Pouvoir municipal et gestion du territoire agricole

Par Sylvie Beauregard

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Souveraineté alimentaire et environnement

La souveraineté alimentaire est aujourd’hui un outil très pertinent à appliquer dans la municipalité de Saint-Jude et au Québec en général, car elle pourrait permettre de briser le cycle de la concurrence mondiale qui contraint les agriculteurs à produire de manière industrielle et à adopter des pratiques peu soucieuses de l’environnement. Deux illustrations de cette concurrence et de ses effets pervers permettent d’illustrer le lien entre la souveraineté alimentaire (ou son absence) et l’environnement dans le cas précis de Saint-Jude. Par exemple, pour permettre l’expansion de l’élevage porcin dans la région, il a été nécessaire de déboiser de nombreuses terres afin de pouvoir répandre le purin des animaux. En 10 ans, le pourcentage de terres boisées à Saint-Jude est passé de 50% à 34%. Ce même déboisement cause de nombreux problèmes environnementaux, comme l’érosion des sols ou bien des tempêtes de sable.

Depuis peu, une nouvelle réglementation de la Municipalité Régionale de Compté (MRC) interdit les coupes à blancs, mais cette norme ne saurait être suffisante en elle-même pour garantir le respect de l’environnement. Un autre exemple est celui de l’épandage de pesticides et d’insecticides par avion. À Saint-Jude, c’est Bonduelle, une compagnie européenne de transformation des légumes, qui se charge de l’épandage des pesticides. L’information qui est transmise aux citoyens quant à la nature, la nécessité et les dangers d’une telle pratique est assez limitée. De plus en plus, la municipalité tente de faire pression auprès du géant européen afin d’être davantage informée sur les implications de l’utilisation massive de ces produits. En somme, dans un contexte de libre-marché total, les producteurs ont tendance à rechercher la productivité à tout prix, et n’ont pas vraiment intérêt à adopter des pratiques environnementales responsables.

Dans un contexte de souveraineté alimentaire, la production est contrôlée et planifiée, ce qui réduit la pression à la productivité sur les agriculteurs. Dans le cadre de ce type de pratiques agricoles, il devient donc plus aisé de respecter l’environnement, car la production ne vise  plus uniquement «la quantité au plus bas prix possible».

Politiques publiques (municipales et provinciales)

Parmi les politiques agricoles québécoises qui permettent d’appuyer la souveraineté alimentaire, il est possible d’identifier deux outils: la Commission de la protection des territoires agricoles du Québec (CPTAQ) et la gestion de l’offre. Ces deux outils jouent des rôles différents et complémentaires, permettant un certain degré de souveraineté alimentaire au Québec. La CPTAQ aide à protéger les territoires agricoles de l’expansion des villes, et la gestion de l’offre détermine les prix et la production de certains produits agricoles en fonction de leur coût de production. Cependant, les deux outils sont très contestés. La CPTAQ est particulièrement malmenée par les villes, alors que la gestion de l’offre est vivement en opposition aux divers traités commerciaux supranationaux. Ces outils sont donc constamment en danger et il serait sans doute nécessaire de réviser leurs principes (car ils sont assez «âgés»). Par exemple, dans le cas de la CPTAQ, il serait intéressant d’autoriser le morcellement des terres afin de permettre l’existence de petites productions. Cependant, il est également impératif de s’assurer que ces mécanismes survivront aux diverses pressions extérieures qu’ils subissent.

Sur le plan municipal, il importe de considérer trois éléments. D’une part, il faut limiter la décentralisation des responsabilités politiques de la province vers les municipalités. En effet, la décentralisation ne doit pas se faire dans tous les domaines et n’importe comment, car, lorsque ce sont les impératifs politiques des dirigeants municipaux qui guident leurs actes, cela ne donne pas toujours des résultats qui respectent l’intérêt collectif national ou provincial. Par exemple, dans le cas d’une industrie désirant agrandir son terrain et empiéter ainsi en zone agricole, le politicien va l’appuyer auprès de la CPTAQ, mais n’aura pas toujours le recul nécessaire pour évaluer l’ensemble des conséquences de ce dézonage.

Deuxièmement, il serait important, dans une perspective de souveraineté alimentaire, de favoriser la transformation sur place des aliments, mais aussi de favoriser la multiplication des petits transformateurs. Avec les normes de salubrité actuelles, il est très difficile d’inciter le développement des petites unités de transformation (on pense ici aux cas des petits abattoirs et de la transformation des petits fruits) parce que les coûts reliés aux normes de salubrité demandées ne peuvent être couverts que par de grands transformateurs. Si l’on veut envisager l’existence de plus nombreuses petites unités de transformation et de production, il faut nécessairement accepter de vivre avec un certain «risque». Au fond, va-t-on trop loin dans nos normes de salubrité actuelles? Est-ce normal que l’investissement de base pour la création d’une petite usine de transformation soit aussi élevé et quasi inaccessible?

Enfin, un autre point à surveiller au niveau municipal serait de travailler à réduire la dualité entre la vie urbaine et rurale, et d’œuvrer à une meilleure cohabitation, connaissance et collaboration entre les deux milieux. Un exemple permet d’illustrer ce fossé entre la ville et le milieu rural. Certains nouveaux résidents du milieu rural, attirés par l’aspect bucolique du paysage, se plaignent quelques semaines après leur déménagement du bruit des tracteurs à 5h du matin. Ce genre d’événement témoigne de l’incompréhension qui peut régner entre les deux univers et de la nécessité de les rapprocher. En termes de politiques pouvant être davantage développées pour favoriser la souveraineté alimentaire, on peut ici noter l’initiative de la municipalité de Saint-Camille. En termes d’achat des terres, la CPTAQ autorise d’ordinaire uniquement la vente de très grandes surfaces de terres, ce qui représente bien souvent un obstacle insurmontable pour un producteur qui désire établir une production modeste. Or, Saint-Camille, pour répondre à cet écueil, a décidé d’acheter une grande terre après un dézonage et de vendre des parcelles de celle-ci à différents petits producteurs. Cette pratique a différents avantages non négligeables: premièrement, elle donne la chance aux jeunes d’établir une première production; ensuite, elle permet la diversification des productions; finalement, elle permet à la municipalité de se développer, car plus de résidants signifie également une vie municipale plus développée.

Beauregard
Source : Élodie Rousselle

Enfin, un outil important de la souveraineté alimentaire est évidemment l’achat local. Concrètement, à Saint-Jude, l’achat local est encouragé de diverses manières. D’abord, la municipalité tente de favoriser l’installation de kiosques de vente sur les fermes. Ensuite, au niveau de la MRC, il y a une volonté de développer la tenue de marchés publics durant l’été. Puis, la municipalité tente de modifier la réglementation sur la création de tables champêtres. À l’heure actuelle, seuls les producteurs agricoles ont le droit d’établir des tables champêtres, ce qui limite clairement leur multiplication, puisque ceux-ci n’ont bien souvent pas le temps de développer ce genre d’établissement. L’objectif est donc de modifier la réglementation pour que des citoyens qui ne sont pas des agriculteurs puissent ouvrir et exploiter des tables champêtres, et ainsi faire la promotion de produits locaux. Ensuite, à Saint-Jude, une initiative de livraison à domicile de fruits et de légumes locaux a été lancée et connaît beaucoup de succès. Finalement, la municipalité désire encourager les citoyens à avoir leurs propres jardins personnels, mais cette initiative a perdu beaucoup d’adeptes avec les années, même si Saint-Jude est un milieu rural.

Obstacles

Trois principaux obstacles se dressent face à la mise en pratique de la souveraineté alimentaire. Premièrement, il y a la difficulté de la gestion des volumes de production. Lorsque l’on parle de souveraineté alimentaire, cela implique nécessairement un contrôle des volumes et une diversification de la production. Or, contrôler ou gérer la production agricole signifie également la nécessité d’une vaste concertation entre agriculteurs, une prévision des besoins alimentaires du territoire et une capacité de projection dans le futur. Tous ces éléments représentent un défi administratif en soi, mais il y a aussi la difficulté de trouver des compromis parmi les intérêts divergents des agriculteurs, des consommateurs, de l’État, etc. Deuxièmement, un autre défi est d’intégrer les méga-acteurs de l’agroalimentation à la démarche de la souveraineté alimentaire, que ce soient les producteurs (comme Cargill ou Dole) ou les acheteurs (comme Wall-Mart). On peut ainsi s’interroger : comment convaincre ces méga-entreprises de la nécessité et de la pertinence de la souveraineté alimentaire? Y trouveront-elles un intérêt? Enfin, un troisième obstacle à la mise en pratique de la souveraineté alimentaire est le danger de l’étalement urbain. Au Québec, moins de 2% du territoire est cultivable. Si l’on désire mettre en pratique la souveraineté alimentaire, il faudra dans un premier temps se questionner sur l’espace physique que l’on désire accorder à l’agriculture, car les possibilités ne sont pas illimitées, et une gestion rigoureuse de l’étalement urbain devient donc absolument nécessaire et pertinente.

Sylvie Beauregard est Directrice de la municipalité de Saint-Jude, qui fait partie de la grande région de Saint-Hyacinthe, technopole agroalimentaire du Québec. Saint-Jude compte aujourd’hui 1207 habitants et son agriculture comprend, entre autres, des productions de porcs, de maïs, d’œufs d’incubation, de soya, de pois, de citrouilles et de lait.

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