mouvements sociaux, ne conserve à peu près pas de liens avec la classe politicienne au-delà de Québec Solidaire.

Société civile et « culture » engagée

Les tentatives de périodiser la modernisation du Québec donnent donc des lectures variées, selon qu’on fixe le regard sur les institutions politiques, l’industrialistion, la transformation des valeurs et des modes de vie, ou encore la production culturelle.

Sur ce dernier terrain, le texte de Marcel Fournier nous rappelle, à l’aide de nombreux exemples, que « la fin des années 1940 et les années1950 sont le moment d’un  véritable renouveau culturel », où il faut situer l’affirmation volontiers provocatrice d’avant-gardes artistiques et le développement de nouvelles plateformes de prise de parole. Puis les années 60 ont vu émerger, parallèlement aux innovations politiques mais en toute autonomie, toute une génération de chanteurs-compositeurs porteurs d’une parole québécoise moderne originale, s’engouffrant dans les sentiers déjà ouverts par Félix Leclerc à son retour de Paris en 1953 (en région, c’est sa présence à l’émission Radio-Carabin de Radio-Canada qui nous a permis de partager le choc de cette découverte). Et puis, le militantisme par l’humour, pour nous remémorer que ce genre n’a pas toujours sombré dans l’insignifiance et la grossièreté : Clémence Desrochers dénonçant l’impasse des rapports de sexe établis, Yvon Deschamps (enfin consacré « grand montréalais » en novembre dernier) raillant la résignation à la domination et à la pauvreté, sans oublier (et grâce à Radio-Canada ils ne furent pas oubliés) les Cyniques, qui se chargèrent de délégitimer l’oppression exercée par le clergé sur les pratiques religieuses (le chapelet, l’Oratoire) et sur les consciences, notamment par la culpabilisation obsédante et hypocrite du plaisir… Le succès de ces derniers a pu prendre par surprise ceux qui considéraient encore le Québec « a priest-ridden province » et a validé l’occupation par l’État de territoires jusqu’alors monopolisés par l’Église.

…Et la religion, justement?

Mais le texte de Lucia Ferretti nous met en garde contre la tentation d’en déduire une laîcisation intégrale et radicale de la société québécoise. Ont bel et bien régressé les vocations, la pratique religieuse et le despotisme moral de l’Église; de même, « la sécularisation de plusieurs fonctions sociales assumées jusque-là par les organismes religieux » a découlé logiquement de la construction de l’État évoquée plus haut. Mais diverses références religieuses imprègnent encore tant le droit que les coutumes; des écoles privées et des services sociaux connotés religieusement ont persisté, notamment au bénéfice des communautés angloprotestantes et juives, et le font encore dans le cas de ces derniers. L’auteure voit là d’importants ilots de résistance à une démarche collective d’intégration citoyenne.

La Révolution Tranquille, sur ce point, nous a laissé un héritage ambigu et explosif. Peu de sujets au Québec soulèvent aujourd’hui autant d’émotions que la laïcité. Les contenus  que les uns et les autres assignent à ce concept  donnent lieu à des oppositions trop virulentes pour ne pas révéler de profondes blessures mal cicatrisées. Les partisans d’une laïcité « ferme » (appelée stricte par ses opposants) se réfèrent explicitement ou non au modèle français, où la République, nouvelle transcendance garante de valeurs citoyennes universelles, exclut de la sphère publique toute manifestation ostensible d’appartenance religieuse. Nadine Jammal dans son article contraste cette orientation avec celle qui s’est dégagée dans la pratique québécoise, et qui favorise plutôt une cohabitation égalitaire des cultures, incluant leurs croyances et pratiques religieuses. L’auteure souligne les effets pervers de l’une et l’autre orientation, ce qui ramène le choix des orientations à un débat de société, qui est et demeurera tout sauf paisible. Derrière la banière symbolique de la laïcité, c’est la question non résolue de l’identité québécoise qui fait surface.

Les insécurités identitaires

La Révolution Tranquille a comporté une spectaculaire flambée nationaliste, puis souverainiste, avant, simultanément et après les grandes réformes politiques, mais au prix d’un bouleversement des définitions identitaires. Fernand Dumont dans Genèse de la société québécoise nous avait préparés à ces incertitudes, car on oublie volontiers que de tels questionnements, de fait, furent constants durant toute notre histoire.

Les ceintures fléchées furent reléguées aux boutiques des antiquaires et Félix Leclerc vit, horrifié, la minijupe se répandre jusque sur la symbolique Île d’Orléans. Comment se définir alors, si ce n’est plus par la continuité d’un corpus culturel, voire folklorique? Par la langue, le territoire, l’arbre généalogique, la participation citoyenne à la vie publique?

Pendant longtemps, les porte-parole de la tradition s’en étaient pris avec virulence aux risques de contamination identitaire par les protestants, les francs-maçons, le modernisme et le laïcisme. Le gouvernement fédéral par ses empiètements était vu comme le vecteur principal de cette menace.  À compter des années 60, la vision d’un Québec moderne sembla triompher, avec des contenus pas toujours très précis, notamment comme on l’a vu en ce qui touche la dimension religieuse.

Vinrent les référendums. Une personne un vote. L’hétérogénéité du Québec en ce qui touche la diversité des origines et appartenances linguistiques, a constitué lors des deux référendums une ligne de fracture. Mais 40% des membres de la majorité linguistique n’ont pas non plus « parlé d’une seule voix ». Régions , couches sociales et générations oubliées par la modernité ne se sont pas suffisamment reconnues dans ce projet pour y ajouter leur vote.

Et voilà qu’en cette année jubilaire du début officiel de la Révolution Tranquille, au moment où on ne sait plus comment traiter l’avenir souverainiste, surgissent  les tensions interculturelles, non plus avec la majorité canadian mais avec les Québécois issus de l’immigration. Plusieurs célébrants de la modernité québécoise sonnent maintenant l’alarme devant la menace dont seraient porteurs nos nouveaux compatriotes avec leurs valeurs… traditionnelles, notamment religieuses ! Dans ces débats le spectre du « pluralisme » et du « relativisme » est dénoncé comme le fruit d’une manipulation fédérale, et a boucle se referme.

En toute justice, il faut reconnaître qu’en cette époque de mobilité sans précédent des populations mondiales, le Québec n’a pas le monopole du fétichisme identitaire intransigeant. Partout au monde où se développe le phénomène urbain, l’émergence incontournable de l’Autre (surtout musulman) déstabilise les consensus collectifs territoriaux et la vision théorique des Durkheim et des Parsons qui caractérisaient chaque société par la cohérence et la stabilité de son modèle culturel. L’Autre se présente alors comme une provocation vivante, irréductible, irréconciliable… à moins qu’il se comporte comme un invité bien élevé et qu’il s’empresse d’adopter « nos valeurs » comme condition préalable à une intégration politique et économique.

Mais les sensibilités « de souche » varient quant à la définition de ces valeurs propres. Celles des racines ou celles d’une modernité qui se targue d’avoir accompli un virage socioculturel radical?

Les menaces écologiques et socioéconomiques

En même temps qu’une partie des citoyens québécois s’émeut et se mobilise pour la préservation de son « modèle » de modernité, d’autres, au sein de la nébuleuse altermondialiste, en dénoncent « les dérives environnementales, climatiques et de partage des ressources » et veulent voir émerger « une participation active de la population consciente, éduquée, qui sorte du rôle infantilisant et vide que lui laisse la société de surconsommation actuelle »[3]. Bref, en s’émancipant des traditions et en se donnant des outils d’autonomie décisionnelle aux dépens du centralisme canadien, on a récolté les bienfaits du développement moderne mais on a aussi écopé de ses impasses et de ses effets pervers. La lutte à mener alors soumet nos propres pratiques à la remise en question des menaces à la qualité de vie, et nous oblige à construire des alliances au-delà de la seule communauté nationale. Peut-être s’agit-il du même élan que « l’extraordinaire rêve initié par Adélard Godbout en 1944 »[4], la révolution scolaire de Gérin-Lajoie et la seconde nationalisation de l’électricité de René Lévesque, mais reporté sur de nouveaux objectifs et un tout nouveau contexte. L’insertion économique dans le système néolibéral mondialisé s’avère contraignante et désastreuse, au moins autant que la centralisation fédérale, à laquelle on a imputé si longtemps tous nos malheurs ou presque. Et bien sûr, cette diversité des diagnostics divise profondément les Québécois contemporains entre eux, y compris au sein de la gauche… incluant Québec Solidaire.

Démystifier l’avenir

L’avenir n’est plus ce qu’il était

Titre d’un roman de Richard Farina

Je suis prévu pour l’an deux mille

– Claude Gauthier

Durant les années les plus chaudes de la Révolution Tranquille, de nombreux Québécois se considéraient au « début d’un temps nouveau » et formulaient avec assurance les prévisions les plus optimistes, certains que les rêves et aspirations du moment allaient modeler les temps futurs. La Belle Époque était prochaine. Pour plusieurs aujourd’hui, cette période était elle-même la Belle Époque, les choses se sont plutôt détériorées depuis et la prospective se réduit à un exercice aussi ésotérique que futile.

Pourtant, il existe des tendances fortement documentées; quoique non déterministes, elles précisent les paramètres dont doivent tenir compte ceux qui persistent à vouloir exercer sur le cours des choses une intervention citoyenne. Celles qui recueillent les plus forts consensus touchent la deterioration climatique et les changements démographiques.

D’après une etude du gouvernement américain (sic), « la quantité de dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère va augmenter de près de 40% d’ici 2030 si rien n’est fait pour limiter les émissions de ce gaz ».

Par ailleurs, vu que l’exploration pétrolière doit faire face à des coûts de plus en plus élevés,  « si la planète ne se prépare pas tout de suite à diminuer notre consommation de pétrole, elle risque d’être happée par une série de récessions à répétitions pour les prochaines décennies » (Normand Mousseau, « A-t-on atteint le pic de production du pétrole? »).

Selon les calculs de la Régie des rentes du Québec, « le rapport entre le nombre de personnes en âge de travailler (de 20 à 64 ans) et le nombre de personnes retraitées (65 ans ou plus) au Québec, qui se situe actuellement à près de cinq travailleurs pour un retraité, chutera à deux pour un d’ici 2030 ».

Écologie et démographie sont d’ailleurs reliés :« Au moins un milliard de personnes vont migrer d’ici à 2050, conséquence du réchauffement climatique qui va exacerber les conflits et les catastrophes naturelles actuels, et en créer de nouveaux  »(a-migration.com).

D’après l’Institut de la statistique du Québec, « depuis 2001, l’augmentation de la population québécoise est principalement imputable à la migration ». De plus, à l’intérieur même du Québec, la même source prévoit un recul démographique des régions les plus rurales au profit des plus urbaines.

Tout sauf un long fleuve tranquille. Durant les années 60/70, on a cherché volontairement le changement; maintenant c’est le changement qui nous cherche.

Assumer les inconforts de la démocratie

On ne voit plus dans l’État le Messie collectif assumant en tout désintéressement la poursuite du bien commun et l’on reconnaît à la classe dirigeante des intérêts particuliers et des connivences nuisibles à la recherche de plus d’égalité et de justice… les choses ne cessent d’ailleurs d’empirer quand l’État cède ses responsabilités à des partenaires qui s’attribuent come seule « responsabilité sociale » celle de maximiser leurs profits.

Si on se veut des héritiers actifs de l’élan de la Révolution Tranquille, il faut prendre acte qu’il n’y a pas de démocratie réelle sans vigilance citoyenne ni même sans initiative citoyenne. L’État de Jean Lesage et de René Lévesque a répondu à des pressions et aspirations de la société civile. C’est de cela surtout qu’il faut se souvenir.

André Thibault est membre de l’équipe de rédaction de la revue Possibleset de l’équipe de coordination du groupe de Montréal des Amis du Monde Diplomatique. Sociologue, il est également chargé de cours aux Départements de sciences sociales et de travail social de l’Université du Québec en Outaouais.

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[1] Le Québec entre son passé et ses passages, Montréal : Fides, 2010, p. 64.

[2] « La conjoncture des luttes nationales au Québec : mode d’intervention étatique des classes moyennes et enjeux d’un mouvement social de rupture », Sociologie et sociétés, XI, 2, octobre 1979, pp. 125-144.

[3] Daniel Breton, texte inaugural du projet MCN21 (pour Maître Chez Nous au 21e siècle).

[4] Ibid.. Il s’agit de la première nationalisation de l’électricité, qui a créé Hydro-Québec sur les dépouilles de la Montreal Light Heat and Power.

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