De la sécurité alimentaire à la souveraineté alimentaire – Par Guy Paiement

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L’échec récent qu’a connu l’Organisation mondiale du commerce concernant  l’agroalimentaire constitue un événement incontournable. Les 153 pays représentés n’ont pu s’entendre, en effet, sur des normes concrètes susceptibles d’orienter les échanges internationaux. Si les raisons sont multiples, la principale d’entre elles tient au refus de plusieurs pays du sud d’avaliser l’ordre actuel des choses mis en place par les pays les plus riches de la planète. Quand le premier Forum social mondial, en 2001, a vu des représentants d’organisations paysannes remettre en cause le modèle de développement  alors en selle, on était loin de se douter que leurs analyses et leurs propositions seraient reprises, quelques années plus tard, au sein de l’OMC et changeraient la donne. C’est pourtant ce qui s’est passé. Des visions très différentes du développement sont ici en cause et il est stimulant de constater qu’elles traversent aussi notre propre pays.  Mieux comprendre les changements en cours devrait pouvoir nous aider à mieux cibler les enjeux qui nous attendent.

D’où vient la crise?

La plupart des analystes s’entendent pour situer l’origine récente de la crise actuelle dans ce que l’on appela « la révolution verte ». Initiée par les grands organismes internationaux et les multinationales de l’Agrobusiness, elle consista à encourager les États et leurs agriculteurs à passer à l’agriculture industrielle et à utiliser des semences issues de la haute technologie pour maximiser leurs résultats. Cette politique fut accompagnée d’une aide financière qui obligea les pays à accepter l’ouverture de leurs marchés et à suivre les conditions prescrites pour être à même de payer leurs dettes. Les pays qui entrèrent dans cette orientation virent rapidement les effets dévastateurs de celle-ci : disparition des petits producteurs, dépendance aux grandes compagnies pourvoyeuses de semences, conséquences fâcheuses de la monoculture et des produits chimiques sur l’environnement. En quelques années, plusieurs pays virent leur système alimentaire s’effondrer et durent affronter la colère de leurs populations en proie à la faim et à l’exode rural.

Ces dernières années, la crise du pétrole provoqua la recherche d’autres sources d’énergies. C’est alors que l’on se lança dans la production des agro-carburants, provoquant rapidement un déplacement d’une partie de la production agricole vers sa conversion en carburant. Les prix de ces denrées se mirent à monter, ce qui empira l’appauvrissement de beaucoup de populations paysannes. Ajoutons que des spéculateurs se mirent rapidement de la partie, achetant à bas prix les denrées de base, les stockant pour les revendre plus tard. Ainsi donc, indépendamment des cataclysmes naturels et des guerres, l’ensemble de ces décisions  a créé une crise de l’alimentation  sur l’ensemble de la planète. Elles ont en même temps créé un enrichissement de certaines grandes compagnies et de leurs intermédiaires, tandis que de plus en plus de gens connaissaient la faim et la misère.

Dès le début de cette « révolution », plusieurs associations de paysans et des ONG avaient bien décrypté la logique perverse qui se mettait en place. Est-il nécessaire, en effet, que la nourriture, et donc l’alimentation qui en découle, entre complètement dans la logique du commerce international? Les intérêts commerciaux sont-ils au-dessus du droit des populations à bien de nourrir? Leur réponse fut sans équivoque : c’était non!

Soulignons ici qu’à la même période, on a vu des pays contester le fait que la culture soit considérée comme un bien marchand semblable à n’importe quel autre.  Même si des dimensions commerciales ne sont pas absentes d’une industrie culturelle  donnée, elles ne peuvent pas s’y restreindre. Un État doit avoir le pouvoir de protéger sa culture et de la développer puisque cette dernière représente la compréhension qu’il a de ses racines, de sa langue et de son avenir. C’est avec ces convictions en poche que le Québec a su faire front commun avec d’autres pays pour affirmer que la culture des peuples doit échapper à la logique marchande de l’OMC. L’UNESCO a reconnu cette particularité et même si tout n’est pas réglé pour autant une politique d’exception fut acceptée par de nombreux pays. Les États qui ont réussi à faire échec aux propositions des pays les plus prospères semblent croire qu’il devrait en être ainsi pour l’agriculture. Celle-ci doit avoir comme fonction première de nourrir les communautés humaines qui habitent une région donnée avant d’être un bien de commerce laissé à la fluctuation des marchés et des intérêts de quelques-uns. Une telle vision, faut-il le souligner, s’enracine dans le droit universel à se nourrir, lequel est antérieur au droit de produire et de s’enrichir.

La sécurité alimentaire et ses limites

Une traduction de ce droit se retrouvera dans le concept de sécurité alimentaire. C’est dans les années 70 que la Banque mondiale le proposa. Profitant des menaces de pénurie alimentaire dans certains pays, elle incita ces derniers à s’occuper avant tout de garantir à leur population l’accès aux biens de nourriture. Les pays désignés devaient alors déployer les efforts nécessaires pour ouvrir leurs frontières et recevoir des réserves de nourriture des grands pays producteurs. On gommait ainsi les conditions des achats, les chambardements introduits dans la production locale, l’érosion des coutumes et de la culture locale, l’endettement encouru par les États et les détournements de fonds par les élites locales ou l’armée. Cette perspective centrée sur l’individu fut pourtant acceptée. En 1976, nous retrouverons ce même concept chez nous. Il fut accepté assez facilement par le gouvernement et ce sont les diverses Régies de la santé qui s’en firent les propagandistes. La sécurité alimentaire devenait ainsi un problème de santé publique et non une responsabilité proprement politique qui aurait nécessité des arrimages entre les divers ministères et la prise au sérieux de la capacité économique des populations dites à risque.

Ce furent les groupes communautaires qui revendiquèrent une approche plus globale. Regroupés, pour la plupart, dans le réseau de la Table de concertation sur la faim et le développement social du Montréal métropolitain, la grande majorité des organismes d’aide alimentaire travaillaient, depuis une vingtaine d’années, avec les populations montréalaises qui ont de la difficulté à joindre les deux bouts et cela pour plusieurs raisons. En lien direct avec la population, ils étaient à même de vérifier que l’accès à la nourriture était loin d’être assuré dans tous les quartiers. Ils voyaient aussi que la perte de réseaux sociaux apportait avec elle une grande fragilité psychologique, développait une pauvre estime de soi, engendrait une ignorance des habilités culinaires et sécrétait souvent l’incapacité de sortir de la pauvreté, malgré des emplois précaires ou mal payés. C’est donc à toutes ces dimensions qu’il fallait s’attaquer. Devant la complexité de la tâche, plusieurs renoncèrent à faire beaucoup plus que d’offrir de simples services d’aide d’urgence. D’autres, malgré leur propre fragilité économique, décidèrent d’aborder la faim dans une perspective plus politique. Ce fut ce second courant qui, à partir de 2002, participa activement à une réflexion collective afin de se donner une politique globale de sécurité alimentaire. Pendant trois ans, à raison d’une rencontre par mois, et souvent davantage, les groupes mirent leurs expertises ensemble, firent venir des ressources externes pour approfondir leurs questions et créèrent des arrimages avec le milieu municipal, le milieu scolaire, la Régie régionale, le milieu universitaire. On y trouve des recommandations concrètes dont on entendra des échos dans divers milieux. À titre d’exemples, mentionnons la proposition de subventionner la production biologique pour la rendre accessible à plus de personnes, l’invitation faite aux commissions scolaires de favoriser la « bonne bouffe » dans leurs cafétérias, de favoriser les achats institutionnels de nourriture auprès des producteurs locaux, de soutenir les initiatives citoyennes qui redonnent aux gens le goût de se réapproprier l’art de se faire à manger, la promotion d’un revenu familial suffisant pour se bien nourrir, etc.  Le rapport fut encore bonifié avec la participation  de l’Association québécoise des banques alimentaires et des Moissons, d’Équiterre, d’Option consommateur, de l’Ordre professionnel des diététistes et de l’Union des consommateurs. Le rapport fut remis au gouvernement à l’occasion de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et l’agroalimentaire québécois le 31 mars 2007.

Pendant ce temps, d’autres groupes sociaux remettaient en cause le modèle industriel de l’agriculture et de l’élevage et proposaient une approche dite « paysanne ».Un courant plus écologique pointa les conséquences sur l’environnement d’une production porcine avant tout destinée à l’exportation. Certains mirent en place des réseaux d’achats directs avec les agriculteurs et favorisèrent la multiplication de marchés publics alimentés directement par les producteurs. Enfin, l’engouement pour les produits écologiques fit de nombreux adeptes très déterminés. Toutes ces préoccupations  furent représentées à la Commission gouvernementale. Le gouvernement n’a pas encore fait son nid mais tous les ingrédients sont réunis pour imaginer une véritable politique globale de sécurité alimentaire. Certes, les tenants de l’idéologie néolibérale semblent avoir le vent dans les voiles et voient d’un mauvais œil  toute tentative de freiner le laisser-faire  actuel. Pourtant, des changements partiels se mettent déjà en place sous la poussée des préoccupations pour les coûts du système de santé : l’industrie du tabac a fondu au soleil et la malbouffe est en train de disparaître des milieux scolaires. Les groupes écologistes  scrutent chacun des projets importants et présentent leurs contre-expertises. La santé et la qualité de l’environnement  deviennent ainsi des vecteurs qui incitent les décideurs  à ne pas tabler seulement sur la sensibilisation individuelle mais à créer des conditions sociales concrètes qui rendent les changements possibles. Plusieurs espèrent que ce courant atteigne aussi le monde du travail car c’est là que les changements seront déterminants. À quoi bon, en effet, avoir un parterre de fleurs devant son lieu de travail  et mordre avec volupté dans son croque-monsieur santé si son travail devient une nouvelle forme d’esclavage assisté par ordinateur?

Participer à définir les limites

Les transformations en cours, qui proviennent pour la plupart de la société civile, mettent en relief le changement de paradigme qui s’infiltre dans l’univers des prises de décisions. Pendant des années, les efforts d’un peu tout le monde ont consisté à s’adapter à la situation provoquée par les organismes internationaux et les grandes compagnies. Les structures qui se mettaient en place n’étaient pas remises en question. Il s’agissait plutôt d’apprendre à  fonctionner  dans les réalités mises en place. Sous la poussée de la mondialisation des marchés, l’État est devenu de moins en moins le seul maître d’œuvre du progrès de la société. Il a accepté  très rapidement d’être le haut-parleur qui rappelle les contraintes extérieures. Qu’il s’agisse du déficit zéro ou de notre place sur les marchés internationaux, il se fait de plus en plus le porte-voix de ce qui lui échappe. Or, de multiples acteurs de la société civile ont déjà pris acte des changements en cours et revendiquent d’être, eux aussi, les définisseurs des limites qui les concernent. Limites pour l’environnement, limites pour assurer le développement des personnes, limites pour avoir prise sur son territoire et son milieu de vie, limites pour décider de sa nourriture et de son eau. Les États qui, lors de la dernière rencontre de L’OMC, se sont opposés au modèle mis en place par les pays les plus riches l’ont fait en écoutant les voix de leurs populations les plus fragiles. C’est ainsi que je comprends leur revendication pour la souveraineté alimentaire. Il ne s’agit pas de dresser des murs autour des pays mais de permettre aux gens d’avoir une prise sur leur alimentation.  Celle-ci ne consiste pas seulement à avoir de quoi manger mais s’inscrit dans des rapports complexes qui s’enracinent dans la culture des gens et dans la dignité  qu’il y a à être un peu maître de sa vie et de son environnement. « Le modèle auquel nous aspirons, résume le rapport déjà cité, devrait avoir pour mission première de nourrir la population du Québec dans une perspective de santé, de respect de l’environnement et de pouvoir citoyen [1] ».

Il est encore trop tôt pour prévoir la suite des choses à l’OMC. D’ores et déjà, on peut cependant affirmer qu’une nouvelle étape vient d’être franchie sur la question agroalimentaire.  Certains pays d’Amérique du sud entrevoient des accords entre eux et avec l’Europe. Au Québec, il existe actuellement un ensemble de forces qui préparent encore de mille et une façons une politique alimentaire originale et qui attend l’accompagnement politique. Comme il l’a fait pour l’exception culturelle,  le Québec peut chercher des alliés dans d’autres pays pour promouvoir une autre façon d’avoir une prise sur son alimentation. En bout de piste, ce que rappelle ici le mouvement altermondialiste, c’est qu’il n’est pas suffisant de s’adapter aux orientations des puissants, encore faut-il s’interroger sur la direction que nous voulons prendre collectivement. L’innovation est alors incontournable et elle doit se donner des réseaux de complices pour dépasser l’émiettement et la récupération.

Guy Paiement est ex-président de la Table de concertation sur la faim et le développement social de Montréal et membre du comité national des Journées sociales du Québec.

[1] Table de concertation sur la faim et le développement social de Montréal – Comité de mobilisation politique, Pour une politique nationale de l’alimentation au Québec, Montréal, TCFDSMM, 31 mars 2007.

Repères bibliographiques :

ATTAC, Inégalités, crises, guerres : sortir de l’impasse, Paris, Mille et une nuits, 2003.

Roméo Bouchard, Plaidoyer pour une agriculture paysanne, Montréal, Écosociété, 2002.

Développement et paix, La faim et le profit : crise du système alimentaire, Montréal, juin 2008.

Jacques B. Gélinas, La globalisation du monde : laisser faire ou faire?, Montréal, Écosociété, 2000.

John Madeley, Le commerce de la faim. La sécurité alimentaire sacrifiée à l’autel du libre-échange, Montréal, Écosociété, 2002.

Helena Norberg-Hodge et al., Manger local : Un choix écologique et économique, Montréal, Écosociété, 2005.

Revue Relations, L’agriculture insoutenable, Montréal, numéro 277, juin 2002.

Jean Ziegler, Le droit à l’alimentation, Paris, Mille et une nuits, 2003.

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