Éditorial:

Éditorial – Au-delà de la crise : Repenser l’agriculture à travers la souveraineté alimentaire

Par Dominique Caouette

 

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Pourquoi réfléchir et débattre de la souveraineté alimentaire? La réponse est à la fois simple et complexe. Simple, parce que nous devons tous nous nourrir pour vivre et ce, de manière quotidienne. Complexe, parce que nos systèmes alimentaires et nos manières de produire sont de plus en plus intégrés mondialement et utilisent aussi des technologies et des intrants qui échappent aux premiers responsables de la production, les agriculteurs et les paysans.

L’alimentation, la faim et la souveraineté alimentaire sont également des questions d’actualité. En effet, l’année 2008 a été marquée par diverses crises internationales: énergétique, financière et alimentaire. Cette dernière a remis à l’avant-plan les enjeux de production et de politiques agricoles à l’origine de deux grands maux de l’humanité, soit la pauvreté et la faim. Face à cette crise, de nombreuses organisations d’agriculteurs et de citoyens ont vivement réagi en soulignant l’urgence de mettre de l’avant des politiques agricoles et de développement visant la souveraineté alimentaire.

L’idée d’une souveraineté alimentaire en tant que moyen de se sortir de la crise alimentaire et d’éviter à nouveau semblable tragédie est au cœur de ce numéro double de Possibles. Il se veut à la fois une introduction au concept de souveraineté alimentaire et une réflexion exhaustive et riche sur l’agroalimentaire, les communautés rurales du monde, mais aussi sur ce que mangeons (ou ne mangeons pas). Ainsi, nous souhaitons contribuer à soutenir le débat public sur l’avenir de l’agroalimentaire. Débat amorcé au Québec avec les différents rapports préparés pour la Commission Pronovost sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire et en cours actuellement dans le cadre du processus de consultation pancanadien, « Pour une politique alimentaire populaire ».

Depuis quelques années, et particulièrement depuis la crise alimentaire de 2008, une vaste panoplie d’initiatives citoyennes pour la reprise d’un contrôle démocratique et participatif sur ce vaste domaine d’activités humaines sont en branle. En parallèle, plusieurs ouvrages, surtout en anglais (entre autres, Bello 2009; Clapp et Cohen 2009; PECC 2009), mais avec quelques exceptions francophones (Calame 2008; Desmarais 2008), tentent d’élaborer des d’explications et parfois des suggestions de solutions à la véritable tragédie que constitue le fait que près d’un milliard d’individus souffrent de la faim alors que nous terminons la première décennie du 21e siècle.

La démarche proposée dans ce numéro se veut heuristique. La première section présente les principaux éléments de la crise alimentaire qui a fait l’actualité en 2008 et dont nous vivons toujours les conséquences. Cette première partie veut aussi définir plus précisément le concept de souveraineté alimentaire. En effet, cette idée, relativement récente, a tout d’abord été mise de l’avant par le mouvement paysan transnational La Via Campesina en parallèle et en réaction au concept de sécurité alimentaire. Plus récemment, les grands axes du concept ont été précisés durant la rencontre de Nyélini, au Mali, qui a mené à la Déclaration du même nom (voir Section V : Documents). Tel qu’affirmé dans la Déclaration, la souveraineté alimentaire :

« est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. » (Déclaration de Nyélini pour la souveraineté alimentaire)

La seconde section vise à approfondir la réflexion en abordant sous différents points de vue, les politiques publiques inhérentes à la souveraineté. Ces textes sont tirés d’un forum international intitulé «Au-delà de la crise alimentaire: souveraineté alimentaire et politiques publiques» qui s’est tenu en juin 2009. Organisé par le Réseau d’études des dynamiques transnationales et de l’action collective (REDTAC) de l’Université de Montréal, ce forum a réuni 17 spécialistes de la souveraineté alimentaire provenant d’horizons très variés. L’objectif du colloque était d’amener les participants à réfléchir et à déterminer quelles politiques agricoles et alimentaires peuvent s’inscrire dans une approche du développement organisée autour de la souveraineté alimentaire, et dans quelle mesure ces politiques peuvent aider à résoudre et à prévenir les crises alimentaires mondiales. Le forum se voulait aussi transdisciplinaire avec des participants provenant de multiples horizons : agriculteurs, militants/es et organisateurs/trices communautaires, gestionnaires d’organismes de solidarité internationales, chercheurs/es, et représentants/es du milieu municipal. L’ensemble des présentations constitue la seconde partie de ce numéro.

Multiples et souvent complémentaires, ces témoignages et analyses démontrent avec clarté à quel point l’avenir de l’agriculture et du monde rural préoccupe une panoplie d’organisations paysannes, citoyennes et communautaires. De plus, il ressort que les liens entre production et consommation sont de plus en plus au cœur d’initiatives citoyennes qui tentent de permettre une meilleure compréhension mutuelle entre le monde rural et les populations urbaines. De même, on tente de briser la dichotomie entre production en milieu rural et consommation en ville en démontrant les possibilités d’établir des jardins en ville, même sur les toits, ou encore à travers des projets d’Agriculture soutenue par la communauté (ASC).

Dans la foulée de ce colloque, le pôle de recherche «Souveraineté alimentaire» du REDTAC a choisi de poursuivre la réflexion autour de trois débats sur la question de la souveraineté alimentaire. Ces débats ont constitué la suite logique du forum de juin 2009. Ils ont porté sur trois enjeux majeurs et controversés de la souveraineté alimentaire : l’agriculture locale, les acteurs de la souveraineté alimentaire et les OGM (organismes génétiquement modifiés). Pour offrir un éclairage nouveau sur ces enjeux, ces trois débats transdisciplinaires ont réuni des intervenants issus de divers milieux et proposants des points de vue distincts et souvent opposés.

La troisième section de ce numéro nous plonge donc au cœur de ces débats en approfondissant ces trois thématiques particulières, qui opposent souvent partisans et détracteurs en ce que concerne la souveraineté alimentaire. Plutôt que de présenter des points de vue qui se renforcent mutuellement, ces articles reflètent bien l’état actuel des divergences. En faisant ainsi, nous croyons que le lecteur / la lectrice pourra arriver à développer une opinion informée et à mieux saisir les nuances et les implications des trois idées souvent reçues d’emblée.

À travers l’ensemble du numéro, un thème général ressort avec clarté, soit celui de la réappropriation citoyenne. En effet, alors que les décisions concernant ce que nous produisons et consommons sont prises par un nombre de plus en plus limité d’acteurs, que ce soient les grands consortiums de l’agro-alimentaire, les organisations multilatérales ou les élites gouvernementales, les citoyens restent peu informés et ont peu d’influence. Ce numéro double de Possibles, entièrement consacré à la souveraineté alimentaire veut donc permettre d’informer le débat, permettre de mieux connaître les enjeux sous-jacents à notre alimentation, et on peut le souhaiter, amener les citoyens à s’impliquer et agir pour que la manière dont on produit, transforme et consomme reflète les intérêts des citoyens et le bien commun.

Comme toute initiative de recherche et toute réflexion, ce numéro de Possibles est le fruit de précieuses collaborations au sein du REDTAC. Tout d’abord, Hugo Beauregard-Langelier, Vanessa Bevilacqua-Bissonnette et spécialement Kheira Issaoui-Mansouri se sont impliqués de manière enthousiaste et dynamique dans l’organisation du forum de juin 2009. Moustapha Faye, Julien Vallée et Jean-François Rousseau ont aussi participé à la documentation de l’atelier et à la révision des textes. Par la suite, trois étudiants au baccalauréat passionnés par les enjeux agroalimentaires ont pris la relève pour l’organisation des trois débats-conférences organisés au trimestre d’hiver 2010, soit Roxane Ambourhet-Bigmann, Anne-Cécile Gallet et Timothé Nothias. De plus, il faut souligner l’implication d’une dizaine d’étudiants/es du cours Théories du développement qui ont assisté et participé activement aux trois débats. De plus, la production de ce numéro spécial a grandement bénéficié de l’aide et des talents de graphisme de Milagros Arguelles et d’Arca Arguelles-Caouette. Un merci tout spécial à Clara Boulianne-Lagacé, qui a relu l’ensemble des textes tout en effectuant un stage aux Philippines.

La réalisation de cette série d’activités ayant pour thème la souveraineté alimentaire n’aurait pu être possible sans le soutien financier d’un nombre d’organisations qui ont cru en l’importance de permettre le débat public à son sujet. Ainsi, nous tenons à remercier sincèrement l’Association canadienne d’études du développement international (ACÉDI), le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), la Faculté des arts et des sciences, le Centre des politiques et le développement social (CPDS) et la Chaire d’études asiatiques et le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).

Dominique Caouette est Coordonateur du Pôle de recherche sur la souveraineté alimentaire du REDTAC et membre de l’équipe de rédaction de la revue Possibles. Il est également professeur agrégé au Département de science politique et membre du Centre d’études de l’Asie de l’Est de l’Université de Montréal.

Repères bibliographiques :

BELLO, Walden. The food wars, Londres : Verso, 2009.

CALAME, Mathieu. La tourmente alimentaire: Pour une politique agricole mondiale, Paris : Éditions Charles Léopold Mayer, 2008.

CLAPP, Jennifer et Marc J. COHEN (dir.). The global food crisis : Governance challenges and opportunities, Waterloo: Wilfrid Laurier University Press, 2009.

DESMARAIS, Annette Aurélie. La Via Campesina: Une réponse paysanne à la crise alimentaire. Montréal : Éditions Écosociété, 2008.

PACIFIC ECONOMIC COOPERATION COUNCIL. Market volatility and the food system: Pacific food system outlook 2009-2010. Singapour: ISEAS Publishing and PECC, 2009.

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